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Actualité
Qatar: La tentative
de domestication d'Al-Jazira (2/2)
René Naba
Paris, 13 février 2010
A- Al-Jazira, un rôle prescripteur de l’opinion internationale
La mise en place d’Al Jazira constitue un bel exemple
d’équilibrisme diplomatique de ce petit pays face aux ambitions
des protagonistes du jeu régional et la tentative de
domestication de la chaîne transfrontière arabe constitue à cet
égard un cas d’école.
«Al-Jazira», dont le nom a été forgé par référence à «AL-Jazira
Al-Arabia» la verdoyante Péninsule arabique, l’espace
géographique regroupant les principautés pétrolières du Golfe,
l’Arabie saoudite et le Yémen, l’ancienne «Arabia Felix»
(l’Arabie Heureuse) des premiers temps de l’Islam, est bel et
bien en effet une excroissance rebelle de l’ordre médiatique
saoudien, tout comme d’ailleurs sur le plan politique Oussama
Ben Laden, une excroissance rebelle de l’hégémonie saoudienne
sur l’ordre domestique arabe.
Son lancement en 1996, l’année qui a suivi la crise d’hémiplégie
qui a frappé le Roi Fahd, le grand frère saoudien dont l’Emir
putchiste de Qatar en prenait ombrage, répondait à trois
objectifs:
• dédouaner aux yeux de l’opinion arabe l’Emir de Qatar de la
lourde tutelle occidentale qui a parrainé son parricide
politique,
• doter la principauté d’une force de frappe médiatique
dissuasive en vue de marquer son territoire sur le plan
énergétique au sein de la constellation des pétromonarchies du
Golfe
• battre en brèche l’hégémonie saoudienne sur la sphère arabe,
en prenant partiellement appui sur une équipe journalistique
formée hors orbite de la censure arabe, -le service arabe de la
BBC (British Broadcasting Corporation)-, victime de l’arbitraire
saoudien (1).
En moins d’une décennie, «Al-Jazira» a rempli ses objectifs,
brisant le monopole du récit médiatique détenu par les médias
occidentaux depuis l’avènement de l’information de masses, il y
a un demi siècle, se propulsant au rang de grand rival des
grands vecteurs occidentaux, le prescripteur de l’opinion
publique arabe, l’artisan du débat pluraliste au sein du monde
arabe.
Une promotion qui a conduit les Américains à entreprendre
méthodiquement sa domestication, particulièrement depuis la
guerre d’Afghanistan. En vain.
Tout commence par un coup de semonce: Le 7 octobre 2001, un mois
après les attentats anti-américains, CNN signe un accord de
«partenariat exclusif» avec la filiale américaine d’Al-Jazira
«News Gathering» assurant à la chaîne de référence
internationale d’information continue, un «contrat
d’approvisionnement prioritaire» des documents notamment les
cassettes vidéo consignant les déclarations d’Oussama Ben Laden,
le chef d’Al-Qaîda, dont la chaîne qatariote en avait la
quasi-exclusivité en raison de la présence ancienne à Kaboul
d’un correspondant permanent bien avant le déclenchement des
hostilités.
L’administration américaine riposte le lendemain en demandant
aux grands réseaux américains (ABC, CBS, NBC, CNN et Fox) de ne
plus diffuser les messages télévisés de Ben Laden au nom des
impératifs de la sécurité nationale, accompagnant cette
interdiction d’une démarche de protestation diplomatique auprès
du gouvernement de Doha contre la «rhétorique incendiaire» de la
chaîne arabe.
Le passage à l’acte intervient un mois plus tard avec le
bombardement du siège d’Al-Jazira à Kaboul en pleine offensive
américaine contre les Taliban. Au titre de dommage collatéral.
L’argument commode de plus en plus en usage depuis la première
Guerre d’Irak (1990-91) pour justifier parfois les bévues
préméditées.
Le chef du bureau de la chaîne qatariote en Afghanistan, est, il
est vrai, le contraire d’un journaliste mondain: Tayssir
Allouni, syrien naturalisé espagnol résidant à Madrid, fin
connaisseur de la réalité afghane, dûment accrédité à Kaboul
auprès des Taliban, avait été auparavant durant la guerre
anti-soviétique un des principaux interlocuteurs des combattants
islamiques.
