Depuis 60 ans, Israéliens et Palestiniens se
servent du passé pour éclairer le présent et conférer une
légitimité aux mythes fondateurs de leurs nations respectives.
Bien sûr, les sionistes et les nationalistes palestiniens n’ont
pas été les premiers à embellir l’histoire de la naissance de
leur nation ou trouver des excuses à leur tragédie. Au fil de
l’Histoire, des nations sont nées dans le sang, voire dans le
péché. C’est la raison pour laquelle, comme l’a écrit Ernest
Renan, elles ont tendance à mentir sur leur passé.
La naissance de l’Etat d’Israël en 1948 a
longtemps fait l’objet d’une historiographie
auto-congratulatrice de la part du vainqueur et d’histoires
remplies de plaintes de la part de Palestiniens déshérités. Pour
les Israéliens, la guerre de 1948 fut une lutte désespérée pour
la survie dont l’issue a été une victoire quasi miraculeuse.
Dans le monde arabe, on tend, pour expliquer cette même guerre,
à avoir recours à des théories du complot et à éviter toute
responsabilité dans la défaite arabe. Des deux côtés, l’écriture
de l’Histoire a fait partie d’une quête nationaliste et
non-critique de légitimité.
Refusant d’admettre que le
noble rêve juif d’un Etat ait été entaché par les méfaits commis
lors de la naissance d’Israël, et voulant à tout prix nier la
centralité du problème palestinien dans le conflit élargi du
Moyen-Orient, les Israéliens ont préféré s’en tenir à leur lutte
pour l’indépendance contre des armées arabes d’invasion censées
être supérieures. Or, c’est sans doute la guerre entre la
population palestinienne « indigène » et le Yishouv (communauté
juive organisée de Palestine) qui a constitué la phase la plus
virulente de ce conflit. Ce fut pendant cette période, entre le
30 novembre 1947 et le 15 mai 1948, que le sort de l’Etat juif
encore à naître a semblé ne tenir qu’à un fil. Et pourtant, la
pensée, répandue et cultivée depuis, a refoulé le souvenir de
cette bataille pour se focaliser sur la résistance héroïque d’un
Yishouv minuscule face aux armées arabes d’invasion, lors de la
deuxième phase du conflit, soit entre le 15 mai 1948 et le
printemps 1949. Une fois la guerre terminée, le problème
palestinien a pratiquement disparu du débat public en Israël, ou
alors, il était qualifié de termes commodes comme un problème de
"réfugiés" ou d’"infiltrés". C’était comme s’il n’y avait jamais
eu de conflit israélo-palestinien ou de peuple palestinien.
Comme l’avait dit Golda Meir dans sa fameuse phrase,
"ils n’existaient pas".
Une longue révision
Au cours des années 80, un groupe connu sous
le terme de nouveaux historiens a commencé à remettre en cause
la mythologie sioniste qui avait entouré la naissance d’Israël.
Ces chercheurs israéliens (Simha Flapan, Ilan Pappé et Avi
Shlaim entre autres) ont déterré des documents qui
contredisaient l’opinion communément acceptée d’une guerre qui
opposait un David juif à un Goliath arabe. Ils avançaient
également que la véritable histoire de cette guerre était celle
d’une trahison de la cause palestinienne par les Etats arabes,
et ont montré qu’il y avait eu collusion entre certains Arabes
et les Juifs - comme lorsque la Transjordanie et le Yishouv ont
conspiré pour empêcher la création d’un Etat palestinien. Dans
d’autres cas, ont dit les nouveaux historiens, les Etats arabes
se sont précipités pour s’emparer de terres aux dépens des
Palestiniens ou de leurs rivaux de la coalition arabe.
Mais ce fut Benny Morris qui s’attaqua à la
question la plus délicate de toutes : celle des réfugiés. Son
livre [1],
publié en 1987, demeure l’œuvre majeure sur la question la plus
épineuse, politiquement et moralement, qui sous-tend
l’embrouillamini israélo-palestinien. Ce livre rend compte de
l’expulsion, souvent violente, de 700 000 Arabes, alors que des
combattants juifs conquéraient des villes et des villages en
Palestine. Pour avoir proposé ce nouveau récit de la naissance
d’Israël, avec courage et maîtrise, Morris paya un prix très
élevé sur le plan personnel. Dénoncé comme "antisioniste" après
la publication de ce livre, on lui refusa un poste dans
pratiquement tous les départements d’histoire du pays. Ce ne fut
qu’en 1996, après qu’Ezer Weizman, alors président, l’eut
convoqué à son bureau et lui eut demandé d’affirmer sa croyance
au droit d’Israël à exister que Morris obtint un poste à
l’université Ben Gourion du Néguev.
