|
Opinion
Israël et la fin de
la « pureté des armes » ?
Roger Naba'a
Dimanche 19 décembre 2010 «L’armée israélienne est la
plus morale du monde»
Ehud Barak, ministre israélien de la Défense, intervention le
jeudi 19 mars 2009, à la radio d’État pour rejeter les
témoignages accablants de soldats israéliens faisant état
d’exactions lors de l’opération Plomb durci contre Gaza.
Qu’elles étaient belles les guerres d’Israël de naguère! De
la guerre de 1948 à celle de Suez (1956), des Six Jours (1967)
et enfin d’Octobre, du Ramadan ou de Kippour (1973), toutes ces
guerres – en moyenne une tous les dix ans –furent de «belles
guerres» où Israël, en David des Temps modernes, renouant avec
le récit biblique, conduisait au-dessus de tout soupçon, des
guerres «justes» et «propres» sous le signe de la «pureté de ses
armes», contre l’affreux Goliath arabe, présenté sous le signe
de l’infamie qui, l’assiégeant de partout et parachevant l’œuvre
d’Hitler, le condamnait à vivre dans un immense «camp retranché»
pour ne pas dire un «ghetto à l’air libre». Passons sur la
métaphore!
Mais de manière «occultée» lors de la guerre de 1948,
«spectaculairement» lors de la première guerre du Liban (1982)
avec le bain de sang de Sabra et Chatila, les choses pour Israël
et ses guerres commencèrent de se gâter. Pas encore
radicalement! Ce n’est qu’avec la première Intifada (1987-1993)
mais surtout la seconde (2002-2005) que le changement initié par
la guerre du Liban (1982) se convertit en une suite d’actions
sanglantes qui renouaient avec la face cachée de la guerre de
1948[1]. Et c’est alors que les choses se
gâtèrent radicalement. C’est à la suite de ces guerres que ce
qu’on appelle l’«opinion internationale» commença à dénoncer
l’«immoralité» des nouvelles guerres d’Israël.
Certes, «guerre juste», «guerre propre» et «pureté des armes»
relèvent de questions éthiques. Pourquoi la question de
l’éthique a-t-elle glissé au politique, «éclaboussant» au
passage les nouvelles guerres d’Israël? Là est toute la question
de ces nouvelles guerres et de la vision israélienne qui les
porte.
La guerre de 1948: une
guerre Janus
La guerre de 1948 – «la mère de toutes les guerres»
(Shlomo Ben-Ami 1) – résume toutes les guerres qu’aura à
connaître Israël par la suite. Guerre à double face,
elle en apparaît comme le type et la matrice; car en
1948, Israël a conduit l’un dans l’autre, tout à la fois
ou successivement, deux genres de guerres qui seront
reconduites par toutes les autres, selon des
temporalités différentes:
La première, qui prévalut de novembre 1947 à mai
1948, fut une véritable guerre «civile» ou plus
exactement une guerre «sociétale» au cours de laquelle
se sont affrontées deux sociétés. Ce fut une guerre «sociocidaire»
ou «politicidaire» comme dit Baruch Kimmerling 2qui
opposa dans une lutte à mort -sur et pour le même
territoire-la société israélienne, venant prendre la
place de la société palestinienne, autochtone; et une
guerre au terme de laquelle l’israélienne n’a pu se
construire qu’en détruisant la palestinienne- d’où «sociocidaire»
par quoi se définit un crime perpétré contre une
«société» et visant à la détruire en tant que telle pour
y prendre sa place en effaçant toute trace palestinienne
de «la mémoire de ces lieux».
Ce n’est que lors de la seconde guerre -qui prévalut
de mai 1948 à sa fin, en janvier 1949 -que la guerre de
1948 devint à proprement parler inter- étatique. et
encore! si l’on peut parler d’«États» pour les pays
arabes voisins à l’époque.
Et si la «première» de ces guerres, la «sociocidaire»,
annonçait, les préfigurant, les guerres «sales»
d’aujourd’hui (l’invasion du Liban, les deux Intifada,
Liban 2006, Hamas/Gaza), quand bien même cette «saleté»
aurait été – holocauste et colonialisme européen
aidant4- oblitérée pendant longtemps; la seconde des
guerres de 1948, l’interétatique, annonçait, les
préfigurant, les «belles» guerres d’Israël d’antan.
