Les Amis de Jayyous
Le
combat pour façonner notre identité tout en vivant sous
occupation
Samah Jabr
Samah Jabr
30 décembre 2007
Alors que les Israéliens juifs célébraient
les Grandes Fêtes en septembre dernier, les autorités renforçaient
les check-points autour de ma ville natale, Jérusalem. Cela veut
dire pour moi, comme pour des milliers d’autres Palestiniens,
qu’il a fallu souvent attendre des heures pour passer un
check-point, ce qui m’a empêchée plus d’une fois de partager
le dîner du Ramadan avec ma famille.
Quand les check-points sont renforcés, les
automobilistes palestiniens se bousculent pour se placer en début
des files d’attente. Les soldats israéliens s’en mêlent
parfois… pour récompenser les conducteurs qui coupent la file !
Tout en regardant les heures passer, et alors que j’attends de
pouvoir avancer ma voiture de quelques mètres vers le
check-point, j’ai l’impression que c’est mon sang qui est en
train de bouillir, pas l’essence de ma voiture.
Une fois, après avoir attendu plus de deux
heures à un check-point sans avoir pu bouger, des automobilistes
ont donné des coups de klaxon en signe de protestation. Les
soldats israéliens ont alors fermé le check-point complètement
et s’en sont pris aux premières voitures, jusqu’à ce que
leurs conducteurs fassent arrêter tout le monde de klaxonner.
Voilà comment nous sommes conditionnés. Nous « avons
appris » à attendre au check-point, immobiles et
silencieux, et à ne plus jamais oser protester. Le résultat de
notre indignation refoulée, c’est, bien sûr, une profonde dépression.
C’est dans ce contexte d’oppression et de
discrimination prolongées que les Palestiniens se battent pour façonner
leur personnalité comme leur identité nationale. Parmi les
options possibles, il y a le refus de perdre notre identité, et
l’affrontement. Le choix peut varier selon les individus aussi
bien que selon les générations, en fonction du climat politique
comme de la situation sociale.
Mettre la pression et semer la discorde sont
des tactiques qui visent à démoraliser les Palestiniens, à les
amener à intérioriser un sentiment d’infériorité, à saper
leur confiance en eux-mêmes et leur capacité à s’unir pour
poursuivre un objectif commun.
On dit de l’occupation illégale d’Israël
qu’elle est « civilisée », alors que notre résistance
est qualifiée de « sauvage ». Les Israéliens
profitent d’une bonne économie, d’un enseignement moderne et
d’une médecine de pointe, avec des spécialistes dans chacun de
ces domaines. Ils fabriquent des puces électroniques pendant que
les Palestiniens, eux, sont jugés comme ne produisant rien, sauf
des bombes humaines ou des combats de rue dans Gaza. Nous
n’aurions donc qu’à accepter - voire à nous en réjouir -
notre occupation et notre exploitation, à abandonner, de nous-mêmes,
volontairement, toute notion subjective de notre identité et de
notre existence, au profit des mensonges de l’occupant qui est
le plus puissant.
Cette détérioration de la morale
palestinienne s’est accentuée avec les combats internes et le
soutien international à une faction contre l’autre faction.
Comme prévu, elle a eu un impact négatif majeur sur la cohésion
sociale, surtout avec la marginalisation en cours des dirigeants
nationalistes non affiliés et la promotion de certains qui
souffrent d’une ambivalence dans l’identité nationale et
d’une psychologie basée sur l’occupation. Parallèlement, des
comportements anti-intellectuels sont dirigés contre les
penseurs, les savants et les artistes qui refusent de renoncer à
leurs revendications nationales et de rejeter leur propre culture
dite inférieure à celle de l’occupant.
Parce que le pouvoir sous l’occupation
passe de l’occupé à l’occupant et à ses partisans, les
postulats et propositions de ces derniers sont réputés mieux
fondés. Chez l’occupé, le pouvoir est laissé à une élite
qui soutient l’occupation et qui évolue finalement au sein de
la classe dirigeante.
Les hommes d’affaires palestiniens, par
exemple, ont une grande confiance en leurs homologues israéliens.
Des personnalités nationales palestiniennes importantes cherchent
à se faire soigner dans les hôpitaux israéliens, et des ONG
palestiniennes assurent de meilleurs salaires et des opportunités
d’emploi aux diplômés des universités israéliennes.
