Réseau Voltaire
Entretien avec le
rapporteur spécial de l’ONU contre le Terrorisme
Martin Scheinin :
« Al-Qaeda n’est qu’une métaphore »
Sandro Cruz*
Photo Réseau Voltaire 17 août 2007 Martin
Scheinin, rapporteur spécial des Nations unies pour la protection
et la promotion des Droits de l’homme et des Libertés
fondamentales et contre le Terrorisme affirme que celui qui commet
un acte terroriste est un terroriste fusse-t-il un État. Dans un
entretien accordé en juin dernier à Sandro Cruz, de l’agence péruvienne
IPI et vice-président du Réseau Voltaire, il affirme que le
programme CIA des prisons secrètes a été remplacé par un autre
sous-traité à des États tiers. Il souligne n’y a pas de
guerre contre le terrorisme et qu’Al Qaeda n’est qu’une métaphore.
Sandro Cruz :
Quelle est la conception actuelle du terrorisme
selon l’ONU ?
Martin
Scheinin : Il n’existe pas d’accord sur une définition
intégrale, universelle du terrorisme ; par contre, il existe
de nombreuses conventions internationales contre des formes spécifiques
de terrorisme et on peut donc résumer les définitions actuelles
de formes particulières de terrorisme pour en élaborer une
conception générale et internationale.
La résolution 1566 a été conçue
à partir des conventions existantes sur le terrorisme et ajoute
que celui-ci se caractérise par des actes de violence qui entraînent
la mort, et par d’autres actes de violence visant en particulier
les civils. De mon point de vue, ceci est décisif : le
terrorisme vise des personnes qui n’ont rien à voir avec de
tels actes et sont cependant victimes d’une violence qui entraîne
leur mort.
Le terrorisme, c’est aussi
l’utilisation sélective de certaines tactiques où ce qui
compte est le moyen plus que la fin. Ce qui n’empêche que derrière
le terrorisme se cachent aussi des fins politiques ou religieuses
partagées par des terroristes qui soutiennent les intérêts
d’organisations politiques. Pourtant, ce qui est décisif
n’est pas la fin, mais la méthode qui consiste à recourir à
la violence létale contre des innocents : voilà ce qui définit
le terrorisme.
Il n’existe pas d’accord sur
la question parce que de nombreux gouvernements tiennent à
conserver leur propre définition du terrorisme, ce qui permet
souvent à chacun de coller l’étiquette de terroriste à ce
qu’il rejette : un mouvement politique, une quelconque
minorité, des groupes indigènes, des syndicats. C’est un des
principaux problèmes auxquels je me heurte en ma qualité de
rapporteur spécial pour les Droits de l’homme et contre le
Terrorisme, précisément parce que de nouveaux gouvernements du
monde continuent d’abuser du concept de terrorisme en
l’appliquant à des groupes qui ne sont pas terroristes.
Sandro Cruz :
Vous estimez donc que certains États utilisent le
concept de terrorisme à leurs propres fins politiques ?
Martin
Scheinin : Il est clair que de nombreux
gouvernements utilisent le concept de terrorisme pour soutenir des
intérêts politiques par la voie de la stigmatisation de leurs
opposants, et ce phénomène prend bien des formes. L’une
d’elles consiste à tirer profit d’actes de terrorisme isolés
ou individuels en les attribuant à des groupes, des
organisations, des mouvements politiques, des groupes ethniques,
alors catalogués comme terroristes sans le moindre fondement.
Dans d’autres cas un gouvernement tente tout simplement de
neutraliser ses opposants en les traitant de terroristes sans
qu’ils se soient jamais livrés à un acte de terrorisme. Dans
les deux cas, il y a abus flagrant du concept de terrorisme.
Sandro Cruz :
Que pensez-vous, personnellement, du phénomène
qu’on appelle « terrorisme d’État » ?
Martin
Scheinin : Pour moi, l’acte en soi est décisif.
Quiconque commet un acte de terrorisme est un terroriste. Un acte
de terrorisme est une attaque violente contre des membres de la
population en général ou tout autre type d’acte de violence obéissant
à des fins politiques, telles qu’obliger un gouvernement ou une
organisation internationale à faire quelque chose de spécifique,
ou terroriser la population. Les États peuvent en effet
s’impliquer dans des actes de terrorisme ou se livrer en
coulisses au terrorisme en recrutant ou en finançant des groupes
terroristes qui réalisent des attaques terroristes. Je ne crois
pas que les réponses à de tels actes puissent être différentes ;
qu’il s’agisse d’un État ou d’un autre agent, ce sont les
actes qui sont décisifs et qui les commet est un terroriste.