———–
1 – Ministre de la Sécurité intérieure dans le
gouvernement d’Ehud Barak (juillet 1999), Shlomo Ben-Ami
fut étroitement mêlé aux négociations avec les
Palestiniens. Membre important de la délégation
israélienne au sommet de Camp David (juillet 2000), ses
nombreuses interventions dans les pourparlers de paix
suscitèrent la colère de David Lévi, ministre des
Affaires étrangères d’alors, qui démissionna en août
2000 du gouvernement. Shlomo Ben-Ami fut nommé
remplaçant du ministre des Affaires étrangères, et en
novembre de la même année, ministre de plein droit. Voir
son article «1948 la mère de toutes les guerres», sur le
site
http://www.lapaixmaintenant.org/article1840
Voir Baruch Kimmerling (professeur de sociologie à
l’université hébraïque de Jérusalem), Politicide. Les
guerres d’Ariel Sharon contre les Palestiniens, Paris,
Agnès Vienot, coll. «Moisson rouge», 2003. Les deux
nominations ne se contredisent pas mais se complètent
comme les deux faces d’une même médaille: les deux
disent la destruction des Palestiniens mais pendant que
politicide en parle dans la perspective de l’«acteur»
(le sionisme/l’État d’Israël), sociocide en parle mais
dans la perspective de l’«acté» : sort subi par les
Palestiniens… Sauf que Kimmerling circonscrit cette
entreprise sociocidaire au seul Sharon et autres
Netanyahu, pendant qu’elle est au cœur de l’entreprise
sioniste: la grammaire de son modus operandi. Sociocide,
génocide, épuration ethnique: sociocide ne se confond
pas avec génocide; pendant qu’un génocide vise la mise à
mort d’un «gène» – compris comme «nation», «ethnie»,
«race», «peuple»… –, le sociocide vise, comme l’«épuration
ethnique», la conquête d’un territoire; mais pendant que
l’«épuration ethnique» cherche seulement l’expulsion de
ceux qui y vivent – et correspond en ce sens au
Transfert des sionistes –, le sociocide ajoute à cette
dimension la volonté de détruire la «société» comme
telle – en l’occurrence la palestinienne –, de «dé-faire»
le tissu social lui-même pour dépeupler cette «terre
sans peuple» (sic!). L’importance historique de la
Résistance palestinienne – et plus particulièrement du
Fath de Yasser Arafat – est d’avoir réussi à contrer ce
projet sociocidaire en redonnant vie à la société
palestinienne comme telle.
«Refusant d’admettre que le noble rêve juif d’un État
ait été entaché par les méfaits commis lors de la
naissance d’Israël, et voulant à tout prix nier la
centralité du problème palestinien dans le conflit
élargi du Moyen-Orient, les Israéliens ont préféré s’en
tenir à leur lutte pour l’indépendance contre des armées
arabes d’invasion censées être supérieures. Or, c’est
sans doute la guerre entre la population palestinienne
“indigène” et le Yishouv (communauté juive organisée de
Palestine) qui a constitué la phase la plus virulente
de ce conflit. Ce fut pendant cette période, entre le 30
novembre 1947 et le 15 mai 1948, que le sort de l’État
juif encore à naître a semblé ne tenir qu’à un fil. Et
pourtant, la pensée, répandue et cultivée depuis, a
refoulé le souvenir de cette bataille pour se focaliser
sur la résistance héroïque d’un Yishouv minuscule face
aux armées arabes d’invasion, lors de la deuxième phase
du conflit, soit entre le 15 mai 1948 et le printemps
1949. Une fois la guerre terminée, le problème
palestinien a pratiquement disparu du débat public en
Israël, ou alors, il était qualifié de termes commodes
comme un problème de “réfugiés” ou d’“infiltrés”.
C’était comme s’il n’y avait jamais eu de conflit
israélo-palestinien ou de peuple palestinien. Comme
l’avait dit Golda Meir dans sa fameuse phrase, “ils
n’existaient pas», Shlomo Ben-Ami, « 1948 : la mère de
toutes les guerres », art. cité.
Cette face cachée de la guerre de 1948 – baptisée
abusivement «d’indépendance» par le récit sioniste – a
été depuis mise à nu par les «nouveaux historiens»
israéliens (Benny Morris, Simha Flapan, Ilan Pappe, Tom
Segev, Shlomo Sand, Avi Shlaïm, Baruch Kimmerling),
eux-mêmes devancés par le non-sioniste Ilan Halev, et
suivis par des écrivains français (Dominique Vidal,
Alain Gresh); mais largement devancés par les historiens
palestiniens dès le lendemain de la Nakba, mais à
l’époque, en 1948, rendus invisibles par le récit
sioniste («Un peuple sans terre pour une terre sans
peuple»), les Palestiniens étaient de ce fait
inaudibilisés.
Voir Elias Sambar, Palestine, 1948. L’expulsion,
Washington, Institut des études palestiniennes, coll.