Plus que n’importe quel autre nouvel
historien, Benny Morris s’est singularisé en séparant clairement
les opinions de Morris l’historien de celles de Morris le
citoyen, entre son interprétation audacieuse du passé et ses
opinions controversées et politiquement incorrectes sur le
présent. De peacenik au CV impeccable (il fit de la prison
durant la première Intifada en 1987 pour avoir refusé
d’accomplir sa période de réserve militaire dans les territoires
occupés), Morris a peu à peu dérivé, comme la plupart des
Israéliens, vers une position de critique véhémente à l’égard
des Palestiniens. Il a rendu responsables les dirigeants
palestiniens de l’échec d’Oslo et de l’Intifada al-Aqsa,
déclenchée en septembre 2000.
En janvier 2004, lors
d’une interview restée célèbre accordée au journaliste Ari
Shavit d’Ha’aretz, Morris se lamentait du fait que les stratèges
israéliens de la guerre de 1948 n’avaient pas complètement purgé
l’Etat juif de sa population arabe :
"Si Ben Gourion avait opéré une grande expulsion et nettoyé tout
le pays - toute la Terre d’Israël, jusqu’au Jourdain ... nous
aurions stabilisé l’Etat d’Israël pour plusieurs générations.
... Si la fin de l’histoire se révèle sombre pour les Juifs, ce
sera de la faute de Ben Gourion qui n’a pas terminé le transfert
de 1948." Ces déclarations choquèrent
nombre de ses anciens admirateurs et de ses collègues nouveaux
historiens. Mais même si ceux qui le critiquent sur la gauche le
considèrent comme un citoyen controversé du présent, Morris
demeure quelqu’un qui étudie le passé de manière intègre et
remarquablement professionnelle.
L’aptitude à se poser lucidement des questions
sur le passé constitue un test essentiel pour des sociétés
libres et pour des institutions universitaires réellement
démocratiques. Les défis lancés par les nouveaux historiens aux
mythes qui ont entouré la naissance d’Israël constituent une
contribution majeure, à la fois à l’historiographie et à
l’identité du pays. Le travail des nouveaux historiens a
également eu des conséquences politiques : le processus
politique israélo-palestinien des années 90 a été nourri de leur
reformatage du récit national en Israël. L’apport de nouveaux et
puissants arguments concernant 1948 a influencé l’opinion
d’hommes politiques et de négociateurs, qu’ils le reconnaissent
ou non (le discours que j’ai prononcé à Ottawa, en tant que chef
de la délégation israélienne au cours des négociations
multilatérales de 1992 sur les réfugiés palestiniens, était
profondément influencé par le travail de Morris).
Aucune histoire nouvelle de ce type n’a pour
l’instant émergé dans le monde arabe, et aucune archive arabe
n’a été ouverte, susceptible d’offrir ce genre de perspectives
nouvelles. La plupart des historiens arabes continuent
d’absoudre les militaires de leurs pays de toute responsabilité
de la défaite. En exonérant les armées arabes et en attribuant
leur échec à la traîtrise et à l’incompétence d’élites civiles
conservatrices, ces chercheurs ont fourni une légitimité aux
régimes militaires révolutionnaires qui ont pris le pouvoir dans
le monde arabe après 1948.
Réécrire la création
Le dernier livre de Benny
Morris, 1948 [2],
va probablement devenir l’étude qui fera le plus autorité sur la
première guerre israélo-arabe. Sur chacune des facettes du
conflit (stratégie militaire, violations des droits de l’homme,
réfugiés, diplomatie et propagande), il s’agit d’un tour de
force. Exhaustif au point de provoquer parfois l’ennui, le récit
est méticuleux et parfaitement documenté.
L’érudition de Morris n’épargne aucun des
mythes fondateurs d’Israël, et surtout pas l’idée de « pureté
des armes » (élément du code d’éthique de l’armée qui précise
que la force ne peut être employée qu’au service de la mission
des soldats), idée qui demeure centrale pour l’image que la
nation a d’elle-même, moralement supérieure à ses ennemis.