Sandro Cruz :
Pourriez-vous citer des exemples contemporains de
terrorisme d’État ?
Martin
Scheinin : On peut effectivement regarder en arrière
et constater que certains États ou gouvernements se sont trouvés
dans les coulisses d’attaques terroristes, au moins en les finançant
ou en les facilitant.
Sandro Cruz :
Dans ce cas, pourriez-vous en citer quelques-uns ?
Martin
Scheinin : Je préfère n’en citer aucun en
particulier.
Sandro Cruz :
En Amérique latine, le nom de Luis Posada
Carriles a acquis une certaine notoriété [1].
Pourriez-vous me donner votre avis sur ce cas ?
Martin
Scheinin : Je ne représente pas un tribunal de
justice et je n’ai donc pas à me prononcer sur la culpabilité
d’un individu ; il incombe aux États de rechercher des
preuves, d’enquêter, et aux tribunaux de dicter sentence. Bien
entendu, ce processus peut devenir variable s’il se base sur une
optique sélective ; autrement dit, même un pays comme les
États-Unis, très strict sur les questions de terrorisme, peut
devenir sélectif sur telle ou telle forme particulière de
terrorisme ou des individus contre lesquels pèsent des présomptions
solides d’actes de terrorisme. J’ai évoqué ce cas avec les
autorités nord-américaines pendant ma visite dans ce pays, mais
je ne puis maintenant vous donner une réponse qui exprime ma
position. Ce que je peux vous assurer, c’est que le cas a bel et
bien été discuté.
Sandro Cruz :
De nombreuses organisations humanitaires s’inquiètent
du centre de détention qui existe à la base militaire que les États-Unis
conservent à Guantanamo, Cuba [2].
Que pensez-vous de cette affaire ?
Martin
Scheinin : La question de Guantanamo constituait un
point important de l’agenda de ma visite aux États-Unis, et
j’ai fait des déclarations à la presse sur plusieurs points liés
aux détenus de Guantanamo. J’inclurai ce thème dans mon
rapport final au Conseil des droits de l’homme. Il soulève de
nombreuses questions légales, en particulier celles des
conditions de détention et des méthodes d’interrogatoire dont
on use contre les détenus.
Je traiterai donc essentiellement
ces deux aspects. Le premier concerne le statut légal des détenus
de Guantanamo : sur quelle base sont-ils en détention, sur
quelles bases seront-ils jugés d’ils finissent par l’être ?
L’autre porte sur la fermeture de ce centre de déntention.
Je suis très critique à l’égard
de la loi qui a instauré les commissions et les tribunaux
militaires (Military Commissions Act), créée
pour fournir une couverture légale aux procès intentés aux
suspects de Guantanamo. En ce moment, il semble que le système légal
soit devenu si contradictoire que les commissions militaires sont
dans l’impossibilité de faire leur travail. Dans ce sens, nous
revenons au point de départ : ils sont prisonniers pour des
raisons injustifiées, non conformes aux lois internationales ou
aux lois des États-Unis, et ils le sont depuis longtemps, ce qui
en fait une forme de détention arbitraire.
En ce qui concerne la fermeture du
camp de détention de Guantanamo, je recommande que ce trou noir
dans la légalité soit éliminé aussitôt que possible. Je
souligne que si ce sont les États-Unis qui ont créé la
situation, ce sont aussi eux qui doivent trouver une solution en
première instance.
Bon nombre des détenus qui ne
seront pas jugés et qui pourraient être libérés sont dans
l’impossibilité de regagner leur pays d’origine où ils
risqueraient de faire l’objet de tortures ou de poursuites. Dans
ce cas, je recommande aux États-Unis d’inviter le
Haut-Commissaire aux réfugiés des Nations unies pour qu’il émette
une déclaration de statut de réfugiés et à de tiers pays
d’accepter d’accueillir quelques-uns des détenus de
Guantanamo.
