Un message de Mère
Agnès-Mariam de la Croix
Syrie : Pour
l'instant, ce que nous pouvons faire
c'est prévenir l'irréparable
Silvia Cattori
Mère Agnès-Mariam
de la Croix
©
Micheline Albert Tawil Tramp
Samedi 20 août
2011
Mère Agnès-Mariam
de la Croix (*), nous transmet le
message que nous vous livrons ici en
réitérant que
« faire connaître la situation en
Syrie c’est aider les hommes et
femmes de bonne volonté à être mieux
informés. C’est aussi rendre service
à un peuple que guettent les
désastres d’une intervention
étrangère, de la guerre civile et du
conflit inter-confessionnel. Les
atrocités qui se commettent en Irak,
au Yémen et en Libye, le flou où
baignent l’Égypte et même la
Tunisie, devraient nous alerter pour
ne pas nous laisser désorienter par
les thèses des maîtres du monde et
savoir regarder la réalité. Il est
vrai qu’il y a une tumeur dans les
pays arabes, mais encore faut-il
pour l’extirper ne pas menacer de
mort la société civile. En vérité
les atrocités que commettent les
pionniers de la "démocratie" chez
nous et ceux qui, soudainement très
"humains" les appuient de
l’extérieur, excèdent la brutalité
du régime. Pour l’instant, ce que
nous pouvons faire c’est prévenir
l’irréparable. La liberté ne peut
surgir que de la vérité, car la
vérité seule nous rend libres. Je
fais ce que me dicte ma conscience.
Dans une audience avec l’autorité
spirituelle dont nous dépendons il
m’a été dit :"Votre devoir est de
dire la vérité". Je le fais de bon
coeur quelles que soient les
retombées. »
Une grande amie ayant reçu
mon article sur les derniers
développements en Syrie l’a
soumis a un “grand
journaliste” de ses
connaissances.
Voici sa
réponse :
“Je ne sais trop
qu’en penser ? J’ai un peu
l’impression que ton amie
surestime les interprétations du
pouvoir (complot etc..) et les
islamistes sur l’incroyable
pulsion de liberté qui s’y
exprime avec un courage fou.
Voir ce témoignage : « Une
révolution d’esclaves contre
leurs maîtres : interview de
Samar Yazbek, auteure syrienne,
membre de la communauté
alaouite, plusieurs fois arrêtée
pour ses prises de positions
anti-Al-Assad », par
Christophe Ayad.”
Suit l’article qu’on peut
trouver sur le site du journal
Libération.
Voici ma
réponse à mon amie et au “grand
journaliste”.
Chère amie,
Mes remerciements pour
l’occasion offerte de dialoguer
avec ton ami dont l’itinéraire
journalistique m’a
impressionnée.
J’ai bien dit dans mon article
que je serais taxée d’être
"pro-régime". Mais peu importe.
L’important c’est d’informer en
vue de prévenir le pire. Je
salue Samar Yazbek, connue,
respectée et aimée et membre de
la ligue des écrivains syriens.
Le 4 août, un journaliste que je
connais, Pierre Abi Saab, lui
dédie une demie page dans le
journal libanais arabophone Al
Akhbar (http://www.al-akhbar.com/node/18374)
où il la compare à Électre et à
Antigone. Son témoignage dans
Libération
et dans La Croix
est bouleversant.
Samar fait partie des élites
alaouites dissidentes de la
famille Al Assad. Elle confirme
le fait que les alaouites, dans
leur majorité n’ont PAS été
favorisés par le régime : au
contraire, ce sont les élites
sunnites qui l’ont été et qui,
aujourd’hui appuient le régime.