«Les livres de la Revue des études palestiniennes»,
1984.
|
La résistance et la guerre asymétrique
Sa géopolitique au Moyen-Orient l’ayant placé sous le signe
de confrontations à répétition, Israël a connu au cours de ces
soixante années d’existence une suite sans fin de guerres.
Celles-ci, toutefois, ont connu une mutation au tournant des
années 1980. Jusqu’alors, l’affrontement mettait toujours aux
prises l’État d’Israël contre des États arabes; ainsi en a-t-il
été de la guerre de 1948, de celle de Suez (1956), de celle des
Six Jours (1967) et de celle d’Octobre (1973). Ce genre de
guerres devait conduire l’État d’Israël à s’inscrire de force
dans l’espace et le temps de la région, et à s’y inscrire comme
État (1948), comme «État fort» (1956), et à partir de 1967 comme
«État régional», hegemon dominateur et incontournable au
Proche-Orient.
Fin de partie en 1973. La guerre d’Octobre marqua la fin de
cette «période de grâce», à un double titre: 1) la «capacité
dissuasive» d’Israël a été prise en défaut, et, pour la première
fois, le «facteur temps» a joué contre lui; 2) ce fut la
dernière des guerres conduites par des États arabes sunnites
(dont le discours politique se confondait avec le discours
qawmii [«nationalisme arabe»]), et guerre par laquelle ils
signaient la fin de leur résistance (mumāna‘a) – mais pas de
leur discours qui survécut à leur désastre –, c’est-à-dire la
fin de leur refus de reconnaître Israël… et signaient ainsi la
fin de leur rôle central dans la région[2].
Car, pour le malheur d’Israël et de l’Occident, la fin de la
mumàna‘a des États arabes ne signifia pas la fin de toute
mumàna‘a. Dès 1969 -deux ans après la mémorable défaite de
1967-, l’irruption de la Résistance palestinienne sur la scène
régionale signifiait l’entrée en scène des « sociétés »
arabo-islamiques qui ont commencé de prendre le relais des États
arabes sunnites défaillants, pour devenir de cette scène, au
titre de mumàne‘ (résistant), des acteurs régionaux. La
naissance de la Résistance palestinienne a effectivement amorcé
le passage de relais de la mumàna‘a d’État (Égypte, Syrie, Iraq,
Jordanie [?] vers une «mumàna‘a sociétale», celle, d’abord, de
la société palestinienne diasporisée, qui elle-même devait
transiter vers la «mumàna‘a» de la société palestinienne de
l’intérieur (Intifada I et II), puis chiite libanaise, puis
islamique-palestinienne, puis… ?
Certes, observateurs et commentateurs n’ont pas manqué de
relever que le passage de la mumàna‘a à un nouvel acteur avait
initié un nouveau «régime de guerre» dans la région, qu’ils ont
dénommé «guerres asymétriques», «de faible intensité» ou
«guerres sales», etc. Bien que, de par sa «nature», la guerre
obéisse toujours aux mêmes règles du « duel porté aux extrêmes »
(Clausewitz) – que l’un des belligérants soit un métacombattant
(un irrégulier, un terroriste, révolutionnaire, un anarchiste…)
ou pas n’y change rien –, il reste qu’au tournant des années
1970-1980, c’est le «mode d’être» de la guerre comme telle qui
commença à changer du tout au tout en Israël, comme l’a fort
bien noté Eyal Weizman [3]:
Le recours à un plan de bataille à objectif unique et
logiquement structuré n’a plus aucune raison d’être, face à la
complexité et à l’ambiguïté des combats urbains. Le commandement
a tout le mal du monde à dresser des scénarios de bataille ou
des plans ciblés auxquels il pourrait se tenir. Les civils
deviennent des combattants, et les combattants redeviennent des
civils. Les identités peuvent changer en un instant sous un
travestissement: une femme peut, en l’espace d’un éclair, se
transformer en homme combattant, le temps qu’un soldat israélien
«arabisé» (c’est-à-dire infiltré sous un déguisement arabe) ou
un combattant palestinien déguisé en femme sorte une
mitraillette des plis de sa robe.
Mumana ‘a et muqawama
Il existe deux vocables en arabe pour signifier la
résistante: mumana‘a et muqawama. Quand muqawama renvoie
à «résistance active», mumana‘a connote sumûd qui peut
se traduire par résistance mais «au négatif» comme peut
l’être l’obstruction qui consiste à entraver, à
paralyser les projets de l’ennemi. En ce sens donc, la
résistance/mumana‘a consiste à «tenir bon» (sumûd/samada)
face à l’ennemi, à «faire obstacle» à ses projets, à
«mettre en échec» ses objectifs, à «l’empêcher de
réaliser» ses buts..