Morris étaye ses arguments par de très nombreuses sources de
première main, et replace toujours le résultat de ses recherches
dans le contexte approprié. Les atrocités et évictions subies
par les communautés arabes avaient parfois lieu en pleine
bataille, parfois alors que les forces du Yishouv cherchaient à
sécuriser des axes routiers reliant des villages juifs, et
fréquemment sur l’ordre de généraux sur le terrain. Morris
montre que les sionistes ont commis davantage de massacres que
les Arabes, qu’ils ont tué délibérément bien plus de civils et
de prisonniers de guerre et perpétré davantage de viols. Les
Arabes, selon lui, ne sont responsables que de deux vrais
massacres : à la raffinerie de pétrole de Haïfa en décembre 1947
(39 ouvriers juifs tués) et le massacre de Kfar Etzion en mai
1948 (150 juifs tués). Avec une foison de détails, Morris
exonère le côté arabe de ce que d’autres ont qualifié de
massacre : la destruction d’un convoi de médecins et
d’infirmières sur le Mont Scopus, en avril 1948. Pour Morris, il
ne s’agissait que d’une bataille.
Dans
1948, Morris va
au-delà de l’approche arithmétique (et de l’importance accordée
au nombre de combattants sur le terrain) qui caractérise tant
d’autres récits de la guerre de 1948 par les nouveaux
historiens. Il est certain que la capacité d’organisation du
Yishouv était exceptionnelle : il a pu mobiliser 13% de la
population juive au nom de la protection de l’existence précaire
de la nation, niveau de mobilisation pratiquement inconnu dans
les annales de l’histoire militaire. Mais Morris fait remarquer
à juste raison que la force de combat n’a jamais été le seul
souci des sionistes ; plus inquiétant encore était le fait que
le Yishouv était encerclé par de grands Etats arabes hostiles
dont les armées pouvaient aisément battre en retraite, recouvrer
des forces, puis être prêtes pour un nouveau round. De plus, les
études qui se focalisent sur le nombre de combattants ne
tiennent pas compte du souvenir traumatique de la destruction
des juifs d’Europe, du profond sentiment d’insécurité du Yishouv
et de sa tendance à appréhender chaque bataille en termes
apocalyptiques. Aujourd’hui encore, Israël n’a toujours pas
surmonté l’héritage de la Shoah. Son statut de puissance
régionale n’a pas diminué ses craintes pour son existence.
La guerre des Arabes palestiniens contre le
Yishouv en 1947-48 a pu être désorganisée et spontanée, mais les
Palestiniens ont failli réussir à faire revenir les Etats-Unis
sur leur soutien à un Etat juif. La Maison-Blanche soutenait la
partition, mais le Département d’Etat y était opposé, par
crainte de s’ailéner les Etats arabes. Les dirigeants sionistes
étaient convaincus que si le Yishouv apparaissait comme en train
de perdre, la position du Département d’Etat gagnerait de la
force à Washington. Morris avance ici un argument semble-t-il
irréfutable : le changement du Yishouv, d’une stratégie
défensive à une stratégie offensive début avril, n’a pas été
causé uniquement par les signes d’une invasion arabe qui se
profilait, mais aussi par sa crainte que les superpuissances
n’abandonnent leur engagement envers la partition. La doctrine
militaire du Yishouv (telle qu’elle a été conçue dans les années
30 par les milices juives, puis mise en œuvre magistralement au
printemps 1948) consistait essentiellement en une défense
offensive. Pour les dirigeants du Yishouv, il était vital
d’écraser les milices palestiniennes et de sécuriser le contrôle
des principaux axes routiers, pour repousser l’invasion arabe
imminente, mais aussi pour convaincre la communauté
internationale de ne pas renoncer à son engagement envers un
Etat juif indépendant. Et les victoires obtenues en conséquence
ont contribué à délimiter les frontières du nouvel Etat.
