Cuba
L’Union
européenne au fond de l’abîme
Salim Lamrani
3 juin 2007
L’Union européenne
a atteint le fond de l’abîme politique, stratégique et surtout
moral. Au mois d’avril 2007, les instances de Bruxelles ont reçu
en grande pompe la visite de Caleb McCarry. Ce sinistre personnage
a été nommé en 2005 par l’administration Bush « coordinateur
de la Commission d’Assistance à une Cuba libre »,
dont l’objectif est de renverser le gouvernement de La Havane,
dans un délai de 18 mois à partir du 10 juillet 2006, et
d’installer un régime au service de Washington. McCarry se décrit
lui-même comme « le plus haut fonctionnaire responsable
de coordonner les efforts pour soutenir une transition démocratique
à Cuba1 ».
McCarry, dont le but est de maintenir la politique
d’agression et d’ingérence dans les affaires internes
cubaines jusqu’à ce que « de véritables changements
surviennent à Cuba », dispose du soutien de l’Union
européenne. Bruxelles se rend complice d’une stratégie visant
à renverser un gouvernement souverain, bafouant toutes les normes
internationales. Mais elle ne se contente plus d’apporter un
soutien passif et tacite à Washington. Désormais, elle a élaboré
une manœuvre similaire calquée sur les directives de la
Maison-Blanche2.
Le plan secret de l’Union Européenne
vis-à-vis de Cuba
Dans un document confidentiel intitulé « Policy
Paper on EU Medium Term Strategy Towards Democracy in Cuba »
(Document de politique sur la stratégie à moyen terme de l’UE
pour la démocratie à Cuba), Bruxelles confirme son intention de
mener une politique parallèle à celle de Washington, afin
d’atteindre le même objectif. Cuba est le seul pays latino-américain
victime de sanctions politiques et diplomatiques de la part de
l’Union européenne qui a adopté une Position commune en 1996,
officiellement pour « atteinte aux droits de l’homme ».
Seuls quatre autres pays au monde subissent le même sort :
la Birmanie, l’Irak, le Nigeria et le Zimbabwe3.
La rhétorique de l’Union européenne au sujet des droits
de l’homme pour justifier la stigmatisation de Cuba est un prétexte
peu crédible, comme le démontre le dernier rapport d’Amnesty
International de 2007. Sur le continent américain, du Canada à
l’Argentine, les violations des droits de l’homme sont
terrifiantes et Cuba est de loin le pays le moins accablé par
l’organisation. L’objectif est tout autre et il est clairement
défini dans le document secret : « L’objectif
premier de la Position commune sur Cuba est de promouvoir un
processus de transition vers une ‘démocratie pluraliste’ »,
c’est-à-dire remettre en cause l’actuelle structure
politique, économique et sociale de l’Île des Caraïbes4.
Bruxelles se montre déterminée dans sa volonté
d’atteindre son but commun avec les Etats-Unis : « Aucune
normalisation des relations politiques entre l’Union européenne
et Cuba n’est à l’ordre de jour avant que de réels et véritables
changements surviennent dans l’île ». L’UE démontre
ainsi son manque de vision stratégique en persistant à appliquer
une politique de contrainte inefficace vis-à-vis de La Havane,
qui n’est guère réceptive au langage de la force5.
Dès le triomphe révolutionnaire en 1959, les Etats-Unis
ont élaboré une stratégie visant à organiser, financer et
diriger une opposition interne à Cuba. Les documents secrets
aujourd’hui partiellement déclassifiés, les lois Torricelli de
1992, Helms-Burton de 1996 ainsi que les rapports du 6 mai 2004 et
du 10 juillet 2006 de la Commission d’Assistance à une Cuba
libre le démontrent sans aucune équivoque. Des groupes
d’opposants, nommément cités par ces documents officiels du
gouvernement des Etats-Unis, oeuvrent comme une cinquième colonne
au service de la politique étrangère de Washington6.
Désormais, l’UE a emboîté le pas aux Etats-Unis et
envisage elle aussi financer une opposition interne à Cuba afin
de promouvoir ses propres intérêts :
« L’Union
européenne doit accroître son influence auprès de
l’opposition pacifique et des secteurs indépendants de la société
civile dans son ensemble à Cuba et à l’étranger, avec un
accent particulier sur leurs plans pour la future transition. L’Union
européenne doit mobiliser tout son poids (politique et financier)
pour encourager les dissidents à élaborer ensemble une
plateforme politique commune opérationnelle, incluant toutes les
personnalités, les groupes, les initiatives et les programmes
dans leur ensemble. Comme première étape, les groupes
d’opposition doivent s’abstenir de déclarations et de
comportements polarisés. Ensuite, ils doivent se mettre
d’accord autour d’un consensus minimum sur les procédures et
les substances afin d’accroître leur impact commun et se préparer
pour une véritable démocratie pluraliste7 ».
