Peut-on qualifier de post-islamiques les mouvements
émancipatoires que connaissent le Maghreb et le Machrek depuis
janvier dernier ? Estimez-vous que la question religieuse n’y a
pas été centrale et, si c’est le cas, comment
l’expliqueriez-vous ?
Tariq Ramadan : Dans l’ensemble, ces
processus ont modifié nos perceptions et nous ont amenés à
sortir de la vision simpliste opposant dictature à islamisme
radical telle qu’elle était présentée par les dictatures
elles-mêmes et vite acceptée par leurs alliés occidentaux. Face
à une population mêlant toutes les tendances socio-politiques et
qui, sans leadership spécifique, mettait en avant des valeurs de
liberté contre la dictature, la corruption et le clientélisme,
nos analyses sont parfois passées de la crainte de l’islamisme
au déni d’islam. Or ces révolutions sont quand même liées à un
référent islamique : elles ne sont pas menées au nom de l’islam
mais, pour autant, les valeurs auxquelles elles appellent ne
sont pas opposées à l’islam. Le référent islamique n’est pas un
obstacle à l’affirmation de valeurs que nous partageons. Il
s’agit de valeurs universelles partagées plutôt que de valeurs
occidentales qui seraient étrangères à l’islam. Ce n’est pas
parce que ces mouvements ne sont pas islamistes qu’ils ne sont
pas islamiques. Le référent religieux n’a donc pas complètement
disparu du discours ni des rythmes de la mobilisation autour des
vendredis.
Abdelwahab Meddeb : Non pas post-islamiques,
mais au-delà de l’islam : c’est ainsi que je qualifierai ce qui
s’est passé en Tunisie et en Egypte. La question du référent
religieux ne s’est pas posée. Ces événements n’ont rien à voir
avec l’identité religieuse ou culturelle. Les gens se sont
révoltés contre une situation où l’habeas corpus n’était pas
respecté. Le minimum de l’intégrité de l’individu n’était pas
assuré. Ce soulèvement s’est fait au-delà des identités. Ce
n’est pas parce qu’on est musulman qu’on proteste mais en tant
qu’opprimé. La protestation s’est exprimée au nom de l’humanité
bafouée. Dès qu’on évoque l’espace du sud, on a le prurit du
référent qui engendre la différence. C’est d’ailleurs un réflexe
occidental que de voir quelque chose d’islamique dans tout
événement qui provient des territoires dont la religion
dominante est l’islam. Seule a été invoquée la liberté comme
principe qui appartient à l’homme, au droit naturel. Certes la
culture et la religion de ces pays n’ont pas entravé cet appel à
la liberté. Aussi ces mouvements n’étaient ni islamistes, ni
islamiques. Ceux qui se sont soulevés ont réclamé leur autonomie
d’individu et le droit qu’ils ont sur leur pays, cela même qui
leur était refusé par les prédateurs qui les dirigeaient. Ceux
qui ont eu l’audace de manifester en affrontant la mort
défendaient et réclamaient une même chose : être un homme libre.
Ces Arabes auraient pu être des Chinois ou des Birmans. Leur
seul référent était le droit à la liberté, à la dignité, à la
justice que tout humain revendique. Cela excède la dichotomie
Islam/Occident.
Tariq Ramadan : Je mettrais un bémol. Assez
tôt, et même en Tunisie, ces mouvements de masse n’ont jamais
nié leur référent religieux et culturel. Même si les
manifestants ne voulaient pas voir cette révolution récupérée
par l’islam politique, tous considéraient que la quête de
liberté se faisait à partir de leur histoire, leur culture et
leur religion. Les débats internes auxquels on assiste
aujourd’hui en sont la preuve même s’il faut reconnaitre qu’il y
a un vrai déficit patent d’échange au cœur des sociétés civiles
et entre les différents courants politiques et idéologiques
(c’est en fait la faiblesse de ces mouvements). Ce qui est
remarquable, c’est l’absence de slogans anti-occidentaux ou
anti-israéliens dans les manifestations. Il s’agit là de
mouvements pour des valeurs, qui se sont mobilisés ni contre ni
pour l’Occident mais pour leur liberté à partir de leur histoire
et leurs références.
