Opinion
Hugo Chávez,
l'agence France-Presse et le rôle des
médias
Salim
Lamrani
Salim
Lamrani
Lundi 6 février
2012
Le Monde Diplomatique en español
Introduction
La visite du Président iranien
Mahmoud Ahmadinejad au Venezuela, le 9
janvier 2012, a fait l’objet d’une
couverture médiatique internationale.
L’Agence France-Presse (AFP) a également
couvert l’événement par le biais, entre
autres, de sa chaîne de télévision
AFPTV. Néanmoins, l’AFPTV s’est rendue
coupable d’une grave dérive en publiant
et en manipulant une vidéo tronquée du
discours du Président vénézuélien Hugo
Chávez, contrevenant à l’éthique
journalistique qui impose à la presse de
transmettre une information véridique et
non biaisée à l’opinion publique. Cette
affaire conduit inévitablement à se
questionner sur le rôle des médias dans
nos sociétés.
L’Agence France-Presse (AFP)
L’AFP est la toute première
agence mondiale d’information puisque
son histoire remonte à la création en
1835 de l’agence Havas, « pionnière des
agences de presse internationales ». En
1944, un groupe de journalistes
résistants reprit le contrôle de
l’Office Français d’Information – alors
sous contrôle du régime de Vichy pendant
l’occupation nazie – et le rebaptisa
Agence France-Presse[1].
L’institution se qualifie d’« agence de
presse indépendante », même si une
partie substantielle de son budget
dépend des abonnements des services
publics, c’est-à-dire de l’Etat. Ses
principes fondamentaux, définis dans le
statut de 1957, sont néanmoins censés
garantir « l’indépendance de l’agence et
la liberté d’action de ses
journalistes ». D’après son article 2,
« l'Agence France-Presse ne peut en
aucune circonstance tenir compte
d'influences ou de considérations de
nature à compromettre l'exactitude ou
l'objectivité de l'information; elle ne
doit, en aucune circonstance, passer
sous le contrôle de droit ou de fait
d'un groupement idéologique, politique
ou économique ». Ainsi, l’AFP revendique
son impartialité et son objectivité[2].
L’AFP dispose d’un réseau conséquent de
2 900 collaborateurs de 80 nationalités
différentes, répartis dans 165 pays,
lesquels rendent compte en six langues
différentes (français, anglais,
espagnol, allemand, portugais et arabe)
« de la marche de la planète, 24 heures
sur 24, en vidéo, texte, photo,
multimédia et infographie[3] ».
L’agence diffuse ainsi 5 000 dépêches
par jour dans tous les domaines de
l’actualité et dispose, en plus du
texte, d’un service photo international
(2 000 photos par jour et 8 millions de
photos d’archives), d’une chaîne de
télévision AFPTV (500 vidéos par mois)
et d’une palette multimédia[4].
L’AFP revendique une marque de fabrique
qui fait, selon elle, sa renommée dans
le monde entier : la crédibilité. Elle
est illustrée par la maxime suivante :
« La fiabilité est notre absolue
priorité ». L’organisme est composé de
« journalistes professionnels
expérimentés » qui « exercent leur
métier dans la plus grande rigueur »,
« trient, hiérarchisent les
informations, vérifient les faits pour
les mettre en perspective ». Selon
l’entité de presse, elle fournit « une
information rapide, vérifiée et complète
sur les événements qui font l'actualité
internationale[5] ».
La visite du Président Ahmadinejad au
Venezuela
Lors de la visite officielle du
Président iranien Mahmoud Ahmadinejad au
Venezuela, l’AFPTV a publié une vidéo de
58 secondes sous le titre « Ahmadinejad
et Chávez ‘attaqueront Washington’ »,
dans lequel les journalistes L. Ramirez
et L. de Suremain retranscrivent un
extrait du discours du Président Hugo
Chávez sur le perron du Palais
présidentiel. Les deux présidents se
trouvent côte à côte, entourés
d’officiers militaires. La voix off
traduit donc les propos de Chávez et
l’extrait se lit comme suit :
« Ahmadinejad et moi, depuis le perron
du Palais présidentiel, viserons
Washington avec des canons et des
missiles. Parce que nous allons attaquer
Washington[6] ».