Le fameux Plan D (Daleth en hébreu, car il
apparaît parfois sous cette forme dans la littérature, ndt),
mesure controversée prise par Ben Gourion en mars 1948, faisait
partie de cette stratégie offensive. Le traitement
impressionnant par Morris de cette phase de la guerre démontre
que le plan D n’était pas, comme on le croit souvent, un
plan-maître dont l’objectif était l’occupation totale de la
Palestine et le massacre ou l’expulsion par la force de sa
population arabe, mais plutôt une tentative de repousser les
frontières du futur Etat juif au-delà des lignes de la partition
en reliant la population juive du centre aux agglomérations de
la périphérie. Les lignes d’armistice ont été fixées plus tard,
après l’effondrement du front arabe et les victoires inattendues
remportées par les Juifs, le Yishouv ayant saisi l’occasion
d’occuper de plus en plus de terres. Alors que les villes et les
villages arabes, puis des régions entières, tombaient entre ses
mains, le Yishouv a cherché à renforcer sa revendication d’un
Etat par des faits accomplis sur le terrain.
L’exode palestinien
Par bien des aspects, les Arabes de Palestine
avaient déjà perdu la guerre de 1948 dix ans plus tôt, au cours
des années de la révolte arabe de 1936-39. Cette révolte, dont
le but était de limiter l’immigration juive en Palestine et de
stopper les achats de terres arabes par les sionistes, reflétait
de la rage et un désespoir aveugle bien plus qu’une organisation
ou une stratégie soigneusement élaborée. Comme Morris,
l’historien américano-palestinien Rashid Khalidi et d’autres
l’ont montré, les Arabes subirent une défaite écrasante qui les
laissa dans un état de désarroi fataliste. Durant les années qui
suivirent, la communauté palestinienne était dans un tel état de
démembrement que quand elle eut à faire face au défi de la
partition et à la guerre en 1947 et 1948, elle n’était déjà plus
maître de son destin. Des voisins des pays arabes avaient
commencé à jouer un rôle central dans la détermination de ce
destin.
En intervenant en mai 1948, les pays arabes
voulaient tuer le plan de partition, conquérir de nouveaux
territoires et calmer leur opinion publique. Les dirigeants
arabes ont fait bourde sur bourde, à cause de leur propension à
la rhétorique belliqueuse et leur opinion profondément ancrée
selon laquelle la présence juive en Palestine n’était que
transitoire, une répétition de la tentative infructueuse des
Croisés de prendre racine en Terre Sainte. Leur défaite en 1948
a mis en lumière ce qui allait constituer les paradoxes centraux
de la politique arabe pour les années à venir : comment les
dirigeants arabes allaient-ils concilier leur intention
proclamée de se débarrasser de l’Etat juif avec leur crainte de
sa puissance militaire ? Comment allaient-ils calmer et
contrôler la « rue arabe » qu’ils avaient eux-mêmes contribué à
soulever avec leur langage belliqueux ? Et comment allaient-ils
montrer leur soutien à la libération de la Palestine tout en
faisant avancer leurs propres intérêts aux dépens des
Palestiniens ?
Les dirigeants israéliens n’ont pas été
aveugles face à la tragédie palestinienne qui se déroulait.
C’est la conviction profonde qu’avait Ben Gourion qu’un désastre
monumental s’était abbatu sur les Palestiniens qui a fait du
premier ministre un incorrigible pessimiste quant aux
perspectives d’une paix israélo-arabe. Les centaines de milliers
de réfugiés palestiniens qui submergeaient les pays arabes
voisins pendant la guerre de 1948 n’ont pas été expulsés sur
instruction du gouvernement israélien. Cela dit, le manque de
directives gouvernementales explicites n’absout pas les
Israéliens de leur responsabilité. En actualisant son étude
précédente sur le sujet, Morris a découvert que les Palestiniens
qui ont été expulsés sur ordres explicites d’officiers sur le
terrain ont été bien plus nombreux que ceux qui ont fui par peur
d’attaques militaires. Dans certains cas, Ben Gourion a
personnellement autorisé ces ordres, sans en informer son
gouvernement.
Cela n’est pas surprenant
si l’on garde à l’esprit que l’idée de transferts de populations
a un historique long et solide dans la pensée sioniste. Les
expulsions de 1948 ont découlé d’une prédisposition idéologique
de la communauté juive ainsi que d’un environnement culturel et
politique, facteurs qui ont rendu plus facile aux officiers
militaires l’initiative ou l’encouragement l’expulsion en masse
d’Arabes. Les dirigeants sionistes étaient en désaccord sur de
nombreux points, mais globalement, comme le note Morris, ils
partageaient l’idée des bénéfices du "transfert", euphémisme
pour "expulsion". L’idée d’un transfert forcé avait été
explicitement adoptée en 1937 par la Commission (britannique)
Peel sur la Palestine, et les forces juives ont commencé à la
mettre en œuvre au plus fort des combats de 1948. En octobre de
cette année-là, à la veille de l’opération Hiram qui devait
conduire à l’expulsion de nombreux Arabes de la région du Nord
de la Galilée, Ben Gourion déclarait :
"Il ne reste qu’un rôle aux Arabes de la Terre d’Israël : fuir."
