|
New Statesman
Promesses et trahisons
Robert Fisk
Des sages ont dit que
la plus grande leçon que l'être humain
avait apprise de l'histoire, c'est qu'il n'avait jamais rien
appris de l'histoire !
Jusqu'à
un peu moins d'un siècle, une grande partie du monde arabe et
musulman était, symboliquement c'est vrai, unifié dans un seul
état, celui des Ottomans
C’était
un géant malade, affaibli et rongé de l’intérieur. Mais la vie
circulait encore dans ses veines, et il y avait toujours une
chance, ou un risque pour les vautours anglais et français qui
tournaient autour, que ce grand corps retrouve des forces et se
lève.
Et comme
dans une maladie auto-immune mortelle où des cellules
immunitaires censées protéger le corps contre des cellules
étrangères, se mettent à attaquer d’autres cellules du même
corps en impliquant sa propre autodestruction, des Musulmans
arabes, membres de ce grand corps malade ottoman, suivent les
sirènes du grand vautour britannique et portent les armes contre
d’autres Musulmans turcs de plus en plus chauvins et
nationalistes.
Ils ne
restent aux vautours britanniques et français qu’à facilement
dépecer ce corps mourant et à se partager la proie.
Mais
comme le montre le texte de Robert Fisk ci-dessous, basé sur
l’expérience de Lawrence d’Arabie, les peuples ne meurent pas si
facilement, et les morceaux que les vautours tentaient d’avaler
s’avéraient brûlants et immangeables.
De nos
jours, de nouveaux vautours arrivent et tentent d’avaler ces
morceaux appétissants. Mais les vautours, tout comme les
humains, n’apprennent jamais de l’histoire. Plus ils
s’acharnent, plus ils se brûlent.
Il est aussi dommage que les Arabes et les Musulmans, quelque
soit leur ethnie d’origine, n’apprennent pas, eux non plus, de
l’histoire, et certains parmi eux n’hésitent pas à se mettre
sous les ailes de ces vautours en croyant qu’ils ne seront pas
atteints par leurs griffes.
« Les Sept Piliers de la Sagesse »
(récit
autobiographique des expériences de Thomas Edward Lawrence
(Lawrence d’Arabie), alors qu’il servait comme officier de
liaison britannique auprès des forces arabes dans leur révolte
contre les Ottomans entre 1916 et 1918, Ndt),
a été saluée dès sa première apparition comme un chef-d’œuvre
littéraire et historique. Mais, selon Robert Fisk, ce mémoire de
la révolte arabe, tout comme les autres écrits de T.E. Lawrence,
offrent également des avertissements de prescience au sujet la
politique occidentale au Moyen-Orient.
Il n’est pas étonnant
que « les Sept Piliers de la Sagesse » - en fait, l’ensemble des
œuvres de T.E. Lawrence – soit maintenant en tête de liste de
lecture de presque tous les hauts officiers US en Irak.
Longtemps après que sa légende ait été créée en Arabie, à Damas,
et au moment des négociations du traité de Versailles – presque
90 ans après qu’il s'était rendu compte que
ses promesses à ses alliés arabes allaient
être bafouées à cause de l’engagement de la Grande-Bretagne dans
la promesse Balfour - la sagesse de
Lawrence sert maintenant à guider (et sans doute à désorienter)
les Etatsuniens, qui ont marché tout droit dans l’enfer en Irak
sans aucune idée sur la façon de retraite. Si seulement, je me
dis chaque fois que j'arrive à Bagdad, les Etatsuniens avaient
lu Lawrence avant qu'ils aient envahi l’Irak.
Ce n’est pas uniquement son expérience de
la trahison qui est importante. La promesse de l'indépendance
donnée par Lawrence aux Arabes, en échange de leur engagement de
se battre, comme des alliés de la Grande-Bretagne, contre les
Turcs ottomans, s'est avérée aussi mensongère que l’engagement
des États-Unis à apporter la liberté, la sécurité et la
démocratie aux Irakiens. Si des recherches récentes ont montré
qu'il soutenait le sionisme, Lawrence n'a jamais manqué de
réfléchir sur la trahison qu'il a involontairement commise
contre les Arabes. L’engagement de
la Grande-Bretagne en faveur d'une patrie juive en Palestine
était une promesse faite au plus fort de la guerre 1914-1918,
alors que la Grande-Bretagne cherchait désespérément le soutien
des juifs. De l’autre côté, la promesse de Lawrence de liberté
aux Arabes a été faite alors que le Royaume-Uni cherchait
désespérément le soutien des Arabes contre les Turcs. Les
promesses sont faites pour être tenues. Celles de Lawrence, bien
sûr, ne l'étaient pas.