Ainsi, dans le reportage réalisé
par l’AFPTV, il semble que le Président
Chávez menace les Etats-Unis d’une
attaque militaire. Les propos semblent
assez étranges et surprennent l’opinion
publique. S’agit-il d’une déclaration de
guerre à l’encontre de la puissance
américaine, sachant que les relations
entre les deux nations sont
conflictuelles depuis plus d’une
décennie ? Impossible d’en savoir
davantage en raison du caractère
succinct de l’extrait.
Une analyse de l’ensemble du
discours de Chávez permet néanmoins de
découvrir une toute autre réalité. En
effet, le discours a été délibérément
tronqué par l’AFPTV, qui en a
sélectionné un passage afin de faire
croire à l’opinion publique que Chávez
menaçait explicitement les Etats-Unis.
En réalité, les propos du président
vénézuélien stigmatisaient la
diabolisation de l’Iran et du Venezuela
par les Etats-Unis et une grande partie
de la presse occidentale. La déclaration
complète est totalement différente :
« Les porte-paroles de l'impérialisme
disent, les médias de l’impérialisme
affirment, et leurs laquais présents
dans ce pays le répètent tels des
perroquets, que l’Iran se trouve au
Venezuela, qu'Ahmadinejad est à Caracas,
car en ce moment même, à 2h30 de
l'après-midi, comme si nous allions,
Ahmadinejad et moi, depuis les sous-sols
[du palais présidentiel] de Miraflores,
ajuster notre tir en direction de
Washington, et que vont sortir de là de
grands canons et des missiles car nous
allons attaquer Washington. C'est
quasiment ce qu'ils disent. Ou que la
colline où se trouvent les journalistes,
là, va s'ouvrir, et qu'une grande bombe
atomique va en sortir. C’est quasiment
ce qu’ils affirment. Il faut en rire
mais il faut également être attentifs[7] ».
La volonté de manipulation et de
tromperie est manifestement évidente,
sans compter les erreurs – délibérées ?
– de traduction. Face au tollé suscité
sur Internet, l’AFP a modifié le titre
initial et l’a remplace par « Chávez
ironise en disant qu’il va attaquer les
USA[8] ».
L’Agence a également publié le
commentaire suivant sur son compte
Facebook :
« L’AFP
a publié une version corrigée d’une
vidéo sur des déclarations du président
vénézuélien Hugo Chavez lors de la
récente visite à Caracas de son
homologue iranien Mahmoud Ahmadinejad.
Sur les six versions de cette vidéo AFP,
la version en français comportait une
erreur par défaut de mise en contexte
d’une déclaration de M. Chavez. Une
nouvelle version de cette vidéo, avec
mise en contexte, a été diffusée[9] ».
Mais là encore, le nouveau titre – seul
changement dans la nouvelle vidéo – est
trompeur. En effet, le Président Chávez
n’ironise pas sur une éventuelle attaque
contre les Etats-Unis mais fustige les
déclarations des médias qui prétendent
que le Venezuela et l’Iran sont sur le
point de déclarer la guerre à
Washington. Ainsi, l’AFP transforme une
critique de la presse occidentale en un
discours belliqueux anti-américain.
Par ailleurs, cet ajustement n’a guère
convaincu les internautes, outrés par le
comportement de l’agence de presse comme
l’illustrent certains commentaires : « C'est
l'AFP qui envoie des missiles sur
l'information et sur l'opinion
publique ! », « La
vidéo originale est une preuve
irréfutable de calomnie et de
manipulation du peuple Français », « agence
de propagande », « À croire que le monde
veut vraiment la guerre contre l'Iran et
le Venezuela », « C'est la nouvelle
PRAVDA[10] », « Ce
que vous faites est d'une extrême
gravité. Vous faites une propagande de
guerre », « Comment
les "journalistes" de l'AFP ont-ils osé,
avec un ce grotesque mensonge prendre un
tel risque, surtout à l'ère d'internet
où tout peut être contrôlé et vérifié[11]
? ».