Abdelwahab Meddeb : Il n’y a pas mille
manières d’être démocrate. Je ne vois pas pourquoi il faut se
distinguer des inventions occidentales. Celles-ci appartiennent
à l’humain. Tout candidat, quelle que soit sa langue, sa
culture, sa croyance peut les adapter à ce qu’il est. Dans les
pays musulmans, depuis les réformistes du XIXe siècle, on reste
timoré, on n’a pas cessé de buter sur la volonté d’assimiler les
inventions politiques modernes aux procédures qui étaient déjà
présentes dans la tradition islamique : c’est ainsi qu’on a
assimilé le parlementarisme à la choura coranique qui, dans le
meilleur des cas, ressemblerait au conseil consultatif du
prince. Ces rapprochements intempestifs et anachroniques
n’éclairent pas les concepts mais les obscurcissent. Ces
orientations ont été évitées en Tunisie et même en Egypte. Le
mouvement parti du peuple a été amplifié par les classes
moyennes pour être ensuite relayé par des intellectuels informés
des concepts engagés : la liberté, l’égalité, la justice ont été
approchées d’un point de vue philosophique, juridique,
historique. C’est dans des pays comme le Yémen ou la Libye que
ce contenu conceptuel a manqué. L’instinct de liberté se nourrit
alors de rudiments cueillis dans une tradition islamique qui ne
s’assimile pas à l’islam politique. Le référent provenait plus
de la coutume que de la culture lettrée. C’est là qu’on mesure
l’immensité de la tâche : quel travail didactique pour apporter
du contenu et du sens qui soit en cohérence avec les
revendications ! Ces États n’ont pas assumé la vocation de
l’État moderne comme instituteur du peuple.
L’émancipation ne se pense donc plus en termes d’arrachement
aux cultures d’origine, mais peut s’inscrire dans un ancrage
islamique ? N’y a-t-il donc aucun hiatus entre la culture
démocratique et la culture islamique ?
Tariq Ramadan : L’appel aux valeurs
démocratiques ne se fait pas forcément en opposition avec le
terreau culturel ou religieux. Il faut bien comprendre que rien
ne se passera en Afrique du Nord ou au Moyen Orient sans débat
social, politique, voire économique, qui questionne la place de
la religion et son rôle dans les institutions et la sphère
publique. Les jeunes générations, même parmi les islamistes, se
réfèrent bien moins à l’Iran qu’à la Turquie : ils y voient un
pays qui, à partir de son référent islamique, a su intégrer à
son modèle politique des valeurs dans lesquelles elles se
reconnaissent et qui sont les nôtres. Au Maroc, en Egypte, en
Tunisie, au Yémen ou en Jordanie une partie des islamistes est
désormais favorable à un État civil. Même la pensée politique
des islamistes a évolué au cours des trente dernières années. En
admettant que ces valeurs sont issues du terreau même de ces
sociétés, nous serons plus respectueux des débats internes qui
peuvent mener à des modèles démocratiques endogènes et solides,
car perçus comme légitimes.
Abdelwahab Meddeb : A mon sens, ces
événements ont précipité l’évolution de toutes les tendances. On
est sorti de la fatalité qui oppose la dictature à l’islamisme.
Celui-ci, sur le modèle turc, pourrait évoluer vers la
"démocratie islamique" à l’instar de la "démocratie chrétienne"
dans l’espace allemand ou italien. Le temps nous dira si
Qaradaoui est opportuniste ou sincère lorsqu’il se détourne de
l’Etat islamique pour recommander un État civil avec un référent
islamique, en précisant aussitôt qu’il ne pense pas là à la
religion mais à la civilisation. Cette distinction essentielle
est au centre de mon oeuvre. Mais elle n’est vraiment opératoire
que lorsque l’on sort de l’enclos de son origine. C’est dans un
horizon cosmopolitique néo-kantien que cette distinction se
féconde. Nous avons à écrire une table commune. Il s’agit alors
de discuter à partir de la pluralité de nos civilisations : aux
côtés de la Chine, de l’Inde, de l’Occident, l’Islam peut
apporter une contribution précieuse. Par exemple, à la fin du Xe
siècle, le soufi Tirmidhi nous a légué Le livre de
l’impossibilité de la synonymie, qui invente une éthique de la
nuance. Aujourd’hui, il serait utile de rappeler les nuances et
les états psychologiques qui distinguent "controverse" et
"confrontation", "se faire justice" et "se venger"... La
Constitution à venir ne relève pas seulement du droit mais aussi
de l’éthique. Elle est éclairée par l’expérience des nations.