Comme on peut le remarquer, les énoncés de la
mumana‘a se déclinent tous «au négatif»; et tout son
problème est dans le fait que ses buts s’inscrivent au
négatif des buts de l’ennemi, en creux; ainsi, quand la
stratégie d’Israël consiste à anéantir le Hezbollah, le
Hamas ou toute résistance sociétale, la résistance/mumana‘a
ne peut vouloir anéantir son ennemi, faute de pouvoir,
quand bien même il s’agirait là de leur vœu secret. Dit
autrement, la mumana‘a est cet instant où le vaincu,
refusant la dislocation de son Grand récit, se contente
de «protéger l’avenir» sans pour autant pouvoir s’y
projeter en un dessein politique. En ce sens, c’est une
mumana‘a et non une résistance, parce qu’elle procède
d’une démarche négative de refus et qu’elle repose sur
la représentation d’un temps circulaire qui ne comprend
le présent et l’avenir que dans la perspective du passé
comme remontée vers les origines.
|
C’est ce changement de régime et de mode d’être que ne donne
pas à voir l’appellation «guerres asymétriques» : en ne mettant
l’accent que sur l’aspect instrumental ou capacitaire de ces
nouvelles guerres (tactique du «faible» qui vise à déjouer la
supériorité et la puissance du plus fort, effets de surprise,
manœuvres furtives, improvisées…), elle oblitère ce sans quoi on
ne peut comprendre pourquoi et comment la question éthique, dans
le cas israélien, s’est embourbée dans la question politique et
les «guerres propres» en de «guerres sales».
Guérilla urbaine
«En règle générale, le mieux est de déranger les plans
stratégiques de l’adversaire. Le mieux ensuite est de détruire
ses alliances par la diplomatie. Après, le mieux est d’attaquer
son armée. L’attaque des villes est le pire des choix». Sun Tsu,
l’Art de la guerre.
Si au temps révolu de ses premières guerres, l’armée d’Israël
pouvait à ses yeux et aux yeux de l’Occident[4]
se donner le luxe de conduire de «belles» guerres, «propres» et
«justes», le mérite n’en revenait pas forcément à la pureté des
intentions belliqueuses des sionistes, du sionisme ou de l’État
d’Israël. Loin de là! Elles furent «belles», «propres» et
«justes» en raison de la «nature de l’ennemi» contre lequel
l’État d’Israël et son armée avaient à combattre. Le genre de
guerres qu’a induit cette espèce d’ennemi et donc celles qu’eût
à conduire Israël de 1948 à 1973, furent des guerres classiques
ou conventionnelles, des guerres dont le «centre de
gravité»-cette «source de puissance, matérielle et immatérielle…
d’où [l’on] tire sa liberté d’action, sa force physique et sa
volonté de combattre» (Clausewitz)- n’était autre que l’État
lui-même, c’est-à-dire son Appareil suprême de décision. Dans
une telle guerre, l’effet final recherché», son «objectif»,
s’impose de lui-même, «détruire/anéantir l’ennemi», mais ennemi
qui devait être exécuté, guerre frontale oblige, sur un «théâtre
de guerre» nettement délimité par le front. Les civils et leurs
sociétés, absents de son «théâtre», ne concouraient pas à ce
genre de guerre et n’étaient pas comme tels désignés comme un
«ennemi à abattre».
Heureuse époque où la nature de l’ennemi étatique dispensait
l’armée israélienne de se frotter aux civils et à leur(s)
société(s)! Une guerre éclair et «propre». Pas de bains de sang.
Et pas besoin d’un rapport d’enquête internationale (type
Goldstone) pour examiner après coup la conduite des opérations…
Avec la Résistance palestinienne, les modalités de la guerre
commencèrent à changer mais pas encore de manière radicale.
Mouvement januséen, la Résistance incarna un ennemi qui
procédait tout à la fois de l’étatique (l’ancien) et du sociétal
(le nouveau qui advenait). À l’étatique, elle avait emprunté sa
forme proto-étatique, sa volonté de s’ériger en État souverain
sur un territoire, son modus operandi politique, diplomatique et
militaire surtout. Du sociétal lui provenait, ce qui en faisait
un «mouvement populaire de guérilla» sans (hélas!) sa stratégie:
son mode d’organisation, de mobilisation, de recrutement, sa
dispersion géographique: dans des «camps» disséminés à travers
le Liban et la Jordanie et «plantés» au sein de la population
civile. Bref, elle tenait du mouvement populaire sa capacité de
se «fondre dans la société» et, partant, son insaisissabilité.
Redoutable problème épistémologique que posait la nature d’un
tel ennemi qui, de surcroît, n’opérait pas à partir de son
«territoire naturel» mais à partir de territoires d’emprunt
(Jordanie [1969-1970]; Liban [1969-1982]).