Ainsi, Bruxelles, violant les principes les plus élémentaires
de la non-ingérence, s’immisce dans les affaires internes
cubaines et envisage de recruter des individus afin de mettre en
œuvre son propre agenda politique. Les groupes de dissidents,
dont beaucoup sont susceptibles d’accepter l’aide de l’Union
européenne, tomberaient immédiatement sous le coup de la loi
cubaine. En effet, comme toutes les législations du reste du
monde, le code pénal cubain punit sévèrement toute alliance ou
collaboration avec une puissance étrangère dans le but de
renverser l’ordre constitutionnel établi. Le gouvernement
cubain ne restera sûrement impassible face à cette nouvelle
tentative de déstabilisation.
L’Union européenne a mis en place des mesures très
concrètes pour « promouvoir une société civile plus démocratique
et mieux organisée » et mener à bien sa politique
d’ingérence. Elle a prévu « de donner la priorité à
des projets économiques et socioculturels »,
d’approuver et de « financer les initiatives
culturelles du secteur indépendant cubain telle que la création
de librairies indépendantes ». Bruxelles a également
prévu d’inviter « les membres de l’opposition à des
évènements politiques et culturels de l’Union européenne8 ».
Que se passerait-il si Cuba finançait les indépendantistes
basques ou corses afin d’accélérer la « transition démocratique »
en Espagne et en France ? Que se passerait-il si des pays
tels que la Chine, la Russie ou l’Iran en faisaient de même ?
La presse internationale s’empresserait de condamner, et à
raison, de telles ingérences inacceptables. Il doit en être de même
vis-à-vis de la politique de l’Union européenne contre Cuba.
La politique
irrationnelle de Washington atteint l’Autriche
Les sanctions économiques inhumaines que les Etats-Unis
imposent aux Cubains frappent de plein fouet l’Europe. En avril
2007, une banque autrichienne rachetée par un fond étasunien a
fermé tous les comptes tenus par près d’une centaine de
clients d’origine cubaine résidant dans la république alpine,
appliquant ainsi de manière extraterritoriale – et donc illégale
– la législation étasunienne dans un pays tiers. La banque
Bawag vendue au fond financier Cerberus a, du jour au lendemain,
annoncé à ses clients cubains qu’ils devaient clôturer leurs
comptes en raison de leur nationalité9.
Thomas Heimhofer, porte-parole de Bawag, a affirmé de manière
catégorique que la décision était « irrévocable ».
Miriam Vargas, l’une des clientes affectées par la mesure, a
regretté cette discrimination et avoue avoir été offensée par « le
ton dénigrant de la lettre envoyée par la banque ». Le
député vert Karl Öllinger, également client de
l’institution, s’est insurgé contre cette décision : « Fermer
les comptes de quelqu’un en raison de sa nationalité viole la
loi autrichienne et si le directeur de Bawag ne rectifie pas cette
mesure d’ici dix jours, je vais fermer tous mes comptes ».
Quant au ministre des Affaires sociales, Erwin Buchinger, il a
lancé un appel au boycott de Bawag : « Les
entreprises comprennent mieux quand leurs intérêts sont affectés10 ».
Le gouvernement autrichien a annoncé des sanctions contre
l’entreprise viennoise, pour application illégale de sanctions
étrangères. La ministre des Affaires étrangères, Ursula
Plassnik, a signalé que l’Autriche n’était pas « le
51ème état fédéral des Etats-Unis », et
que les lois autrichiennes et européennes devaient être respectées.
Bruxelles a observé un assourdissant silence au sujet de cette
affaire11.
Suite aux pressions populaire et juridique et face à la détermination
des autorités autrichiennes de ne pas subir cette humiliation, le
groupe financier a dû faire marche arrière le 4 mai 2007. « Le
conseil d’administration de Bawag PSK révoque la décision de
mettre un terme aux relations commerciales avec les ressortissants
cubains avec effet immédiat. Le conseil d’administration présente
ses excuses pour les problèmes et les irritations causés par les
précédentes mesures », a annoncé l’entité
viennoise12.
Le Royaume-Uni
n’est pas épargné
En avril 2007 également, la banque Barclays a ordonné à
ses filiales de Londres de fermer les comptes de deux entreprises
cubaines : Havana International Bank et Cubanacán,
suite aux pressions exercées par le Bureau de contrôle des
avoirs étrangers (Office of Foreign Assets Control, OFAC)
du Département du Trésor. Plusieurs députés britanniques
scandalisés par cette intromission étrangère ont décidé de
porter l’affaire devant la Chambre des Communes. Le député Ian
Gibson a fustigé cette nouvelle atteinte : « Cette
décision de Barclays non seulement représente une offense répugnante
contre un pays caribéen mais constitue également une
contravention à nos propres règles et lois. […] Nous soutenons
le droit de Cuba à être libre de l’agression nord-américaine ».