Quels devraient être les principes constitutionnels de ces
États issus des révolutions arabes ? Quelles sont les valeurs
fondamentales qui doivent primer après la destitution des
dictateurs ?
Tariq Ramadan : Dans Le face à face des
civilisations, en 1994, j’abordais déjà cette qualification
problématique d’État islamique. Aujourd’hui, dans les sociétés
majoritairement musulmanes, les révolutions n’appellent pas à un
État islamique. Le débat porte sur la distinction entre des
principes clairs et des modèles souples. Les modèles historiques
qui vont émerger en Tunisie, en Égypte, au Yémen ou en Libye (et
j’espère partout ailleurs dans le monde arabe) ne se décident
pas de l’extérieur ; ils sont le produit de ces sociétés, avec
leur histoire, leur culture et leur psychologie collectives. Je
poserais cinq principes inaliénables à toute nouvelle
Constitution : l’État de droit ; la citoyenneté égalitaire ; le
suffrage universel ; l’obligation de rendre compte de son
mandat ; la séparation des pouvoirs. Quel que soit le modèle
historique dans lequel ils s’inscrivent, ces principes ont une
valeur universelle. Si le fait religieux peut être invoqué dans
des transformations politiques, c’est pour poser la question
éthique des finalités. Les composantes de la société doivent
s’interpeler sur leur éthique respective : c’est ce qui fait le
substrat d’une nation. Une nation, c’est le débat constructif
des éthiques et des finalités au sein d’un état respectant. Il
n’y a rien en Islam qui s’oppose à la distinction entre le
pouvoir d’en haut, lié au fait religieux, et le pouvoir négocié,
le processus de l’État démocratique et sécularisé. Au Maroc, en
Tunisie, en Égypte, en Jordanie, au Yémen, on utilise le concept
de dawlat madaniah, Etat et pouvoir civil. Dans le monde
majoritairement musulman, en effet, les notions de
sécularisation et de laïcité ne sont pas liées à un processus de
libération et de démocratisation. Ben Ali, Bachar el-Assad,
Saddam Hussein, Moubarak et même Atatürk vont imposer des
modèles de laïcité qui sont des dictatures où l’Etat se sépare
du religieux pour mieux le contrôler et le soumettre. La
sécularisation est historiquement associée à la colonisation ou
à la dictature dans le monde arabe, il faut s’en souvenir et
espérer que les débats actuels permettent d’accéder à des
modèles endogènes réellement démocratiques et ouverts.
Abdelwahab Meddeb : Nos sociétés sont
structurées par deux notions : république et démocratie. La
tradition française accorde le primat à la république ; c’était
aussi le cas en Tunisie avec Bourguiba et en Turquie avec
Atatürk. Dans ces deux pays, l’Etat a été instructeur du peuple,
comme le veut Rousseau. La politique coercitive de modernisation
a fini par métamorphoser le corps social dans l’absence de
liberté. En Turquie, même la diversité gérée par l’Empire
ottoman a été évacuée par la république, amenant la
non-reconnaissance du génocide arménien et de la spécificité
kurde. L’opération menée par Erdogan a consisté à inverser le
rapport pour mettre la démocratie au premier rang. C’est dans le
cadre d’une société déjà modernisée que l’islamisme a été amené
à se transformer en démocratie islamique. Les derniers
événements en Tunisie ont apporté le signe manquant de la
modernité, de l’ère démocratique en faisant de la liberté une
personne vivante, comme l’aurait dit Tocqueville pour l’égalité
en Amérique. Dans ces deux sociétés déjà modernisées, la
référence à la sharî’a a été exclue de l’édifice juridique. Il
faut que le législateur demeure vigilant pour maintenir ce
précieux acquis qui donne sa cohérence au droit et qui symbolise
la modernisation. Partout ailleurs la référence à la charia est
encore explicite. Or il va falloir bien des acrobaties pour
concilier l’Etat civil avec le droit divin. Aussi l’édifice
étatique se fait-il bancal. Hassan El-Banna, le fondateur des
Frères musulmans était cohérent avec lui-même en conviant les
pays musulmans qui ont inscrit dans leur constitution l’islam
comme religion d’Etat d’adopter la charia comme source du
législateur par voie de conséquence.