Aussi, si la qualification de l’ennemi, à l’évidence, ne
posait aucun problème, la question de savoir comment l’abattre–
et comment mettre en œuvre une stratégie conséquente pour y
parvenir relevait de la quadrature du cercle! Comment détruire
un ennemi cependant que cet ennemi n’occupe pas des lieux
caractérisés?
Quoi «détruire» pour «détruire» la Résistance palestinienne?
Les camps palestiniens – comme «source d’engendrement» («terreau
ou vivier du terrorisme» comme l’on dira à l’ère Bush) des
fidayîn(s)? L’«Appareil étatique» de l’OLP ? Le Fath, le FPLP,
le FPLG? Comment détruire sans affecter le «proche voisinage»,
autrement dit la société, les civils, les innocents? Comment
détruire en évitant toute la boue des « guerres sales » ?
Problèmes qui trouvèrent une solution provisoire parce que
bancale, en 1982, avec l’invasion de Beyrouth.
Avec la défaite de la Résistance palestinienne/OLP et
l’émergence d’une nouvelle forme de mumāna‘a, les mêmes
questions de stratégie auxquelles Israël avait été confronté se
reposèrent à nouveau, mais de manière cette fois si nouvelle,
notamment quand cette résistance se déplaça de l’extérieur les
territoires limitrophes à l’intérieur de l’espace
israélien lui-même, son État et sa société avec les deux
Intifada et le retour, après Oslo, de la direction de la
Résistance palestinienne.
C’est alors que les guerres d’Israël empruntèrent le chemin
irréversible des «guerres “impures”». L’une dans l’autre, les
mutations de la nature de l’ennemi mumāne‘ (résistant) ont eu
pour effet majeur de déplacer le «centre de gravité» de la
guerre des États aux «sociétés», ce qui devait entraîner à son
tour un changement du « régime» de la guerre , et non un
changement du régime des guerres dès lors que le régime de la
guerre ne saurait se réduire aux seuls actes de guerre: épisodes
d’affrontements explicites, suite illimitée d’opérations,
incursions à répétition, innombrables violences de toutes sortes
(blocus, destruction de maisons, déracinement des cultures,
attentats ciblés, etc.).
C’est à ce point précis du «Comment détruire cet ennemi
nouveau?» que les chemins sur la carte des guerres d’Israël
commencèrent de se brouiller définitivement désormais que
dissuader les sociétés ennemies passait par des destructions
massives qui n’épargnaient plus la société des civils. Finies
les guerres où le «centre de gravité», totalement détaché de ses
racines et ramifications sociales et sociétale, pouvait épargner
à l’armée d’Israël d’entrer en contact avec la population
civile, la société… Bien au contraire, ce nouvel ennemi
s’inscrivant « comme un poisson dans l’eau » dans le sociétal,
fait de la destruction de ce sociétal le préalable de sa
destruction, comme l’a si bien relevé Eyal Weizman[5]
:
En étudiant l’évolution de l’architecture à travers une autre
discipline – militaire, celle-là – nous nous intéresserons aux
stratégies de guerre urbaine qu’a utilisées Israël tout au long
de la seconde Intifada, [..].
Leur mission [celle des think tanks de l’armée d’Israël]
était de reconceptualiser la stratégie, la tactique et
l’organisation pour les opérations policières musclées menées
dans les Territoires occupés, ce que l’on appelle plus
communément « guerres sales » ou «conflits de faible intensité».
[ . ]
L’opération menée en avril 2002 par des unités de l’armée
israélienne lors de l’offensive sur Naplouse, en Cisjordanie, a
été présentée par son commandant, le général de brigade Aviv
Kochavi, comme un exemple de «géométrie inversée», c’est-à-dire
de réorganisation de la syntaxe urbaine []. Les soldats
contournaient délibérément les rues, routes, ruelles et cours
intérieures qui définissent la logique du déplacement dans la
ville; ils évitaient les portes d’entrée, cages d’escaliers et
fenêtres qui consti- tuent l’ordre des bâtiments. Ils
préféraient enfoncer des murs mitoyens et défoncer des plafonds
et des planchers pour les traverser, et se déplacer ainsi par
des couloirs d’une centaine de mètres percés d’appartement en
appartement dans le tissu continu et dense de la ville. [ . ]
Ce mode de déplacement s’inscrit dans une tactique [ . ]. En
passant par l’intérieur des habitations, cette manœuvre
inversait le dedans et le dehors et transformait le domaine
privé en voie de passage. Les combats se déroulaient dans des
salons, des chambres à coucher et des couloirs à moitié démolis.