En réalité, le discours du président
Chávez, qui a duré près d’une demi-heure
et qui a été réduit à ces 58 secondes
par l’AFP, était davantage un plaidoyer
pour la paix mondiale qu’une déclaration
de guerre contre les États-Unis comme
l’illustrent ces extraits :
-Chávez : « La plus grande aspiration de
nos peuples est la paix et on nous
accuse de belliqueux ou de
va-t-en-guerre. Nous ne sommes pas des
va-t-en-guerre. L’Iran n’a envahi
personne. La révolution islamique d’Iran
n’a envahi personne. La révolution
bolivarienne n’a envahi personne. Nous
n’avons jamais bombardé quiconque. Qui a
envahi des pays et des peuples entiers
depuis plus de 100 ans ? Qui a jeté des
milliers de bombes sur des peuples sans
défense, y compris des bombes
atomiques ? Qui a favorisé des coups
d’Etat, des massacres et des génocides ?
Qui a utilisé la guerre chimique, la
guerre biologique et la guerre
bactériologique contre des peuples
entiers ? Ce n’est pas nous. Nous autres
faisons partie des peuples qui ont été
agressés. Et nous continuons à être
agressés. Et on prétend nous présenter
comme étant les agresseurs. Comme le dit
Eduardo Galeano : « C’est l’histoire du
monde à l’envers ».
De la même manière, le discours
du président iranien n’était pas
forcément hostile aux Etats-Unis :
-Ahmadinejad : « Nous aimons tous les
peuples, y compris le peuple américain
qui souffre sous la domination des
arrogants. Nous sommes aux côtés de tous
les peuples pour qu’ils parviennent à
conquérir leurs droits inaliénables.
Notre arme est la logique, notre arme
est la culture, nos armes sont les
valeurs humaines. Nos armes sont
l’effort et le travail qui permettront
de conquérir les droits de ceux qui
souffrent. Notre arme est l’amour, la
tendresse et l’amitié pour lesquels nous
serons unis à jamais[12] ».
Conclusion
Le cas d’AFPTV est emblématique des
dérives journalistiques de plus en plus
fréquentes. En effet, de nombreux médias
ne jouent plus leur rôle d’informateurs
et d’analystes, mais se contentent d’un
rôle de propagandiste au service de
l’idéologie dominante et de l’ordre
établi. La concentration des médias au
sein de grands groupes économiques et
financiers porte gravement atteinte à
l’impartialité et l’indépendance de
cette même presse qui répond à un agenda
politique bien précis, au détriment de
la diffusion d’une information fiable.
Pourtant, la Charte d’éthique
professionnelle des journalistes « tient
l’esprit critique, la véracité,
l’exactitude, l’intégrité, l’équité,
l’impartialité, pour les piliers de
l’action journalistique ; tient
l’accusation sans preuve, l’intention de
nuire, l’altération des documents, la
déformation des faits, le détournement
d’images, le mensonge, la manipulation,
la censure et l’autocensure, la non
vérification des faits, pour les plus
graves dérives professionnelles[13] ».
Au lieu de respecter cette profession de
foi, l’AFP s’est rendue coupable d’une
dramatique faute professionnelle,
trompant l’opinion publique et bafouant
les principes fondamentaux de la
profession journalistique, en
particulier son propre statut. Dans ce
cas précis, l’agence s’est comportée
comme une officine de propagande
destinée à diaboliser le président
vénézuélien Hugo Chávez, outrageant
ainsi la mémoire de ses pères
fondateurs, qui eux avaient choisi, sous
le joug nazi, de lutter contre la
désinformation, « de passer la vérité en
contrebande » si cela était nécessaire –
pour reprendre les propos de Robespierre
–, afin de la faire parvenir aux
citoyens.
Docteur ès Etudes Ibériques et
Latino-américaines de l’Université Paris
Sorbonne-Paris IV, Salim Lamrani est
enseignant chargé de cours à
l’Université Paris Sorbonne-Paris IV, et
l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée,
et
journaliste, spécialiste des relations
entre Cuba et les Etats-Unis.
Son dernier ouvrage s’intitule
État de siège. Les sanctions économiques
des Etats-Unis contre Cuba, Paris,
Éditions Estrella, 2011 (prologue de
Wayne S. Smith et préface de Paul
Estrade).
Contact :
Salim.Lamrani@univ-mlv.fr
;
lamranisalim@yahoo.fr
[11]
AFPTV, « Chávez ironise en
disant qu’il va attaquer les
USA »,
op. cit.
[12]
Vincent Lapierre,
op. cit.
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