Tariq Ramadan : La charia est un terme
polysémique. Certains, comme l’Arabie Saoudite, en font une
lecture littérale. D’autres préfèrent l’interpréter comme une
vision des finalités. L’Europe aussi a connu ce débat :
fallait-il inclure dans la Constitution européenne le référent
religieux, les origines chrétiennes de l’Europe ? Certains, au
nom de la laïcité, s’y refusaient ; d’autres voyaient là une
source d’inspiration. Dans le monde musulman, on retrouve
aujourd’hui le même débat. Certains conçoivent la charia comme
un code strictement normatif et divin. D’autres, comme moi,
pensent que la charia est une construction humaine qui nous
donne des orientations éthiques. Le débat constitutionnel
devrait amener à discuter de la substance du mot charia. Au lieu
d’évacuer ce référent, donnons-lui une substance critique de
l’intérieur.
Ne serait-il pas plus intéressant que ces considérations
éthiques inspirent la Constitution, sans y être forcément
incluses ? Pourquoi prendre le risque d’inscrire la charia dans
la Constitution ?
Tariq Ramadan : On ne résoudra pas le
problème en incluant ou excluant des concepts qui participent
des références majoritaires d’une société. Il faut engager des
débats sur la compréhension et la substance des concepts et des
modèles politiques. La séparation des pouvoirs n’est pas en
contradiction avec l’islam. Avec ou sans la mention de la charia
dans la Constitution, il faut ouvrir un débat sur les principes
défendus et ce débat est crucial. Nous sommes dans une période à
risque. Certains essaieront bien sûr de récupérer ces
révolutions pour imposer des modèles de quasi théocraties
littéralistes, d’autres pour suivre les traces de l’Occident,
d’autres chercheront une troisième voie : seul le débat critique
de l’intérieur permettra l’émergence de sociétés libres et
réconciliées avec elles-mêmes.
Abdelwahab Meddeb : Je suis
déconstructiviste. En suspendant la référence à la charia, je
renonce à une forme d’identité fabuleuse pour lui substituer des
institutions rationnelles qui organisent la cité dans le vivre
en commun. Face au discontinu qu’impose l’histoire, je refuse de
construire avec la charia la fiction du continu. A chacun sa
ruse du droit. La charia veut dire en arabe la voie. Il faut
trouver la sortie dans cette voie. Si le réformiste s’empare de
la charia où elle est encore inscrite pour la vider de sa
substance, je serais son allié. Si sa tâche était de la
réintroduire là où elle avait été déjà abolie, cela
constituerait un retour en arrière que je combattrais.
Tariq Ramadan : Je suis un réformiste. Pour
nous doter d’une éthique appliquée, il nous faut ouvrir un débat
entre les savants du texte et les savants du contexte. Et parmi
ces derniers, certains ne sont pas du tout musulman. Ce débat
critique est le seul moyen de discuter la substance de la
terminologique que l’on emploie, dont le mot charia. Entre les
pros et les antis, ce terme a été figé. Fétichiser la charia et
en constituer un corps de principes sacrés est dangereux, c’est
la possibilité d’une théocratie islamique. Mais on ne peut pas
évacuer ce terme de la conscience musulmane contemporaine. Il
s’agit plutôt d’en critiquer la substance.
Abdelwahab Meddeb : Nous avons à
déconstruire la charia comme la marque de l’identité ; celle-ci
est une fiction, c’est une construction imaginaire. Pourquoi
passer par la logique autre de la charia pour s’acclimater à la
liberté, à la démocratie ? Ce serait céder au fétichisme.
Comment concilier la souveraineté du peuple avec la souveraineté
divine ? Dans le Traité décisif, Averroès évoque la question des
emprunts à d’autres cultures. Selon lui, toute invention
technique est un acquis pour l’ensemble de l’humanité. Il faut
savoir être économe. Nous n’avons pas à réinventer ce qui l’a
déjà été. Nous devons même en tant que musulmans remercier les
Grecs d’avoir inventé cet "instrument" logique qu’est l’Organon
d’Aristote. À entendre Tariq Ramadan, j’ai l’impression qu’il
s’efforce de réinventer ex-nihilo la démocratie en lui imposant
l’entonnoir de la charia, alors que l’instrument de la technique
politique est à notre disposition. L’Occident a inventé la
démocratie ; le corpus qui a présidé à sa naissance est un
acquis pour toute l’humanité : à nous de le développer, de
l’enrichir, de l’adapter par rapport à ce que nous sommes. Les
Lumières n’appartiennent plus à l’Occident. Elles sont la
propriété de l’humain.