Ce n’était plus l’ordre spatial établi qui dictait les modalités
de déplacement, mais le déplacement lui-même qui organisait
l’espace qui l’entourait. Coupant dans la masse de la ville,
cette circulation tridimensionnelle à travers les murs, les
plafonds et les planchers réinterprétait, court-circuitait et
recomposait la syntaxe architecturale et urbaine. Cette tactique
de «passe-muraille» présupposait une conception de la ville non
plus en tant que site, mais en tant que matériau même de la
guerre. et la société le nouveau «théâtre de guerre».
Le mur de fer: briser la volonté de combattre
Finie la dissuasion clausewitzienne, désormais inopérante. La
nouvelle dissuasion israélienne escomptant, comme toute
dissuasion, une efficacité de contrainte décisive – plutôt que
de recourir comme naguère à une dissuasion qui montre à l’ennemi
à quoi il s’expose s’il osait – préfère agir maintenant par
«voie physique»: la destruction de l’infrastructure sociale et
économique devenant la preuve (dé)monstrative par excellence.
Alors qu’on incitait l’ennemi à se contenir et restreindre ses
ambitions, on le contraint désormais à rompre, à renoncer; alors
qu’on mettait en œuvre une menace si certaines limites étaient
franchies, on crédibilise aujourd’hui que la limite est
franchissable en la franchissant effectivement: d’où la «disproportionalité»
comme élément stratégique de la dissuasion nouvelle; alors que
l’étalage de la force était conçu comme le succédané de l’usage
de la force, elle se décline désormais sur le mode de la
démonstration concrète de la détermination à s’en servir,
c’est-à-dire qu’elle se décline sur le mode de la guerre.
Dès lors, quelle différence entre guerre et dissuasion? Car,
si pour contraindre l’ennemi à exécuter la volonté du vainqueur
la « gesticulation » suffisait, il faudra désormais détruire:
«Si l’on ne peut vous vaincre, on vous détruit», comme l’a
explicité Shimon Peres, en 2006, lors de la guerre contre le
Hezbollah au Liban.
Énoncé par la plus haute instance de l’État, le président de
l’État d’Israël soi-même, cet énoncé –qui concluait la menace
que Peres venait tout juste de proférer, «Nous ramènerons le
Liban à l’âge de pierre» –n’est pas un énoncé isolé ou fortuit
comme un lapsus; il s’inscrit tout naturellement dans la «re
conceptualisation de la stratégie d’Israël», qui elle-même
tient son origine dans le «mur d’acier» de Jabotinsky (voir
encadré).
«Nous ne pouvons vaincre le Hezbollah, à moins de brûler
chaque pouce du Liban, chaque “foyer de résistance[6].»
Pérès, seul de son espèce? Comment faire pour «brûler
chaque pouce du Liban et tout “foyer de résistance”?» est
précisément le défi auquel s’est attaqué le général de brigade
de réserve israélien Gabriel Siboni. Dans un article publié sur
le site internet de l’Institut israélien pour les études sur la
sécurité nationale (INSS), il appelle à frapper vite, fort,
massivement et de manière indiscriminée[7].
La situation difficile actuelle [nous sommes dans
l’après-guerre 2006] à laquelle Israël est confronté comporte
deux défis majeurs. Le premier est comment empêcher d’être
entraîné dans une dynamique de guerre d’usure continue sur la
frontière nord [Liban/Hezbollah]… Le second est de déterminer la
réponse des Forces israéliennes de défense[8]
à un conflit à grande échelle à la fois au nord et dans la Bande
de Gaza.
Dans Muraille d’acier
(1923), Jabotinsky (Vladimir: 1880-1940) tourne en
ridicule la démarche du courant sioniste majoritaire;
contre lui il entend promouvoir une politique différente
en Palestine.
Au cœur de sa réflexion se trouve la résistance arabe
au sionisme qui ne pourra, selon lui, que s’amplifier
avec la colonisation juive; alors que les «sionistes
naïfs » – les majoritaires, de gauche – pensaient
qu’elle s’affaiblirait progressivement au cours du
temps. Jabotinsky s’interroge, dans son livre, sur la
nature de la réponse que le sionisme doit apporter à
cette résistance arabe? Réponse: «Les Arabes de
Palestine n’accepteront jamais la transformation de la
Palestine arabe en un pays à majorité juive. [ . ] Que
le lecteur passe en revue tous les exemples de
colonisation dans d’autres contrées, il n’en trouvera
pas un seul où elle se soit faite avec l’accord des
indigènes.» Aussi «la Palestine n’en demeurera pas moins
aux yeux des Arabes palestiniens le centre et la base de
leur existence nationale indépendante». Le sionisme
devra donc s’imposer grâce à une «muraille d’acier »,
une armée juive capable de s’imposer par la force, et
faire comprendre à l’ennemi que les Juifs sont une force
militaire invincible et alors seulement évoquer la paix.