Il ya quelque chose de douloureusement égocentrique chez
Lawrence d'Arabie. Son port obsessionnel de tenues
traditionnelles arabes – son empressement à être photographié
comme un Arabe - et son identification constante de lui-même
avec les Arabes, tout cela le présente comme un homme dont la
politique a pris clairement une tournure personnelle, presque
théâtrale. Même à Versailles, et nous n'avons qu'à regarder sa
photo alors qu'il est à côté de la délégation arabe à Paris, il
a choisi de porter un keffieh arabe comme couvre-chef. « Les
Sept Piliers de la Sagesse » est une épopée de littérature, mais
c’est aussi l'histoire d'un homme profondément bouleversé, dont
la dépression a finalement fait de lui une figure cynique qui a
tenté de cacher son identité (sans grand succès, il est vrai)
parmi les modestes soldats les moins gradés des de l’armée de
l’air royale.
Cependant, sa sagesse ne l'a pas désertée
après la guerre 1914-1918. Lorsque les insurgés ont organisé une
rébellion contre l'occupation britannique de l'Irak après la
guerre en 1920, Lawrence a donné des conseils dans les pages des
journaux de Londres que les Etatsuniens (et les Britanniques sur
le départ) auraient dû lire avant qu'ils aient mis en scène leur
invasion illégale du même pays en Mars 2003. Bien que ce fût sur
une échelle bien moindre,
l'insurrection de 1920 a été un signe avant-coureur quasiment
identique à l'actuel conflit en Irak.
Les troupes britanniques qui avaient reçu
l'assurance qu'elles seraient accueillies comme des libérateurs,
ont constaté que leurs bénéficiaires supposés sont loin d'être
heureux de les voir ; les soldats
ottomans d’origine arabe qui attendaient pour se joindre au côté
des forces alliées ont été maltraités dans les camps des
prisonniers.
Lorsque le premier officier britannique a
été tué en dehors de Bagdad, l'armée
britannique a assiégé la ville sunnite de Falloujah avec armes à
feu et, plus tard, encerclé la ville chiite de Nadjaf, en
exigeant qu’on lui remette un militant chef religieux chiite.
Les renseignements britanniques à
Bagdad ont informé le département de guerre à Londres que
les insurgés pénétraient en Irak en franchissant la frontière
avec la Syrie. Et Lloyd George, le
Premier ministre britannique, a assuré la Chambre des communes -
à un moment où les Britanniques en avaient assez de sacrifier
leurs soldats en Mésopotamie - que
si les forces britanniques et celles de l’empire [britannique]
devaient se retirer de l'Irak, il y’aurait alors la guerre
civile.
Lawrence avait beaucoup à dire sur ce scénario désormais
familier, notamment les pertes en vies humaines infligées par
les forces d'occupation. En 1920, il a estimé que les
Britanniques avaient tué « une dizaine de milliers d'Arabes dans
cette révolte », en affirmant : « Nous ne pouvons pas espérer
maintenir une telle moyenne ».
En conséquence, les
Britanniques se sont tournés vers la force aérienne pour
réprimer les insurgés. Lawrence a écrit une lettre à The
Observer, en décrivant comment
« ces révoltes prenaient un cours normal. Il y’a d’abord un
succès arabe, puis les renforts britanniques arrivent comme une
force punitive. Ils forcent leur chemin (nos pertes sont
faibles, les pertes arabes sont lourdes) pour atteindre leur
objectif, qui est entre-temps bombardé par l'artillerie, les
avions ou les canonnières ». Mais il avait un cynisme irritant
frôlant l'humour noir – sa première manifestation peut être
aperçue dans les Sept Piliers - qui pourrait le laisser
apparaître non seulement déplaisant, mais complètement sadique.