Le coup de semonce tiré, survient alors le temps de
l’apaisement, suivi d’une curieuse entreprise de séduction
intimidation. Alors que l’offensive anti-taliban touchait à sa
fin, une dame qui plus est diplomate, l’ambassadrice des
Etats-Unis à Doha, Maureen Queen, va se livrer à une opération
de charme diplomatique à l’occasion de la fin du Ramadan. Pour
délivrer son message, un Iftar, le repas qui marque
traditionnellement la rupture du jeûne musulman, lui en donnera
la possibilité, qu’elle organisera, à sa résidence, avec en
invité d’honneur l’équipe rédactionnelle d’Al-Jazira qu’elle
accueillera d’un retentissant compliment à faire pâlir d’envie
tous les scribes des institutions médiatiques arabes et
occidentales. «Merci pour l’admirable prestation journalistique
que vous avez assurée dernièrement», gratifie-t-elle le
Directeur de la chaîne, Mohamad Jassem Al-Ali.
Surpris par tant de chaleur, inhabituelle dans les échanges
entre sa chaîne et l’administration américaine, des journalistes
chercheront à s’enquérir d’un éventuel malentendu alors que la
veille même le Secrétaire à la Défense Ronald Rumsfeld avait
qualifié d’«effroyable» les prestations d’Al-Jazira.
Tout sourire l’ambassadrice rétorquera: «Je ne suis pas
journaliste, mais diplomate et en tant qu’Américains nous
respectons la liberté de la presse» (2). Mais au vu des
développements ultérieurs il est à parier qu’il faudra plus d’un
Iftar pour apaiser les relations entre l’Amérique et le Monde
arabe.
L’intermède sera de courte durée. La pression monte d’un cran un
an plus tard, le 12 novembre 2002. Alors que les Etats-Unis
mobilisaient l’opinion internationale pour l’invasion de l’Irak
et cherchaient une base de repli à leur QG saoudien, un média
saoudien laisse opportunément filtrer ce jour là, sur son site
Internet «Arabic news.com», une information apparemment puisée
aux meilleurs sources américaines et saoudiennes annonçant «une
tentative de coup d’état» contre l’Emir de Qatar Cheikh Hamad
Ben Issa al-Khalifa «déjouée par les Etats-Unis».
L’information laconique ne mentionnait ni les auteurs de la
tentative, ni la date à laquelle elle a été déjouée. Fomentée
par qui? Déjouée comment? Tentative fomentée et simultanément
déjouée par le même opérateur? Coup d’état par simulation
virtuelle?
Quiconque connaît le fonctionnement de la presse saoudienne,
particulièrement la censure en temps de guerre, pareille
information bienvenue pour la diplomatie américaine et
saoudienne n’aurait jamais pu filtrer sans l’assentiment des
autorités de tutelle tant saoudiennes qu’américaines. Le message
sera entendu par le Qatar qui dans un geste de bonne volonté
signera le lendemain un accord de coopération avec le Paraguay,
une prestation de service qui serait en fait une opération de
couverture pour les services américains en Amérique latine.
La pression est de nouveau mise lors de la phase finale de
l’offensive américaine en Irak: le 8 avril 2003, jour de la
chute de Bagdad, l’hebdomadaire américain «Newsweek» annonce à
grands renforts de publicité une information sans véritable lien
avec la conduite de la guerre: le lancement d’une enquête pour
corruption contre le ministre des Affaires étrangères du Qatar,
Jassem ben Hamad ben Jaber qui aurait été impliqué dans le
courtage d’une affaire d’assurances et le blanchissement
subséquent de cent cinquante millions de dollars sur un compte
dans les Iles Jersey (Royaume Uni).