Et ils ont fui : pris de panique, ils ont fui devant les
massacres perpétrés à Ein Zeitun et Eilabun, comme ils avaient
fui plus tôt après le massacre de Deir Yassin. Les ordres comme
celui de Moshe Carmel, commandant israélien du front Nord,
"d’attaquer, tuer chez les hommes,
détruire et brûler les villages"
furent gravés dans la mémoire collective des Palestiniens,
semant haine et ressentiment pour plusieurs générations.
Il y a deux failles dans
l’analyse admirable de Morris. D’abord, il est peu convaincant
dans sa tentative de tirer une symétrie maladroite entre la
question des réfugiés palestiniens et l’émigration forcée de 600
000 juifs des pays arabes et de l’Iran, appelée par des
dirigeants israéliens que cite Morris
"échange de populations imprévu". Les
régimes hostiles à Israël n’ont pas été seuls à faire partir les
juifs : des émissaires de l’Agence juive travaillaient
clandestinement dans plusieurs pays du Moyen-Orient à encourager
les juifs à partir pour Israël. Plus important : pour de
nombreux juifs de la région, la possibilité même d’immigrer en
Israël représentait le couronnement de rêves millénaires,
l’apogée d’une quête pour prendre part à la renaissance d’Israël
en tant que nation. Quelque douloureux ait été le souvenir de
leur expulsion, ou quelque humiliant ait été leur statut de
seconde zone en Israël, ces nouveaux Israéliens n’ont jamais
cherché à retourner dans leurs pays d’origine. En revanche, les
réfugiés palestiniens ont été forcés à l’exil sans garantie d’un
nouveau foyer national et sans perspective de retour à leur
terre natale. Ainsi, l’aspiration au retour est devenue
constitutive de l’ethos national palestinien.
Quand Morris caractérise
le conflit de 1948 comme un jihad musulman contre les infidèles
juifs - occidentaux en Palestine, il n’est pas non plus
convaincant. Il est vrai que la figure de proue du nationalisme
palestinien à cette époque était le mufti de Jérusalem Hadj Amin
al-Husseini, religieux fanatique et antisémite. Le discours
arabe en 1948 était à l’occasion saupoudré de rhétorique parlant
de guerre sainte : le livre de l’auteur syrien Vadi’a Talhuq,
Une Nouvelle Croisade en Palestine,
publié à la veille de l’invasion arabe, comparait la guerre à la
libération de la Palestine des Croisés. Mais en 1948, Israël
n’était pas l’instrument de l’Occident. Au contraire, il
n’aurait jamais pu gagner la guerre sans les livraisons d’armes
en provenance du bloc soviétique. La nature socialiste de la
société israélienne de l’époque avait conduit le premier
ministre égyptien Mahmoud al-Nuqrashi à présenter Israël comme
un "agent de l’athéisme et du
communisme nihiliste." D’autre part,
les ennemis arabes des sionistes n’étaient pas vraiment sous
l’influence de mouvements islamiques. Tous ét aient gouvernés
par des élites décadentes et conservatrices qui ne manifestaient
qu’un intérêt de pure forme pour les valeurs musulmanes et
l’hystérie religieuse de la rue arabe. Des propagandistes et des
agitateurs ralliaient les masses sous l’étendard de la guerre
sainte contre l’Etat juif naissant. Mais la confrérie des Frères
musulmans n’envoya qu’un seul bataillon combattre en Palestine.
Les armées qui ont mené l’assaut arabe en 1948 étaient
conventionnelles et mal entraînées, à la différence des unités
de guérilla du Hezbollah. Après la défaite, plutôt que de
continuer le jihad contre Israël, les régimes arabes
conservateurs signèrent un accord d’armistice qui conférait une
légitimité aux frontières d’Israël de 1948. Et entre 1949 et
1952, tous tentèrent de parvenir à des accords de paix
définitifs avec l’Etat juif.