« C’est bizarre que nous n'utilisons
pas de gaz toxique à ces occasions »,
a t-il écrit dans la même lettre. « Le bombardement des maisons
est une manière inégale pour atteindre les femmes et les
enfants, et notre infanterie subit toujours des pertes en
abattant les hommes arabes. En
recourant à des attaques au gaz, l'ensemble de la population des
secteurs en révolte pourrait être réduit proprement à néant ».
Si c’était du sarcasme, cela a été cruellement inappropriée,
bien que, après une guerre dans laquelle les grandes puissances
de l'Europe ont toutes utilisé le gaz moutarde et le gaz
dichlore dans les tranchées de la France - et même si peu l’ont
également fait dans la campagne palestinienne contre les Turcs
-, ceci peut ne pas avoir été apparu comme une tactique brutale,
comme elle apparaît pour nous aujourd'hui.
Ses derniers commentaires en 1929 dans un
article qu'il a rédigé sous la rubrique de « Guérilla » dans la
14ème édition de l'Encyclopédie Britannica, furent bien plus
acerbes. En écrivant de la résistance arabe à l'occupation
turque dans la guerre 1914-1918, il se demande à propos des
insurgés, dont il a dirigé un certain nombre : « ...suppose
qu'ils étaient une force influente, une chose invulnérable,
immatérielle, sans devant ni derrière, comme un gaz en dérive ?
Les armées étaient comme des plantes, immobiles comme un bloc,
fermement enracinées, nourries à travers de longues tiges
jusqu’à leur tête. Les Arabes
pourraient être de la vapeur ».
Lawrence utilise l'horreur de la guerre de gaz ici comme une
métaphore de l'insurrection, mais qui peut être en désaccord
avec ses conclusions ? Pour le contrôle des terres qu'ils
occupaient, les Turcs « auraient besoin d'un poste fortifié tous
les quatre miles carrés, et un poste ne pourrait être moins de
20 hommes. Les Turcs auraient besoin de 600000 hommes pour
affronter toute la mauvaise volonté des populations locales
arabes. Ils avaient 100000 hommes ». Les « postes
fortifiés », bien sûr, préfigurent
le déferlement de George W. Bush,
qui nécessitait 600000 hommes pour affronter toute la mauvaise
volonté du peuple irakien, mais avait seulement 150000 de
disponible.
En prédisant
l’utilisation moderne d'Internet par Al-Qaïda, Lawrence a écrit
que « la presse imprimée était la meilleure arme dans l'arsenal
du chef moderne de guérilla ». Pour les insurgés, « les
batailles sont une erreur... Napoléon avait parlé en réaction de
colère contre la finesse excessive du 18ème siècle, quand la
plupart des hommes avaient presque oublié que
la guerre donnait un permis à tuer ».
Et Lawrence,
en réalisant dans sa ruse qu’il
avait raison, a continué avec ces prédictions effrayantes :
« La rébellion
doit avoir une base inattaquable... dans l'esprit des hommes
convertis à sa cause. Elle doit avoir un ennemi étranger
sophistiqué, sous la forme d'une armée d'occupation disciplinée,
trop petite pour satisfaire la loi de la superficie
: trop peu nombreuse pour adapter le nombre à l'espace, afin de
dominer effectivement la région à partir de postes fortifiés.
Elle [l'insurrection] doit avoir une population sympathisante,
pas activement impliquée, mais sympathisante au point de ne pas
trahir les mouvements rebelles pour le compte de l'ennemi.
Les rébellions peuvent être
réalisées avec 2% comme une force de frappe active, et 98% de
sympathisants passifs... Avec la mobilité, la sécurité... le
temps, et la doctrine... la victoire est garantie pour les
insurgés, car ces facteurs
mathématiques sont en fin de compte décisifs, et contre eux,
tous les perfectionnements dans les moyens de combat matériels
ou moraux, sont en fait en vain ».
Si les insurgés représentent une « vapeur »
plus puissante que celle qui sort de la bouche des hommes
politiques (je suppose que les « postes fortifiés »
représenteraient les inutiles bases militaires, les « Lily
pads » de Donald Rumsfeld (petites
bases autour du monde qui pourraient être activées dans une
courte période de temps afin de permettre l’accès aux troupes
étatsuniennes, Ndt),
dans le désert irakien), alors les forces d’invasion anglo-étatsuniennes
auraient dû savoir en 2003, que la
prophétie de Lawrence les avait déjà condamnées, depuis le
moment où un sérieux mouvement de résistance militaire s’était
opposée à l'occupation de l’Irak.