Le choix de la cible n’est pas le fruit du hasard. Un des vieux
routiers de la vie politique du Golfe, Cheikh Jassem ben Hamad,
est l’inamovible ministre des Affaires étrangères du Qatar
depuis 1992, c’est-à-dire lorsque l’accusation est portée,
depuis 11 ans, soit un homme qui a servi les deux derniers
gouverneurs, le père et le fils. Fils aîné de cheikh Jaber ben
Hamad, ancien Emir de Qatar, Cheikh Jassem a d’ailleurs joué un
rôle important dans le coup d’état pro anglo saxon qui a porté
au pouvoir le nouvel Emir et passe pour être un homme sensible
aux intérêts des firmes pétrolières anglaises et américaines
(3).
A la tête d’une immense fortune, qui lui vaut le titre de
l’homme le plus riche du richissime Qatar, situé à un niveau
très élevé du hit parade des fortunes du Golfe, Cheikh Jassem
est actionnaire de la compagnie aérienne qatariote «Qatar
Airways» et du fond d’investissement «Qatari Diar».
Membre reconnu de l’Establishment américain, Cheikh Jassem est
membre associé de la prestigieuse «Brooking Institution»,
spécialisée dans les études géostratégiques sur le Moyen orient,
à ce titre un interlocuteur régulier des dirigeants israéliens,
notamment de Mme Tzipi Livni, ancien agent du Mossad et ancien
ministre israélien de affaires étrangères, et à ce titre futur
co-ordonnateur des guerres destructrices israéliennes contre le
Liban (200) et contre l’enclave palestinienne de Gaza (2008).
Le choix de la cible n’était nullement anodin. Il paraissait
destiné à démonter la détermination des Etats-Unis à
«caraméliser» quiconque se dresserait contre leur projet,
jusques y compris leurs meilleurs amis, visant à faire taire
toute critique à l’égard de l’invasion de l’Irak. La
neutralisation d’Al Jazira, dont ils caresseront un moment le
projet de bombarder son siège central, figurait alors comme leur
cible prioritaire.
Curieuse information qui apparaît rétrospectivement comme un
contre feux alors que le bureau d’Al-Jazira dans la capitale
irakienne était de nouveau la cible de dommages collatéraux de
la part de l’artillerie américaine et que des informations
persistantes faisaient état de l’implication de la firme
Halliburton dont Dick Cheney en était le patron avant sa
nomination au poste de vice président américain, tant dans des
versements de pots de vin au Nigeria et que dans la
surfacturation de prestations pétrolières en Irak.
B- Al Jazira, alibi stratégique suprême du Qatar face à sa
sujétion à l’ordre occidental
L’affaire tournera court mais le message sera entendu. Le
ministre qatariote des Affaires étrangères sera blanchi, et,
dans la foulée, l’Emir de Qatar annoncera l’éviction pour des
liens présumés avec le régime de Saddam Hussein du Directeur
Général d’«Al-Jazira», celui là même qui avait été félicité par
l’ambassadrice américaine lors du repas du Ramadan.
Simultanément, le correspondant d’Al Jazira à Kaboul et Bagdad,
Tayssir Allouni, était traduit en justice en Espagne pour ses
présumés liens avec «Al-Qaîda et un des photographes de la
chaîne, Sami al Hajj, était incarcéré pendant huit ans à
Guantanamo, avant de se voir confier la direction d’un centre
pour la défense de la liberté de la presse.
Du travail d’orfèvrerie: Le Qatar est dédouané au regard de
l’opinion arabe, Al-Jazira confortée dans sa crédibilité alors
que les américains obtenaient la mise sur place d’un PC
opérationnel à Doha, à la grande satisfaction, paradoxalement,
de l’Iran et la Syrie, les deux bêtes de l’Amérique dans la zone
mais alliés du Qatar, au grand mécontentement de l’Arabie
saoudite, courroucée de l’irruption soudaine de cette petite
principauté dans la «Cour des grands».
Un privilège obtenu aux prix d’une lourde servitude à l’égard de
son grand tuteur américain, dont l’installation sur le sol de la
principauté du siège du CENT COM, le commandement opérationnel
des guerres américaines en terre d’Islam (Afghanistan, Irak,
Yémen, Afrique orientale), aux infrastructures infiniment plus
redoutables que la dérisoire plateforme aéronavale française à
Abou Dhabi, porte garantie de la pérennité du régime, de la
survie de la dynastie et du maintien sous souveraineté qatariote
du gigantesque gisement gazier of shore North Dome contigu de
l’Iran.