Le sionisme et la
distorsion du temps
Le passé étend toujours son ombre sur le
présent de manière troublante. Le travail scrupuleux de
recherche effectué par Morris montre comment l’expulsion de 1948
des Arabes palestiniens a été dans une large mesure poussée par
un désir de terre chez des colons juifs, qui s’en sont emparés
puis ont fait activement pression sur le gouvernement israélien
pour empêcher les réfugiés arabes de revenir dans leurs
villages. En 1967, un puissant groupe de Galilée a fait pression
sur le gouvernement pour conquérir le plateau du Golan.
L’appétit de terre persiste jusqu’à ce jour, alors que les
colons font le siège des politiciens pour permettre l’expansion
de colonies sauvages en Cisjordanie. La rédemption de la terre
d’Israël en s’y installant a toujours occupé une place centrale
dans l’entreprise sioniste, et a été encouragée avec
enthousiasme aussi bien par les sionistes travaillistes que par
les sionistes de droite. Ainsi, également, était la création
d’agglomérations stratégiques le long des frontières du pays,
qui pouvaient servir de bouclier en cas d’invasion. Ces
kibboutzim frontaliers ont joué leur rôle pendant la guerre de
1948, repoussant les assauts palestiniens et empêchant le
passage des armées arabes d’invasion.
Or, malheureusement, c’est à ce point que la
pensée sioniste s’est fossilisée. Ce qui avait fonctionné en
1948 n’a plus servi à rien pendant la guerre de 1973, quand les
colonies du Golan ont dû être évacuées pour donner à l’armée
israélienne un espace convenable pour manœuvrer. Aujourd’hui, à
l’ère des missiles à longue portée, les ceintures de colonies
juives en Cisjordanie le long du Jourdain et de l’ancienne ligne
Verte n’offrent plus aucun avantage militaire. La tradition
sioniste de soutien à la colonisation doit être aussi remise en
cause sur le plan politique : après tout, un pays normal n’est
pas censé occuper des territoires au-delà de ses frontières
légitimes. Le mouvement sioniste a créé un Etat admis aux
Nations unies et qui aspire à des relations normales avec la
communauté internationale. Pourtant, cet Etat continue à se
comporter comme s’il était le vieux Yishouv qui devait ruser à
la fois avec un occupant colonial et avec la population arabe
locale. Et le tissu complexe de colonies qui s’est étendu en
Cisjordanie fait de la négociation d’une solution à deux Etats
un cauchemar logistique.
Ce puzzle géographique a convaincu certains
observateurs à appeler à un Etat binational. Certains, comme
l’historien britannique Tony Judt, sont d’anciens sionistes qui
ont perdu leurs illusions. D’autres, comme Pappé, pensent que
les mensonges du passé exigent de renverser le cours de
l’histoire : défaire l’Etat juif et retourner aux soi-disant
jours heureux de la coexistence judéo-arabe dans une communauté
binationale. L’idée d’un retour au paradis perdu n’est pas
nouvelle, mais elle n’a jamais été mise en pratique. Elle a été
gravement mise à mal pendant la révolte arabe de 1936-3, puis a
volé en éclats lors de la guerre de 1948, quand Juifs et Arabes
se sont affrontés pour le même morceau de terre et pour la
supériorité démographique ont dégonflé les nobles rêves de
coexistence. Comme le décrit Morris, à la fois dans son récent
ouvrage « Victimes » et dans « 1948 », la séparation est devenue
un objectif légitime pour les sionistes après la révolte arabe,
mais cette idée n’a jamais été naturelle pour le mouvement
national palestinien. De nombreux nationalistes palestiniens
souhaitaient un Etat arabe à minorité juive. Ce fut Yasser
Arafat qui finit par leur imposer la solution de deux Etats.
Maintenant qu’il est mort, il ne reste personne pour lui donner
une légitimité.
Le chapitre de conclusion de Benny Morris est
sombre et fataliste sur les perspectives de paix, car la
catastrophe de 1948 hante toujours le monde arabe. Mais les
années 90 donnent quelques lueurs d’espoir. La politique
irrationnelle du tout ou rien qui dominait des deux côtés après
1948 a disparu alors que le conflit israélo-arabe connaissait un
net processus de sécularisation. Le même Arafat qui avait
rejoint le bataillon des Frères musulmans en 1948 dans sa guerre
sainte contre les Juifs de Palestine a accepté en 1988 l’idée de
deux Etats distincts et mené son peuple au processus d’Oslo en
1993. Les accords de paix pragmatiques qu’Israël a conclu avec
l’Egypte et la Jordanie, les négociations avec le régime syrien
laïque du parti Baas, la signature des accords d’Oslo avec
l’OLP, tout cela a reflété un désir lucide de transformer le
conflit d’un choc apocalyptique en une dispute politique
soluble.