Tariq Ramadan : Citer Averroès comme
représentatif de la tradition musulmane, c’est une vision très
occidentale ! Je préfère pour ma part me référer d’une multitude
de penseurs dont Shatibi, juriste andalou du XIVe siècle qui
envisage toute la philosophie du droit musulman au niveau des
finalités et de l’éthique. Le seul moyen de se décomplexer, ce
n’est pas seulement d’assumer nos emprunts, c’est d’engager un
débat critique avec la terminologie qui est la nôtre. Dans le
monde majoritairement musulman, il s’agit aujourd’hui de
comprendre que des valeurs universelles proviennent de cultures
et de sociétés différentes. La promotion de ces valeurs
inaliénables peut se faire au nom de ma compréhension de la
charia. N’est-il pas possible, selon vous, que des sociétés
majoritairement musulmanes soient inspirées par des références
religieuses et, en même temps, produisent une société
démocratique fondée sur des droits humains, avec pour finalités
la justice, la dignité et l’égalité des hommes et des femmes ?
Ou faut-il que ces sociétés se démarquent du référent islamique
pour y parvenir ?
Abdelwahab Meddeb : Je suis assez souverain
pour n’avoir pas de complexe à l’égard du référent occidental.
Shatibi lui-même s’inspire du droit romain avec son concept
cardinal de maçlaha, cette utilitas à qui il accorde la priorité
sur les principes dans sa démarche juriprudentielle. Il n’y a
pas de matière pure. Les grandes idées circulent entre les
langues et les humains. Pour forger sa grandeur, l’islam s’est
inspiré des Grecs, des Latins, des Indiens, des Perses, des
Chinois. Les Européens ont été éduqués par l’Islam. Je peux en
effet lire le Coran éclairé par les principes des Lumières. Mais
pour ce faire, il convient d’enregistrer une rupture
épistémologique. Par exemple, les versets 42-50 de la Ve sourate
ont constitué pour le législateur soumis à la logique de la
charia les fondements de la loi sur les dhimmis, celle qui donne
statut de protégés aux adeptes des autres monothéismes, pour que
leur présence dans la cité soit reconnue dans leur infériorité
même : "Si Dieu avait voulu, il aurait fait de vous une seule
communauté. Mais il voulait vous éprouver en ses dons. Entrez en
course pour les bonnes œuvres vers Dieu". Maintenant que le
statut de dhimmi a été rendu obsolète par l’égalité citoyenne,
je lirai ce texte tout autrement. A partir de lui, il est
possible d’élaborer une théologie des religions qui instaure une
convivance entre les croyances dont le critère serait
l’émulation éthique dans un accès égal à une vérité tremblant
vers l’indécidable. Ce fragment coranique serait alors
annonciateur de la parabole des trois anneaux que reprend
Lessing de Boccace pour illustrer la tolérance dans Nathan le
sage, drame dont les protagonistes en la pluralité de leurs
croyances se croisent au cœur de la cité islamique.
Tariq Ramadan : Comment défétichiser ce
concept de charia ? Ce n’est pas en le faisant disparaître d’un
texte de loi ; c’est en le soumettant à la critique.
Abdelwahab Meddeb : Mais comment gérer alors
l’hétérogénéité des sources du droit ?
La lettre même du Coran prédispose-t-elle à une lecture
intégriste ? Le statut de la femme, notamment, semble en
contradiction avec les principes républicains ou la "citoyenneté
égalitaire" dont Tariq Ramadan faisait pourtant un principe
inaliénable ?
Abdelwahab Meddeb : Les passages du Coran
sur les femmes qui nous choque ont des équivalents dans la
Bible. Ce n’est pas une invention coranique. Le statut de la
femme est même plus avancé dans le Coran que dans la Bible. Le
problème, c’est que les sectateurs de la Bible ont pour la
plupart dépassé l’approche littérale. Tandis que beaucoup de
lecteurs musulmans (et pas seulement islamistes) lisent encore
le Coran selon une permanence qui fait perdurer le contexte
patriarcal du temps de son émission. Or, aujourd’hui, nous
sommes très loin du patriarcat. Les jeunes qui se sont révoltés
l’hiver dernier en Egypte et en Tunisie ont été les éducateurs
de leurs propres pères. Une partie du Coran est obsolète et à
neutraliser par le retour au contexte. L’historisation me paraît
essentielle dans l’approche du texte coranique. Un grand nombre
de musulmans participent aujourd’hui à l’islamologie comme
science internationale, ils optent pour une démarche
historicisante et philologique. Il faudrait que les résultats de
ces recherches passent du studio d’études au sens commun. Il y a
un travail didactique à faire. Serait-ce là une des tâches
futures de l’Etat à venir qui assumerait la fonction
d’instituteur du peuple comme le voulait aussi Condorcet ?
