|
Opinion
Requiem pour
l'ingérence humanitaire médiatique
René Naba
Vendredi 3 décembre 2010 Trois semaines après son débarquement
du Quai d’Orsay, Bernard Kouchner est plongé dans la pénombre,
une situation qu’il n’a jamais connue en soixante dix ans
d’existence, dans un silence réparateur, qu’il espère salvateur.
Retour sur ce parcours, au départ prometteur d’une entrée
triomphale au Panthéon de l’Histoire, mais dont les errances et
les déviances, vouent, désormais, le fondateur de
« l’Observateur des Religions » au ministère des Affaires
étrangères, à la damnation des feux éternels, sinon de l’enfer,
à tout le moins du purgatoire.
Jouant de malchance, l ’éviction de Bernard Kouchner s’est
accompagnée de révélations de la presse française sur la mise au
point d’un système de piratage de données internes au pôle
audiovisuel extérieur français visant à espionner les dirigeants
du groupe pour le compte de son épouse, Christine Ockrent, une
dérive qui, si elle était confirmée, retentirait comme le signe
du naufrage moral de l’ancien couple tendance de la vie
politique française.
Ce papier est couplé avec un précédent papier intitulé:
Christine Ockrent, le passe droit permanent
http://www.renenaba.com/?p=2910
Requiem pour l’ingérence humanitaire médiatique :
Bernard Kouchner, un «trophy boy», une potiche de luxe,
La plus
belle prise de gauche de Nicolas Sarkozy s’est révélée être un «trophy
boy», un trophée, certes, un trophée de luxe même, en son trône
du Quai d’Orsay, mais à usage exclusivement décoratif, une
potiche dans la pleine acception du terme, reliquat d’un
parcours chaotique qui le verra personnifier à lui seul, au fil
de sa carrière, toutes les déclinaisons de l’humanitaire (1),
l’humanitaire authentique au Biafra (1960), l’humanitaire
médiatique en Somalie (1990), l’humanitaire affairiste au Gabon,
en 2010.
Un
parcours qui l’aura porté à l’un de postes les plus prestigieux
de la République, le Quai d’Orsay, le ministère des Affaires
étrangères, celui de Vergennes et d’Aristide Briand, des
gaullistes Maurice Couve de Murville et Michel Jobert, des
socialistes Claude Cheysson et Hubert Védrine. Au prix de graves
reniements qui feront que sa désertion sera accueillie avec une
satisfaction non dissimulée par ses anciens camarades du parti
socialiste trop heureux de se débarrasser d’un transfuge en
puissance, tant était pathétique son empressement, tant était
pitoyable sa précipitation.
Au
point que son débarquement ministériel, le 15 novembre 2010,
sera accueilli avec un enthousiasme non moins dissimulé:
«Bernard Kouchner n’est pas encore une cause humanitaire», pour
s’en préoccuper, lâchera, lapidaire, François Hollande, l’ancien
patron des socialistes, résumant le sentiment général de ses
anciens compagnons et tout le mépris que l’opportunisme que
l’humanitaire mondaine aura suscité.
En
trois ans de mandature, ce symptôme baroque de la vraie rupture
sarkozienne aura fait du Quai d’Orsay «un ministère sinistré»,
plongeant les diplomates «dans le désarroi le plus total»,
jugera, sans indulgence, l’écrivain Jean Christophe Rufin,
ancien ambassadeur de France à Dakar (Sénégal), évincé de son
poste à la demande du président Abdoulaye Wade. Propulsant les
«néo conservateurs français» aux postes de commande du Quai
d’Orsay, sans toutefois s’imposer dans le domaine de la
politique étrangère, «le Quai d‘Orsay, sous Kouchner, a servi de
vitrine à la fois « people » et morale, masquant une
realpolitik» faite dans les coulisses par des réseaux parallèles
affairistes de l’Elysée, ajoutera le diplomate nullement
suspecté d’anti sarkozysme primaire, dans une interview au Monde
en date du 7 juillet 2010. Enfonçant le clou, deux ténors de la
diplomatie française, le gaulliste Alain Juppé et le socialiste
Hubert Védrine, dans une démarche bi partisane, déploreront la
déliquescence de l’outil diplomatique français, sous Kouchner,
dans une tribune conjointe parue, le même jour, dans le même
journal.
En
trois ans de mandature, cet ancien médecin à vocation humaniste
a dû renoncer à l’humanitaire, sous l’effet de ses dérives
médiatiques, telle l’affaire de l’Arche de Zoé, à
l’humanitarisme spectacle, à la manière de Rama Yade, sa sous
ministre aux indignations sélectives, sous les contraintes de la
realpolitik, à l’affairisme indécent, enfin, sous l’effet des
révélations corrosives sur ses connections avec les dictatures
africaines, passant sans coup férir des boat people aux pages
people des magazine, en tandem avec sa compagne Christine
Ockrent, illustration pathologie de l’endogamie de la classe
politico médiatique et du discrédit consécutif de la presse en
France.
L’homme qui menaçait de ses foudres le général Omar Al Bachir du
Soudan, en mars 2007, promettant la victoire aux Darfouris, aura
été mutique à un moment charnière de l’ingérence humanitaire,
l’assaut naval israélien contre une flottille de pacifistes
européens, en pleine zone maritime internationale, le 31 mai
2010, illustration symptomatique de ses dérives et de sa
démagogie. En un mot de sa mystification.