Cela dit, l’échec du processus d’Oslo a mis à
mal la popularité de la solution à deux Etats. L’échec des
négociations de Camp David de l’été 2000 a produit l’Intifada
al-Aqsa, et la poursuite de la politique israélienne d’expansion
des colonies a gravement atteint la confiance des Palestiniens
dans l’idée de deux Etats. La direction de l’OLP en exil [à
Tunis, ndt] (ceux « de l’extérieur ») avait imposé son pouvoir
face à de jeunes dirigeants locaux (ceux « de l’intérieur »).
Tant qu’Arafat était en vie, il est arrivé à contrôler ses
opposants. Mais après sa mort en 2004, ceux de l’intérieur, au
Fatah comme au Hamas, sont revenus défier avec force la clique
décrépite de l’après-Oslo conduite par le successeur nominal
d’Arafat, Mahmoud Abbas. Le nationalisme laïque dans les
territoires palestiniens et plus généralement dans le monde
arabe est aujourd’hui en déclin. Il est en train d’être balayé
par le fondamentalisme musulman. Partout, la loyauté à l’Etat et
à la nation est en train d’être supplantée par la loyauté à
l’islam. Les Palestiniens sont en train de s’éloigner du
nationalisme pragmatique d’Arafat pour adopter des positions
révolutionnaires et maximalistes sur des questions comme le
retour des réfugiés et la libération de la Palestine d’avant la
partition.
Il est bon de se rappeler que les armées
arabes n’ont pas envahi la Palestine en 1948 pour le bien des
Palestiniens : ce fut leur guerre contre les Juifs qui a mis la
question palestinienne à l’ordre du jour des gouvernements
arabes. Pourtant, toute future solution du conflit israélo-arabe
global dépendra d’un règlement définitif de la question
palestinienne. Israël a déjà réussi à forcer tout le monde arabe
à accepter la légitimité de ses frontières de 1967, comme le
montre clairement le plan de paix de la Liguer arabe proposé en
2002. Même s’il est déjà tard, Israël doit saisir cette chance
unique et négocier des accords de paix avec la Syrie, le Liban
et les Palestiniens pour un retour aux frontières du 4 juin
1967, essentiellement ces mêmes frontières établies au lendemain
de la victoire israélienne écrasante de 1948.
Ne pas le faire, si l’on ajoute les tendances
démographiques, reviendrait à détruire pour longtemps la
crédibilité de la solution à deux Etats, en laissant l’idée
binationale gagner du terrain chez les Palestiniens alors qu’ils
seraient en train de constituer une majorité sur le plan
démographique. Et un Etat binational mènerait à une situation
comparable à l’ancienne Afrique du Sud, avec deux classes de
citoyens bénéficiant de droits politiques et civiques
extrêmement différents. Pire, pareil développement ne se
prêterait pas à une solution pacifique comme en Afrique du Sud,
car Israël, avec sa puissance supérieure, n’accepterait jamais
de concéder le pouvoir à une majorité palestinienne, comme les
Blancs d’Afrique du Sud l’ont fait en 1994 à une majorité noire.
Le seul autre scénario possible serait un désengagement
unilatéral d’Israël sur les lignes déterminées par la barrière
de séparation, ce qui annexerait environ 8% de la Cisjordanie.
Et cela laisserait, selon toute probabilité, un Etat du Hamas
sur les frontières d’Israël.
Pour éviter ces scénarios catastrophe, Israël
doit admettre une fois pour toutes que la phase territoriale du
sionisme est achevée, démanteler la plupart des colonies de
Cisjordanie et contribuer à la création un Etat palestinien
viable le plus tôt possible. Pour Israël, c’est la seule chance
de sceller sa victoire de 1948, victoire constamment remise en
question depuis lors, avant que la marée montante du
fondamentalisme musulman ne submerge les régimes arabes
existants et ne condamne toute perspective d’une paix
israélo-arabe durable.
[
Trad. : Gérard pour