J’ai des connaissances parmi ces
élites alaouites dissidentes. Il
faut être prudent. Car le
conflit inter-alaouites est
tribal et vindicatif ; il ne
porte pas sur la démocratie mais
sur le fait de n’avoir pas été
favorisé matériellement. Samar a
des atouts extraordinaires pour
décrire ce qu’elle vit mais elle
se trahit. En parlant d’une
révolution
d’esclaves contre leurs maîtres
elle est solidaire avec les
siens, ces alaouites
défavorisés. Mais on est loin
d’une approche globale du
phénomène qui regroupe : des
intellectuels théoriciens
(minorité infime) toutes
confessions confondues, des
contrebandiers, des repris de
justice, des élites
politiciennes corrompues
écartées (dont l’oncle des Assad,
Rifaat El Assad établi à Paris
et le sunnite ancien
vice-président, Abdel Halim
Khaddam, dissident dès 2005 en
préparation des évènements
actuels d’une reprise sunnite du
pouvoir sous couverture
turco-saoudienne, avec
bénédiction US), des idéalistes
(une minorité) dont les anciens
communistes et autres partis
politiques dévitalisés par le
monopole baathiste, la classe
moyenne des sunnites galvanisée
par des slogans confessionnels,
des kurdes marginalisés.
J’ai lu attentivement
l’interview de Samar. Il s’agit,
qu’on me le permette, de pain
rassis sur la planche. Samar
parle du
début du mouvement
pacifique
de contestation. A ce moment-là
nous étions tous unis et
solidaires avec les demandes
légitimes de réforme. Je connais
personnellement des
intellectuels du communiqué de
Damas. Samar a quitté la Syrie
début juillet. Auparavant elle
travaillait aussi à la
télévision syrienne.
Samar évoque des évènements qui
remontent à la période
mars/juin. Aujourd’hui Samar
n’est plus en Syrie. Elle a
rejoint les “intellectuels”
expatriés qui “théorisent” ou
“sentimentalisent” la
révolution. Or, qui penserait un
seul moment, aujourd’hui,
théoriser ou sentimentaliser la
guerre en Irak qui en a fini
avec le mauvais Saddam Hussein
et son équipe affreuse ? Quel
bilan ? Deux millions de morts
dont les deux tiers sont des
civils, pour quelle
réalisation ?
Je ne crois pas un mot de ce
qu’elle raconte quand elle dit
avoir été amenée, en guise de
prévention, dans les geôles
syriennes pour voir les
atrocités qui s’y passent. C’est
de la littérature. JAMAIS le
régime ne permettra à quelqu’un
de “voir” ses dessous occultes
puis de “partir” pour faire de
la contre-propagande.
Ce qui ne veut pas dire que,
dans ces geôles, il n’y a pas ce
qu’elle décrit. J’ai connu des
jeunes qui m’ont raconté comment
ils ont été torturés dans ces
geôles surtout par le supplice
de la roue et les fouets avec
des câbles en acier. C’est
terrible et çà peut handicaper
une personne à vie mais pas
comme elle le dit.
Je connais et j’aide des
familles au Liban et en Syrie
dont le père ou le frère ou
l’oncle ont “disparu” dans les
geôles syriennes, ou ils sont
parfois incarcérés depuis vingt
ans sans que l’on sache vraiment
pourquoi. La Syrie est une
dictature de fer et c’est par
raison d’État. Il y a des
milliers de prisonniers parce
qu’on ne les exécute pas. Les
crimes contre la sécurité de
l’État sont châtiés par la
prison indéfinie.
Le régime gouverne un pays de 22
millions d’habitants. Ce régime
est composé de quelques
centaines de milliers de
personnes. Pour l’extirper il ne
faut pas appauvrir, harceler,
menacer et manipuler une
population entière comme on (les
rebelles) essaie de le faire en
Libye. C’est contre cela que je
m’insurge. Samar dit :
"On ne peut pas
nier que le fait confessionnel
existe, mais, pour l’instant, il
n’a pas dégénéré en guerre
civile, bien que le régime fasse
tout pour."
Mes informations de source me
disent, et je l’ai écrit, que le
fait confessionnel est déjà un
fait qui a dégénéré en guerre
civile larvée. Ce n’est pas le
régime qui va "tout faire pour",
puisque comme elle le dit les
sunnites en veulent aux
alaouites. Le régime ne peut pas
favoriser la haine des sunnites
contre les alaouites car ce
serait signer sa propre mort
puisque, d’après les dires de
Samar, ce régime est alaouite.