Arbre qui cache la forêt de la sujétion à l’ordre occidental,
Al-Jazira apparaît quatorze ans après son lancement comme
l’alibi stratégique suprême de la dynastie Al Thani face à la
mainmise américaine sur la souveraineté du Qatar et sur les
sources de ses revenus, deux éléments qui hypothèquent
lourdement et durablement l’Indépendance d’un pays faussement
présenté comme non-conformiste, mais qui remplit toutefois
pleinement sa mission de soupape de sûreté au bellicisme
américain à l’encontre du monde arabe et musulman.
Références
1- Le noyau originel de l’équipe d’Al Jazira
a été constitué par des vétérans du service arabe de la BBC TV
réduit au chômage du fait d’une rupture de contrat saoudien avec
la chaîne saoudienne orbit partenaire de la chaîne arabophone
anglaise.
Faisant une sérieuse entorse à sa politique
générale d’information, BBC a cédé à une cour assidue de M.
Khaled Ben Mohamad Ben Abdel Rahman, patron du Holding al-Mawarid.
Elle s’est associée avec ce proche parent du Roi Fahd pour
lancer la première chaîne de télévision d’information continue
en langue arabe avec le label de la chaîne britannique et les
moyens de diffusion de la firme saoudienne «Orbit». L’idylle, de
courte durée, 18 mois, se brisera sur le fracas des
récriminations réciproques entre deux conceptions monarchiques
apparemment inconciliables. Les Saoudiens ont d’abord imposé un
prix prohibitif du décodeur de l’ordre du dix mille dollars,
instaurant une sorte de censure par l’argent, puis prenant
ombrage de l’hospitalité accordée par BBC TV à l’opposant
saoudien en exil à Londres, Mohamad al-Massari, un physicien
très populaire dans sa région d’origine, la région pétrolière de
Dammam, ont abrogé le contrat, mettant sur le tapis près de deux
cents employés arabophones.
En guise d’épilogue à ce psychodrame d’une alliance contre
nature, l’opposant saoudien sera finalement exilé vers les
Bahamas, le Royaume Uni perdra dans la foulée un contrat
militaire de plusieurs milliards de livres sterling et la firme
Orbit conduite à payer une pénalité de l’ordre de cent millions
de dollars pour rupture abusive du contrat.
Cf. à ce propos «Guerre des ondes, guerre des
religions, la bataille hertzienne dans le ciel méditerranéen» de
René Naba – Harmattan1998
2-Des Falafels et des pâtisseries libanaises
au menu de l’Iftar de l’ambassadrice américaine en l’honneur
d’Al-Jazira», cf. «Al-Qods Al-Arabi», journal arabophone de
Londres, en date du 28 novembre 2001.
3- Né en 1959, Cheikh Jassem est le père de
treize enfants (Six garçons:Jassem, Jaber, Tamime, Mohammad,
Fahd, et Falah) et sept filles (Nour, Charifa, Lamya, Mayyasah,
Mariam, Alanoud, May).Dans la répartition des rôles au sein du
pouvoir qatriote, Cheikh Jassem représente la sensibilité
américaine face à l’Emir, présenté comme ami de la France. Lors
de la cérémonie d’investiture du nouveau président libanais
Michel Sleimane dans la foulée des accords inter libanais de
réconciliation de Doha (Mai 2008), Bernard Kouchner, ministre
français des affaires étrangères, avait pris place à côté de son
homologue égyptien Ahmad Aboul Gheith, sur le bas côté des
travées du parlement libanais, tandis que Cheikh Jassem trônait,
sous les regards des télévisions du monde entier, au milieu du
parlement libanais aux côtés du ministre syrien des affaires
étrangères, Walid al Mouallem.….Fait anecdotique, qui illustre
le renversement des rôles au Liban et l’égarement diplomatique
de la France, lorsque l’on songe que Nicolas Sarkozy au début de
son mandat menaçait de ses foudres la Syrie, désormais ardemment
courtisée.
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Publié le 13 février 2010 avec l'aimable autorisation de René Naba.
Les
textes de René Naba
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