Dans le Sunday Times
en 1920, les mots de Lawrence auraient pu être adressés à George
W. Bush ou Tony Blair. « Le peuple
de l'Angleterre a été mené en Mésopotamie dans un piège dont il
sera difficile de s'échapper avec dignité et honneur »,
a t-il écrit. « Ils ont été leurrés
dans celui-ci par une constante rétention de l'information. Les
communiqués de Bagdad sont tardifs, malhonnêtes et incomplets.
Les choses ont été bien pires que ce qui nous a été raconté,
notre administration plus sanguinaire et inefficace que ce que
le public sait... Nous sommes aujourd'hui pas loin d'une
catastrophe ».
On a le souffle coupé
devant la prescience de ces mots. Car, n'est-ce pas exactement
ce qui se passe avec nous en Irak depuis 2003 : les mensonges,
la malhonnêteté, l’affirmation mensongère de « mission
accomplie » et du succès alors que nous sommes pris au piège
dans les sables de l'Irak, nos hommes d’état affirmant, tout en
retenant les informations, que nous pouvons nous retirer avec
honneur ? « Les Arabes », a écrit Lawrence dans une autre lettre
en 1920 – celle ci à The Time
– « se sont rebellés contre les
Turcs pendant la guerre non pas parce que le gouvernement turc a
été particulièrement mauvais, mais parce qu'ils voulaient
l'indépendance. Ils n'ont pas risqué leurs vies dans le combat
pour changer de maîtres, de devenir des sujets britanniques...
mais pour gagner un spectacle qui leur est propre. La question
de savoir s’ils sont aptes à vivre dans l’indépendance ou non,
reste à être évaluée. Le mérite
n'est pas une condition pour la liberté ».
En 1930, un Lawrence complètement démoralisé, qui avait du mal à
se dissimuler derrière un officier junior du RAF (Forces
aériennes royales), écrivait à un anthropologue étatsunien, qui
voulait le rencontrer pour discuter du monde arabe, avec un
pitoyable sens de l'humour et un faux style d’écolier, qui
montrait à quel point son moral s'était détérioré depuis les
années 1920.
Cher Monsieur Field, j'espère que vous
êtes colossalement riche, de sorte que le coût du voyage jusqu’à
cette ville misérable de Plymouth (la dernière ou la première
ville d'Angleterre, en fonction de votre hémisphère) ne
signifiera rien pour vous. Je suis
un escroc tant en ce qui concerne le Moyen-Orient que
l'archéologie. Il y a des années,
j’ai baigné dans les deux
[domaines],
et en suis devenu un bon expert, mais la guerre m’a sursaturé,
et il y a neuf ans, je suis retombé confortablement dans les
rangs de notre armée de l'air, et je n’ai plus eu d’autres
intérêts depuis. Une période de neuf ans est suffisamment longue
pour que je ne sois plus à jour
[dans mes connaissances],
mais pas assez long pour rendre mes points de vue vieillots et
suffisamment archaïques. J'ai aussi oublié tout ce que je
savais.
J'ai vu la lettre de Lawrence écrite de sa propre main et pensé,
en premier lieu, qu'il se décrivait comme un « ami » du
Moyen-Orient, mais hélas – en
se rabaissant pour toujours - il a
en effet écrit « escroc ».
Sa lettre continue en informant Field comment le reconnaître à
la gare de Plymouth. « Cherchez une petite et vieille créature
dans un uniforme bleu ardoisé, avec des boutons en laiton :
comme un éclaireur RAC (Club Automobile Royal, Ndt) ou peut-être
comme un conducteur de tram, seulement plus petit et plus
minable ».
Il est peut-être aussi
bien de se rappeler, en lisant les Sept Piliers, que cet homme
merveilleux, imaginatif, courageux parvenait, en seulement une
décennie, à se réduire lui-même à cette grande pauvreté et cette
autodestruction. Seule sa moto chérie lui restait. Et cela, bien
sûr, fut sa dernière punition.
http://www.newstatesman.com/200805010042
|