Peu de temps auparavant, la chaîne hôtelière Hilton avait décidé
arbitrairement de ne plus héberger de ressortissants cubains. Désormais,
les entreprises du Royaume-Uni doivent se plier aux lois étasuniennes,
faisant fi de la souveraineté de cette nation. L’Union européenne
ne s’est toujours pas prononcé sur ces outrages13.
Une hypocrisie
insupportable
L’hypocrisie de Bruxelles dépasse toutes les limites.
Sans même parler de l’évidente absence d’autorité morale de
l’UE, la rhétorique des droits de l’homme est fallacieuse ;
les véritables objectifs étant moins avouables. La complicité
de l’UE avec les Etats-Unis est incontestable à tel point que
lors du sommet bilatéral Etats-Unis/Union européenne en mai
2007, le nom de Cuba a été cité dans la déclaration finale.
L’Europe accepterait-elle de recevoir un proconsul cubain dont
le but officiel et avoué serait de renverser l’administration
Bush, comme elle l’a fait avec Caleb McCarry ? Au nom de
quel droit l’UE déciderait-elle de l’avenir des Cubains14 ?
Censée prendre une part active dans la lutte contre le
terrorisme, l’UE ne s’est toujours pas prononcée sur la libération
définitive, le 8 mai 2007, de Luis Posada Carriles, le pire
terroriste du continent américain et ancien agent de la CIA.
Washington, qui protège ce criminel, refuse de l’extrader au
Venezuela, en flagrante violation de la législation
internationale. Cet acte de connivence n’est pas acceptable tout
comme la doctrine du « bon et du mauvais terroriste ».
L’Union
européenne – tout comme les Etats-Unis – se trouve dans
l’incapacité de reconnaître et d’admettre que Cuba est un
pays souverain et indépendant. C’est la raison pour laquelle
Javier Solana, le haut représentant pour la politique étrangère
de l’UE, persiste à parler de « transition […]
rapide » à Cuba et choisit d’ignorer une réalité
immuable : le processus révolutionnaire cubain est profondément
ancré au sein de la société cubaine et ne dépend aucunement de
la survie de son leader historique, politique, spirituel et
constitutionnel. En un mot, il est irréversible et toute analyse
sérieuse portant sur la situation actuelle ou le futur de Cuba
doit commencer par ce postulat. Encore imprégnée de sa culture
coloniale, l’UE conteste le droit des Cubains à l’autodétermination.
Elle s’obstine à mener une politique arbitraire qui, de toute
façon, a échoué depuis longtemps et ne fait que plonger le
Vieux continent dans un discrédit international15.
Notes
1
Caleb McCarry, « Caleb McCarry Discussion with European
Journalists at the Foreign Press Center », 25 janvier 2007, http://www.cafc.gov/cafc/rls/79507.htm
(site consulté le 28 mai 2007).
2
Ibid.
3
« Policy Paper on EU Medium Term Strategy Towards Democracy
in Cuba ». Document
fourni par une source confidentielle à l’auteur.
4
Ibid., point 3.5.
5
Ibid., point 4.3.
6
Salim Lamrani, Fidel Castro, Cuba et les Etats-Unis (Pantin :
Le Temps des Cerises, 2006), pp. 173-196.
7
« Policy Paper on EU Medium Term Strategy Towards Democracy
in Cuba », op. cit., point 4.4.1.
8
Ibid., point 4.4.2.
9
EFE, « El embargo a Cuba salpica a Austria. La
cancelación de cuentas de cubanos en un banco adquirido por un
fondo de EE UU abre un encendido debate », 18 avril 2007.
10
Ibid.
11
World Data Service, « Anuncia gobierno de Austria
medidas contra banco que se unió a bloqueo anticubano », 20
avril 2007.
12
Reuters, « BAWAG Restores Cuban Accounts After Public
Uproar », 4 mai 2007 ; Associated Press,
« Banco austríaca reanuda transacciones con ciudadanos
cubanos », 4 mai 2007.
13
Gabriel Molina, « Austria apuesta por la soberanía »,
Granma, 7 mai 2007.
14
Agence France Presse, « Aluden a Cuba en cumbre de
EEUU y Cuba », 1 mai 2007 ; EFE, « UE
acuerda incluir en mención a Cuba en declaración con EEUU »,
1 mai 2007.
15 Associated Press,
« Solona dice le gustaría transición rápida en Cuba »,
18 avril 2007.
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