Tariq Ramadan : Ces questions ont été
largement instrumentalisées. Les traditions chrétienne, juive ou
bouddhiste contiennent elles aussi des textes qui peuvent
paraître choquants à l’aune de nos valeurs actuelles. Dans le
cas de l’Islam, cependant, on fait fi de toute une tradition de
contextualisation. On se permet de figer le texte comme s’il
n’avait pas été interprété au fil de l’histoire.
Comprenez-vous que certaines pratiques musulmanes
puissent choquer ?
Abdelwahab Meddeb : Oui, notamment que
certaines mosquées débordent dans la rue… L’intégration suppose
le respect des lois de l’hospitalité. Elle implique la
discrétion, la distinction entre l’agora et la demeure. La
manifestation ostentatoire de la croyance peut être perçu comme
une provocation, comme un appel à la conquête, au prosélytisme,
comme une atteinte à la liberté d’autrui. Au cours des trente
dernières années, les islamistes ont lancé des attaques très
violentes contre les laïcs. Sous le titre de Laïcs et traîtres,
le Tunisien Muhammad Moro, a voulu montrer que les laïcs
préparaient le terrain pour l’impérialisme culturel et
politique. D’après l’Egyptien ex-Frère musulman, prédicateur sur
la chaîne qatarie Al-Jazira, Youssef Al-Qaradaoui, en plus
fondateur du Conseil européen des fatwas et de la recherche, "la
laïcité accepte le droit positif, qui n’a ni histoire, ni
racine, ni acception générale, et récuse le droit musulman que
la majorité considère comme la loi divine... Le laïc qui refuse
l’application du droit musulman est un apostat." Or, dans la
lettre de la charia, l’apostat est condamné à la peine capitale.
Alors comment interpréter la référence de Qaradaoui à l’État
civil, dont nous avons parlé plus haut ? Marque-t-elle un
retournement spectaculaire ? Est-ce une révolution
copernicienne ? Une palinodie ? Ou simplement paroles de
circonstance pour prendre à temps le train de la révolution et
le détourner pour son propre compte lorsque la conjoncture s’y
prêtera ?
Tariq Ramadan : J’attends des politiques
qu’ils arrêtent d’instrumentaliser la question de l’Islam pour
créer de l’altérité, ce qui est le fait des populistes. Les
gouvernements européens disent n’avoir aucun problème avec la
grande majorité des musulmans : ils respectent la loi, ils
parlent la langue du pays et les sondages indiquent que les
musulmans britanniques et français se sentent appartenir à leur
pays. Pourtant, à l’heure actuelle, on fonde plus facilement une
mosquée avec de l’argent saoudien qu’avec des fonds issus des
collectes récoltées par des Français de confession musulmane. On
ne leur fait pas confiance, on les surveille. La laïcité, ce
n’est pas le contrôle de l’islam français, c’est l’arbitrage et
l’autonomisation de l’islam au cœur de la République.
De l’homosexualité à la lapidation des femmes
adultères dans certains pays islamiques, la question des mœurs
semblent être la plus délicate et permet de nourrir chez
certains l’idée d’un antagonisme des civilisations…
Abdelwahab Meddeb : En Égypte ou en Tunisie,
les gays existent, ils se défendent. C’est là un état de fait
qui devrait être reconnu en droit. La notion d’habeas corpus
demande à être adaptée en Islam où la liberté au sens où
l’entendait Stuart Mill trouve difficilement sa place. Il faut
dénoncer le mal de "la tyrannie de la majorité". Il convient de
tracer une limite à l’ingérence de l’opinion dans l’indépendance
de l’individu. C’est tout aussi important que de se prémunir
contre le despotisme politique. A cela, il importe d’insister
sur l’universalité de la déclaration des droits de l’homme et
être vigilant défenseur en contexte islamique fétichisant la
chariades articles XVI qui défend la liberté de mariage sans
restriction de race, de nationalité, de religion et l’article
XVIII qui stipule la liberté de pensée, de conscience, de
religion, impliquant la liberté de changer de religion. Toutes
ces dispositions entrent en conflit frontal avec la lettre de la
charia. Ces articles constituent pour nous les signes d’une
modernité donnant à la liberté le statut d’une personne vivante
qui a projeté son ombre sur la scène du printemps arabe.