Sandro Cruz :
La presse européenne a parlé des vols secrets de la CIA [3]
et une enquête a même été ouverte…
Martin
Scheinin : C’est exact. J’ai parlé devant le
comité ad-hoc du Parlement européen des vols secrets et des
prisons secrètes. Je n’ai pas pu fournir d’informations supplémentaires,
mais j’ai ajouté à la discussion des aspects de type légal,
et j’inclurai dans mes futurs rapports le programme de la CIA
pour les centres secrets de détentions, qu’on appelle aussi
« localisations classées ». Je suis d’avis que les
États-Unis n’ont pas abandonné ce programme, tout indique au
contraire qu’il se poursuit, mais sous de nouvelles formes. Il
existe presque quarante individus dont on sait qu’ils ont été
détenus par la CIA, et le vieux programme des centres secrets
semble avoir été remplacé par un autre qui s’appelle « détentions
Proxy » ; autrement dit, d’autres pays assument
maintenant le contrôle des détenus au nom ces États-Unis, au
nom de la CIA. De nombreuses ONG suggèrent que l’Afrique est
devenu le principal continent d’accueil des prisons secrètes,
on parle de pays tels que le Maroc ou Djibouti, mais je ne veux
pas ici en dresser la liste, ce ne sont que deux exemples.
Sandro Cruz :
Après le 11 Septembre, les États-Unis ont engagé
ce qu’ils appellent une longue guerre globale contre la terreur.
Qu’en pensez-vous ?
Martin
Scheinin : Mon opinion personnelle, qui n’est pas
mon opinion officielle de rapporteur spécial, est qu’il
n’existe aucune espèce de guerre globale contre la terreur. Il
se peut que surgissent des situations transitoires où la guerre
contre des groupes terroristes correspond à ce qu’on appelle un
conflit armé, selon les Conventions de Genève et leurs
protocoles, indépendamment du fait que nous parlions d’un
conflit armé international, comme par exemple les conflits armés
entre les États-Unis et le régime Taliban d’Afghanistan :
ceci était bel et bien un conflit armé à caractère
international. On peut aussi parler de conflits armés, mais pas
à caractère international, entre un État ou plusieurs États
d’un côté et un groupe terroriste de l’autre, organisé de
telles façon qu’il puisse être considéré comme une force armée.
Il peut exister des conflits de ce
type, mais je ne considère pas vraiment qu’on puisse parler de
guerre globale entre États. Quant à Al Qaeda, ce n’est
qu’une métaphore. Je ne crois pas qu’Al Qaeda puisse être
considéré comme une armée globale impliquée dans un conflit
armé mondial sans fin. On peut trouver des foyers de ce type de
situations dans des groupes hiérarchiquement bien constitués et
dans des actes concrets de violence, mais ce n’est pas le cas
dans la situation dont vous parlez.
Dans toutes sortes d’évÈnements,
je crois que la mondialisation joue un rôle important parce
qu’elle implique que les États ont perdu une partie de leur
contrôle sur ce qui se passe dans le monde. D’autres agents
jouent aussi un rôle de plus en plus décisif, comme les
entreprises multinationales, les institutions financières
internationales, d’autres organisations intergouvernementales
et, finalement, les organisations criminelles transfrontières, y
compris violentes, comme les groupes terroristes ; ceux-ci
sont devenus des agents qui agissent aux frontières nationales,
tandis que les États perdent du terrain dans le contrôle des évènements.
Pour toutes ces raisons, les
nouvelles formes de terrorisme international sont maintenant plus
dangereuses que les précédentes, sans qu’on puisse pour autant
en arriver à la conclusion qu’il existe un conflit armé global
sans fin, pouvant entrer dans la catégorie des guerres. Je ne
crois pas que nous en soyons arrivés à ce point, ni que nous
allions dans cette direction. J’estime qu’il s’agit d’une
question liée au crime et de la lutte contre le crime à l’échelle
internationale.
Sandro Cruz :
Merci beaucoup.
Sandro
Cruz
Administrateur du Réseau Voltaire et
directeur de l’Agencia informe de prensa internacional (IPI).
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Martin Scheinin est né
le 4 novembre 1954 à Helsinki, Finlande. Il est
professeur de Droit à la Abo
Akademi University. Il a été désigné rapporteur
spécial des Nations unies pour la protection des
Droits de l’homme et des
Libertés fondamentales et contre le Terrorisme pour
la période 2005-2008. |
[1]
« Les
confessions de Luis Posada Carriles », Réseau
Voltaire, 14 juin 2005.
[2]
Lire notamment : « En
vol pour Guantanamo », « Guantanamo,
aux confins de l’état de droit » par Cyril
Capdevielle, « L’autopsie
des pendus de Guantánamo Bay » par Jürgen Cain Külbel,
Réseau Voltaire, 22 novembre 2002, 2 mars
2006, 11 avril 2007.
[3]
« L’OTAN :
du Gladio aux vols secrets de la CIA », par Ossama Lotfy,
Réseau Voltaire, 24 avril 2007.
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