|
Comment relever ces deux défis? Par le principe d’une «frappe
disproportionnée» conduite en termes de Blitzkrieg (guerre
éclair):
Dès le déclenchement des hostilités, les Forces israéliennes
de défense devront agir immédiatement, de façon décisive et avec
une force disproportionnée aux actions de l’ennemi et à la
menace qu’il pose [ .] de manière à ce qu’il soit très clair que
l’État d’Israël n’acceptera aucune tentative de perturber
l’accalmie qui prévaut actuellement le long de ses frontières.
Israël doit être prêt à la dégradation et à l’escalade, ainsi
qu’à une confrontation totale. [ . ] La frappe devra être aussi
rapide que possible, et devra donner la priorité à endommager
les capacités plutôt qu’à chercher chaque rampe de lancement une
par une.
Et l’appel à la dissuasion pour justifier cet ordre de
bataille, car alors la guerre conduite en ces termes extrêmes
créera un souvenir durable parmi les décideurs… et accroîtra
ainsi la dissuasion israélienne, réduisant la probabilité
d’hostilités contre Israël pendant une longue période.
La guerre totale elle-même comme moyen de dissuasion? Oui,
car: En insufflant une anticipation correcte de la réponse des
Forces israéliennes de défense au sein de la population civile,
Israël, accroîtra sa dissuasion à long terme, empêchera une
guerre d’usure et laissera l’ennemi s’empêtrer dans un processus
de reconstruction long et coûteux.
Peres et le général Siboni seuls de leur espèce ?
Le général Moshe Yaalon (le «boucher de Cana» et chef
d’état-major lors de la seconde Intifada) déclarait en 2002: Les
Palestiniens doivent comprendre dans les plus profonds recoins
de leur conscience qu’ils sont un peuple défait.
Seul de leur espèce ? Le général Gadi Eisenkot, commandant du
Nord,revenant sur la guerre de 2006 dans le Yedihot Aharonot,
déclarait: Les Forces israéliennes de défense auront désormais
recours à la force disproportionnée dans le but de détruire des
villages entiers identifiés comme sources de tirs de roquettes
du Hezbollah… ce ne sont pas des villages de civils, mais des
bases militaires.
Pour illustrer ses propos, Eisenkot donne l’exemple de la
façon dont Israël a rasé La Dahiyeh [la banlieue sud de
Beyrouth, fief du Hezbollah] en 2006, pour confirmer que ce
serait le sort réservé à «chaque village à partir duquel on tire
sur Israël». Et au cas où des doutes subsisteraient, il a
rajouté « cela n’est pas une recommanda- tion, c’est un plan. Et
il a été approuvé ».
Aussi, au travers du général Eisenkot est-ce une énonciation
insti- tuée par l’establishment politique et militaire, toute la
tête pensante et décidante d’Israël. Une guerre de
destruction massive, ayant recours à la «force
disproportionnée», aux attaques indiscriminées, à la destruction
des infrastructures civiles, économiques, routières, à une terre
tapissée de bombes à fragmentation, etc., bref, il ne s’agit
plus comme naguère de saper le moral et la détermination de
l’ennemi mais, le débordant, contraindre la société ennemie à se
retourner contre elle-même et renoncer à toute résistance.
Nous étions dans l’ordre du politique dans les guerres et la
dissuasion de naguère, dans l’ordre du sociocidaire dans les
guerres-dissuasions d’aujourd’hui désormais qu’il ne s’agit plus
de mettre des forces armées hors combat, mais des sociétés (des
pans, des segments ou des fragments…). La part psychologique de
ce chantage par signes catastrophiques vise à précisément
communiquer explicitement aux sociétés mumāni‘a les terribles
conséquences de la mise en œuvre de ce type de destruction.
Et c’est à ce point précis qu’Israël, sa mémoire de guerre
grevée par la guerre de 1948 aidant, retrouvait (comme l’on
«retrouve un objet perdu» aurait dit Freud ?) ce qu’elle a
cru avoir perdu tout au long de ses «belles guerres» classiques.
La boucle inexorablement s’est bouclée: la face cachée de la
guerre de 1948 justifiait d’« assécher l’eau» pour «détruire le
poisson ».
Si «détruire l’ennemi», par métonymie restrictive, ne
comprenait dans sa guerre contre les États que l’Appareil
suprême de l’État et s’y réduisait, avec la Résistance
palestinienne comme ennemie, toute restriction levée, la
métonymie élargissait le champ de sa contiguïté à toute la
société, pour s’abolir définitivement comme métonymie dans
l’identité de «l’ennemi c’est la société ».