Tariq Ramadan : En termes de comportement
sexuel, rien ne distingue l’islam de la tradition chrétienne,
juive ou bouddhiste. L’interdiction musulmane du comportement
homosexuel est la norme, mais comment gérer la réalité ? La
question est celle de l’éducation. Il faut faire évoluer les
comportements, apprendre à respecter les autres, leur identité
et leurs choix, et suspendre le jugement sur l’être : "Dieu seul
le sait"… La notion de liberté n’est pas une notion nouvelle en
Islam. Tous les grands savants de l’Islam sont passés par la
prison. Il y a une tradition de liberté intellectuelle, de
contestation. Le problème tient plutôt à la liberté sexuelle et
à la morale personnelle. Je suis, à titre personnel contre le
port du niqab ou la lapidation des hommes et des femmes
adultères, mais je veux faire évoluer la doctrine à l’intérieur,
sinon rien ne changera. D’ailleurs, sur ce point le discours
occidental a changé : au Moyen-Âge, le musulman et l’arabe
incarnaient la permissivité, la luxure, les mille et une nuits.
Au XIXe siècle, ils représentent le prohibitif. On est passés du
harem au niqab selon les intérêts idéologiques du moment : le
musulman devant représenter l’autre, l’altérite par excellence.
Sur le plan des mœurs, la liberté est sans doute une notion
problématique dans les pays majoritairement musulmans : c’est un
fait indiscutable et il faut en faire la critique.
Considérez-vous que l’Europe en général, et la France
en particulier, traverse un moment islamophobe ?
Abdelwahab Meddeb : L’islamophobie est au
fondement de l’identité européenne. Depuis la Chanson de Roland
jusqu’au Mahomet de Voltaire, l’Europe s’est construite par
rapport à l’Autre islamique et à travers son rejet. Nous avons
désormais à vivre ensemble, sans occulter cette mémoire mais en
l’étudiant de façon pédagogique. La France, par ailleurs, n’a
pas fini d’instruite le dossier algérien. Il reste un énorme
contentieux à épurer par la pédagogie et non par l’occultation.
Tariq Ramadan : Léopold Weiss, ce diplomate
juif converti à l’islam, considérait que la relation de
l’Occident avec l’Islam était marquée par le traumatisme
infantile du Moyen-Âge. Car l’Europe s’est construite dans
l’identité négative. La France n’est pas sortie de son rapport
de colonisateur. Ce phénomène renvoie à plusieurs facteurs : en
France, la question religieuse a toujours produit du passionnel,
indépendamment de l’islam ; d’autre part, la mondialisation a
déclenché une crise identitaire ; enfin, nos perceptions sont en
retard sur les réalités : les enfants de l’immigration sortent
du ghetto, ils ont une nouvelle visibilité et la réussite de
l’intégration suscite des crispations. On s’attaque alors aux
symboles : niqab, foulard, minarets… Par ailleurs, on assiste à
une normalisation du discours populiste en France et en Europe
qui est aujourd’hui utilisée à gauche comme à droite.
L’islamophobie est un nouveau racisme qui s’installe et mine
l’Europe et tout l’Occident : il appartient à des intellectuels
et à des politiciens courageux d’oser le reconnaître et de le
combattre plutôt que de faire profil bas ou de jouer la
surenchère à des fins électoralistes.
Abdelwahab Meddeb : Pour revenir au Mahomet
de Voltaire, ce serait une bonne chose de l’enseigner. On
découvrirait le rapport entre fiction et histoire. Et au-delà de
l’islamophobie, cette pièce démonte la machine qui produit les
fanatiques. Pas mal de ses vers s’appliquent aux islamistes
terroristes. Le lecteur découvrira in fine que la matière
islamique n’est qu’un détour emprunté par le dramaturge pour
s’en prendre au fanatisme catholique qui sévissait à son époque.
Propos recueillis par Nicolas Truong
Source de l’article
lemonde.fr