Au contraire, d’après mes
informations, les alaouites sont
furieux contre le régime qui les
empêche de prendre les armes
pour répondre aux agressions
verbales et physiques des
sunnites des villages
environnants. Le dernier slogan
des villages sunnites que je
n’ai pas cité dans mon article
est “les
Alaouites au tombeau et les
chrétiennes dans (nos) lits...”
("Al Alawiyé al
Taboût wel masihiyeh bit
Toukhout").
Samar elle-même, dans sa
dernière lettre aux Alaouites,
parle plus de religion que de
démocratie. Elle exhorte ses
coreligionnaires à la révolution
dans des termes confessionnels
non équivoques. Où sont passées
la démocratie, la liberté, la
paix ? Il ne s’agit pas là de
“suivre” un courant “spontané”
de contestation légitime, mais
de “susciter” un renversement du
régime…qui ne pourra l’être que
par la force.
C’est la même approche ambiguë
que les médias internationaux.
On ne “suit” pas l’évènement, on
le provoque.
Comment construire une nouvelle
Syrie sur une base plus
confessionnelle et moins
spontanée que jamais ? La
théorisation a cela de néfaste
qu’elle peut élucubrer sans
peine sur la quadrature du
cercle. Mais que cela passe dans
le vécu des bonnes gens, c’est
la catastrophe.
Samar affirme aussi que c’est la
“propagande du
régime qui veut faire croire à
l’infiltration de groupes
salafistes”. J’invite Samar
dans mon petit village de Qâra
où elle peut voir de ses yeux un
échantillon des groupes
salafistes qui ont été entraînés
en Irak par Al Qaeda, dont
certains jeunes sont morts en
combattant les Américains et
pour les funérailles desquels
nous étions invités en 2005. Il
faudrait que Samar vienne à Homs
ou à Hama ou à Lattaquié pour
voir de ses yeux les sévices de
ces groupes salafistes de Abou
Moussab Al Zarqawi, de Cheikh
Ar3our, de Cheikh Qaradawi et
que le successeur de Ben Laden,
Al Zawahiri, a déclaré, dans la
presse, soutenir. C’est
peut-être le régime qui est
derrière la déclaration de
Zawahiri ?
Très vite, comme je le dis dans
mon premier article et je le
confirme dans
mon second article, le
mouvement pacifique de
contestation a été doublé par
une insurrection armée obéissant
strictement et
professionnellement à des
agendas externes en consonance
parfaite avec les médias
internationaux. Depuis 2005,
nous avons des informations
effrayantes sur un commerce
illégal d’armes dont un réseau
passe devant notre monastère
(situé aux contreforts de
l’Anti-Liban, à 30 Km à vol
d’oiseau de la frontière
libanaise avec ses villages
sunnites pro saoudiens). Ce
commerce juteux se faisait
moyennant argent sonnant avec
l’accord tacite des forces de
l’ordre alaouites qui ne
voyaient pas le danger venir.
Il faut venir sur place pour
avoir une idée de la situation.
Voir comment, à Damas même, les
opinions sont divergentes (voir
ici l’article d’une photographe
paru dans Le Monde :
http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2011/08/17/syrie-une-revolte-si-loin-si-proche_1560399_3218.html).
Mais le conflit armé n’a pas
lieu à Damas.
Les conflits armés dont je parle
ont eu lieu (puisque hier le
gouvernement syrien a informé
l’ONU qu’il avait terminé son
intervention militaire face aux
groupes armés infiltrés) dans
des zones frontalières
névralgiques avec l’appui de nos
voisins devenus soudain très
soucieux de démocratie : les
Turcs, les Haririens du Liban,
les Saoudiens et Qataris à
travers la Jordanie, les
salafistes d’Irak à travers
l’interminable frontière de
l’Est (Bou Kamal). Nous vivons
en Syrie le principe de la
“guerre soft”, inventée comme je
l’ai dit, par l’intelligentsia
US. C’est la guerre médiatique,
les sanctions onusiennes, la CPI
et…les troupes des rebelles
(parfois dûment appuyées par
l’OTAN) qui font la sale besogne
à notre place.