Comme Franz Fanon, psychiatre né aux
Antilles, le soulignait il y a 40 ans, ces actes découlent du
fait que l’opprimé s’identifie à son agresseur, un mécanisme
de défense consistant à accélérer l’assimilation
de la culture de l’occupant et à rejeter simultanément sa
propre culture. Se voyant eux-mêmes avec les yeux de
l’occupant, les Palestiniens qui souffrent de ce syndrome
croient ce qu’on leur dit, qu’ils sont des primitifs et des
terroristes. En réalité, leur complexe d’infériorité vient
de ce qu'une force économique et militaire permet à l'occupant
d'avoir une vie plus profitable et plus précieuse que la nôtre.
Certains d’entre nous commencent à imiter les occupants dans
leur puissance, associant pouvoir et réussite à la culture, à
l’idéologie et au mode de vie de l’occupant, considérés
comme intrinsèquement supérieurs.
Parce que les mensonges auxquels sont soumis
les Palestiniens se transmettent de génération en génération,
ils peuvent finir par s’ancrer dans le subconscient
d’individus sensibles et par s’étendre à tous les aspects de
leur vie.
Pour autant, de nombreux Palestiniens
ordinaires restent convaincus de notre droit à une nation et à
l'autodétermination, et croient que les valeurs traditionnelles,
telles que dignité et honneur, doivent être défendues à tout
prix, même au prix de sa propre vie. Ils reconnaissent en
l’occupation une génératrice de honte et la nécessité de la
rejeter de façon impitoyable.
Des dirigeants palestiniens arguent que la
puissance occupante est trop forte pour qu’on puisse lui résister
efficacement et que, par conséquent, nous n’avons d’autres
recours que d’accepter son joug comme une réalité
incontournable de la vie ; ces dirigeants ne font que
renforcer et institutionnaliser la psychologie de l’occupation.
Cet état d’esprit menace notre peuple, notre sens de l'objectif
commun et notre confiance en l’avenir. Il est essentiel que
notre appréciation sur l’occupation prenne en compte cette
occupation intérieure de notre esprit. Après tout, c’est précisément
une telle acceptation et une telle capitulation intériorisées
qui constituent l’objectif ultime de l’occupation.
Aujourd’hui, il est plus important que
jamais de nous donner une conscience nationale et une exigence de
libération. Nous devons remplacer la conjecture coloniale de
l’occupant par un appel hardi à la vérité et par
l’affirmation inébranlable de la vertu de notre culture
nationale.
Il est aussi essentiel de développer l’économie
palestinienne face à une corruption massive et aux problèmes
d’infrastructures, d’encourager la mobilisation politique
d’une classe moyenne cultivée afin de contrecarrer la
domination de ceux qui souffrent de la psychologie de
l’occupation, et afin de maintenir la morale palestinienne.
L’occupation est écrasante et implacable,
nous ne pouvons faire comme si elle n’existait pas. Mais elle ne
peut être vaincue par une passivité muette. En revanche, la
vaincre requiert une opposition farouche et rugissante, réponse
normale de la part d’êtres humains face à l’oppression. En
tant que peuple, nous devons nous engager dans un effort
conscient, soutenu, pour recouvrer notre dignité individuelle et
l’estime de nous-mêmes, afin de vaincre cette psychologie et ce
manque de fierté ethnique que l’occupation cherche à nous
imposer. De plus, chacun, chacune d’entre nous, ne doit pas
seulement y travailler pour sa propre identité, mais interagir
avec sa famille, ses amis et son entourage, de telle sorte que
l'expérience commune partagée et leur force unie puissent
contrer et transcender cette tentative de destruction de notre
identité culturelle et individuelle.
La dernière chose que nous voudrions pour
notre peuple est bien sa résignation. Parce que nous sommes obligés
de vivre nos vies, malgré nous, sous une occupation militaire, il
nous faut combattre notre oppresseur, lutter jour après jour pour
libérer nos esprits, nos corps et notre terre. Car c’est précisément
notre rage et notre détermination à combattre l’oppression –
même en klaxonnant à un check-point – qui prouvent, à nous-mêmes
et au monde, que nous sommes vivants.
Reçu de l’auteur le 30 décembre 2007 par
Les Amis de Jayyous
Traduction : JPP
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