C’est donc à ce point précis, pendant que le concept d’ennemi
s’étend à tout un peuple ou société[9], que
la question politique s’embourbe irrémédiablement dans les
sables des «guerres sales».
Et le bain de sang de Sabra-Chatila qui peut, au regard de
l’histoire des «guerres justes» d’Israël, passer pour un
accident, n’est pourtant pas une exception pour vaincre la
mumāna‘a des sociétés.
Roger
Naba’a
Philosophe libanais, co-auteur avec René Naba du livre
«Liban -Chronique d‘un pays en sursis»
Editions du Cygne 2008
Article publié Avec l’aimable autorisation de la Revue Esprit,
paru dans le Numéro de novembre 2010.
http://www.esprit.presse.fr/archive/review/article.php?code=35849&folder=2
Ou la
page d’accueil http://www.esprit.presse.fr/index.php
Références :
1. Voir l’encadré ci-après.
[2] Cette fin de leur
mumàna‘a
s’inscrit clairement dans l’objectif assigné par l’Égypte – et
les autres États arabes – à la guerre de 1973: non pas une
guerre à la Clausewitz, stratégique, qui viserait à anéantir
l’ennemi, Israël; mais une « guerre tactique » qui a visé à
rompre la « volonté de guerre » israélienne en prenant à défaut
sa cuirasse (renseignements, capacité de dissuasion…); l’armée
israélienne n’étant plus invincible, il est demandé à Israël de
comprendre qu’il ne pourra pas (sur)vivre en sécurité en se
basant sur sa seule force.
[3] Eyal Weizman,
À travers les murs. L’architecture de la nouvelle guerre urbaine
[d’Israël, évidemment], Paris, La fabrique, 2008
(«Introduction», p. 13 sq.).
[4] Ne jamais oublier cette
«réserve», qui n’est pas une clause de style.
[5] E. Weizman,
À travers les murs…, op.
cit.
[6] Shimon Peres décidément
bavard, lors de son témoignage le 23 mars 2007, devant la
commission Winograd qui enquêtait sur les défaillances d’Israël
pendant la guerre de 2006.
[7] Voir le site:
http://www.ism-france.org/news/article.php?id=10070&type=analyse&lesujet=Sionisme
[8] L’armée d’Israël,
abusivement appelée de «défense»: Tsahal.
[9] Il est vrai
que de 1969 à 1982, tout au long de sa guerre contre la
Résistance palestienne, Sabra-Chatila a été l’exception. Il y a
eu des bavures mais pas de bain de sang caractérisé. Néanmoins,
les actes de guerre – y compris les fameuses «Opérations», dont
la dernière en date (décembre 2008-janvier 2009) a été celle de
Gaza – entrepris par Israël pour «réduire » la Résistance
palestinienne ou la «détruire » montrent bien que le concept
d’ennemi s’est bien étendu à la société comme telle, comme
lorsqu’à l’aube du 10 avril 1973, un commando israélien
débarqué dans la capitale libanaise exécuta trois dirigeants du
Fath (Abou Youssef, Kamal Adwan et Kamal Nasser) – dont, le
dernier, un homme de lettres – abattus à leur domicile à
Beyrouth, en pyjama; ou comme lorsque, vers la même époque,
l’aviation israélienne bombardait l’aéroport international de
Beyrouth, et qu’un de ses commandos, débarqué sur ce même
aéroport, «faisait sauter» l’essentiel de sa flotte civile pour
inciter l’État libanais à réduire la Résistance et les Libanais
à rompre avec elle; ou comme lorsqu’en Palestine, Israël démolit
les maisons, dévaste les cultures, déracine les arbres, brûle
les champs, condamne les Palestiniens à des détentions massives
(il y a quelque 11000 Palestiniens prisonniers des geôles
israéliennes), exécute des « attentats ciblés »; ou comme, lors
de la guerre de 2006 contre le Hezbollah/Liban.. il s’en prit au
Liban, démolissant son infrastructure civile… Chaque fois, dans
chaque cas d’espèce, c’est du social et du sociétal qui sont
pris pour cible dès lors que les effets convergents de tous ces
actes de guerre sont le délitement de la société palestinienne
ou libanaise.
© Toute reproduction intégrale ou
partielle de cette page faite sans le consentement écrit de René
Naba serait illicite (Art L.122-4), et serait sanctionnée par
les articles L.335-2 et suivants du Code.
Publié le 19 décembre 2010 avec l'aimable autorisation de René Naba.
Les
textes de René Naba
Les dernières mises à
jour
|