Ce texte d’Alastair Crooke,
ancien conseiller de Clinton,
est très suggestif :
http://www.atimes.com/atimes/Middle_East/MG15Ak02.html
(1ere partie de la traduction
française dans
http://www.legrandsoir.info/guerre-de-l-information-le-paradoxe-syrien-devoile-asia-times.html.)
Devant les atrocités de la
“guerre humanitaire” en Irak ou
en Libye il est indécent de
parler de liberté ou de
démocratie. Il nous est demandé
de regarder en face la réalité
et non pas l’image alternative
que façonnent d’elle les médias
internationaux. A mon avis,
d’abord dénoncer l’ingérence et
les visées hégémoniques des
grandes puissances etc. SANS
négliger de satisfaire à la
justice, équité, démocratie
locales.
Hier : une nouvelle propre à
galvaniser les foules désireuses
d’appuyer la démocratie : “L’armée
syrienne a bombardé les pauvres
réfugiés du camp palestinien de
Lattaquié”. Quelques heures
plus tard le commandement du
Fatah qui gère ce camp et
l’autorité palestinienne
hiérarchique démentent ces
nouvelles. Qui croire ? Pour
notre part nous avons téléphoné
à l’habitant. La version des
médias officiels syriens est la
bonne. Il y avait à Lattaquié,
près du camp palestinien, une
insurrection armée, ou plutôt
des terroristes - la plupart
étrangers - qui s’étaient
infiltrés depuis des mois,
avaient entassé armes et
munitions, créé une ligne
occulte de défense martiale. Ces
cellules dormantes se sont
réveillées au jour et à l’heure
voulus par un complot
international minutieusement
préparé.
Les habitants ont demandé à
grands cris l’intervention de
l’armée. Pas plus tard qu’hier
des amis de la région étaient
chez nous et ils nous ont
confirmé la version réelle des
évènements.
Il y a des réalités que je n’ai
plus pris la peine d’évoquer ;
près de nous, à Homs, des
quartiers entiers sont aux mains
de ces groupes armés dont les
Homsiotes disent “1/3
d’habitants naturels et le reste
on ne sait pas d’où. On a même
arrêté des femmes afghanes dont
le rôle est de dépecer les
cadavres pour impacter le plus
possible la population locale.
Cela s’était ainsi passé lors de
l’insurrection de Nahr El Bared
au Liban sous couverture
internationale.” Le curé de
Bab El Sbah à Homs est “réfugié”
depuis avril hors de sa
paroisse. Il ne peut plus entrer
dans ce quartier “occupé” par
les salafistes. Les habitants
s’étonnent que les autorités
syriennes disent qu’elles “ont
terminé leurs opérations
militaires” alors que de tels
foyers d’insurrection
demeurent ?
Je conseille à qui veut en avoir
le cœur net de venir sur place.
Nous lui assurerons
l’accompagnement nécessaire avec
nos jeunes, nos curés et il
pourra rencontrer sur les lieux
mêmes des évènements les
habitants de toutes
dénominations. Une rétrospective
éclairante.
Ce que j’ai écrit est le fruit
de témoignages vécus, sur le
terrain. J’ai même pris la peine
de distinguer qu’en cas d’acte
confessionnel “irréparable”,
nous ne saurions distinguer qui
en sera l’auteur : les
islamistes ou les agents du
gouvernement.
Plus d’objectivité de notre
part ? Difficile !
Mère
Agnès-Mariam de la Croix,
Higoumène du
Monastère Saint Jacques l’Intercis,
Syrie.
Le 20 août 2011.
(*) Mère Agnès-Mariam de la
Croix est de nationalité
libanaise et française. Son père
est réfugié palestinien de 1948.
Elle a vécu la guerre civile du
Liban et travaille en Syrie
depuis dix sept ans.
Source : Mère Agnès-Mariam de la
Croix
Les interviews et analyses de Silvia
Cattori
Le
dossier Syrie
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