Que
n’a-t-il exigé, en moment-là, la levée du Blocus de Gaza comme
celui du Darfour? Exigé le percement d’un corridor reliant
l’enclave soudanaise à l’enclave palestinienne? Réclamé la
comparution en justice des criminels israéliens avec la même
vigueur qu’il réclamait celle des criminels soudanais? Sceller,
en somme, dans l’ordre symbolique, et la communauté de destin
des suppliciés de l’humanité, et la cohérence de son combat.
Imprecator tout au long de sa carrière, l’homme s’est dévoilé
Matamore en fin de carrière. Mutique en Palestine comme
auparavant à propos du Tibet pour cause de gros contrats avec le
géant chinois.
Au
final, son ingérence humanitaire aura eu pour zone
d’intervention privilégiée, les zones pétrolifères, (Biafra,
Kurdistan, Darfour, Birmanie) sans qu’il ait été possible de
déterminer si cette concordance relevait de la coïncidence
fortuite ou de la préméditation. L’homme focalise il est vrai la
suspicion avec son rapport de complaisance pour la firme
pétrolière Total en Birmanie, qu’il exonèrera de l’accusation du
travail forcé des mineurs.
«Que
Kouchner se soit fait marginaliser par l’Elysée, y compris sur
la Géorgie, l’Algérie, la Côte-d’Ivoire, et encore,
dernièrement, sur la diplomatie culturelle de la France et
l’idée d’un Etat palestinien unilatéral, telle est la loi de la
République sarkozyste et son univers impitoyable. Que nos
ambassadeurs envoient aujourd’hui leurs dépêches en toute
priorité à la cellule diplomatique de l’Elysée, telle est la
réalité des choses. Que Kouchner ait joué les «idiots inutiles»
et qu’il ait, dupe d’abord de lui-même, perdu tout prix et toute
latitude à la minute même où il se ralliait, tant pis pour lui.
Que dans sa chute et sa descente muette aux enfers dorés du Quai
d’Orsay, il ait, nolens volens, relégué aux oubliettes et, de ce
fait, dégradé l’idée même du devoir d’ingérence, voilà qui
restera porté à son débit, politiquement, intellectuellement et
moralement», estimera l’éditeur Gilles Hertzog. Dans une tribune
au titre ravageur «De l’inutilité du soldat Kouchner» paru dans
Libération le 23 Mars 2010, l’éditeur invite Bernard Kouchner à
un sursaut de dignité «fidèle à ce qu’il fut hier avant d’être
ministre… et avec le panache qu’on lui connut jadis, de partir
sur une première et dernière ingérence dont il se ferait enfin
devoir vis-à-vis de lui-même». Jamais oraison funèbre ne parut
aussi lugubre, et, venant de la part d’un ami, aussi sépulcral.
Sa
hantise demeure toutefois son émulation avec son faux alter ego
Rony Brauman, dont il vit la comparaison comme un supplice
intolérable.
Un homme qui se distingue de la cohorte des
idéalistes, des opportunistes ou des affairistes gravitant dans
l’orbite de l’action humanitaire internationale, un homme que
beaucoup voient en parfait représentant du médecin urgentiste de
l’intervention humanitaire auprès des peuples en désespérance.
Un curseur dans le domaine humanitaire, tant pour son humanisme
que pour son humanité que pour son urbanité. Sa profession, la
médecine, est une vocation qu’il vit comme une mission, et, sa
judaïté, il l’assume, naturellement, comme une donnée de la
naissance dont il n’éprouve aucun besoin de justification, de
compensation ou de surcompensation. Une éthique de vie qui
l’oblige et non un argument de vente qu’il instrumentalise pour
sa promotion médiatique.
Beaucoup voient en lui une antithèse du grand gourou de
l’humanitarisme médiatique, Bernard Kouchner, que ses anciens
compagnons de route socialistes qualifient charitablement d’«un
tiers mondiste, deux tiers mondain», pour sa flamboyance et ses
extravagances, grand bourgeois parisien qui se vit comme
«doublement juif parce qu’à moitié juif», comme si l’identité
était quantifiable, l’engagement humanitaire conditionné par sa
rentabilité politique et la solidarité humaine prédéterminée par
la discrimination des critères religieux ou sociaux.
De
quelle vérité puise-t-il son crédit ce discours sur le mythe des
origines d’un homme qui n’aurait jamais dû ignorer la
signification étymologique de son patrimoine familial –Koch noir
en Hébreu et Kousner par extension un éthiopien- ces fameux
Falashas, considérés comme une couche sociale inférieure de
juifs car de souche arabo africaine, méprisés de ce fait par les
Israéliens, descendant de la dynastie Himyarite, originaire des
Arabes du sud du Yémen, à l’effet d’inciter ce «sang mêlé» à
prêcher la concorde et non la discorde, le consensus et non le
dissenssus, de par sa qualité de premier ministre des Affaires
étrangères judéo arabe d’un pays, la France, qui abrite la plus
forte communauté musulmane et la plus forte communauté juive
d’Europe occidentale.
Pourquoi alors un tel ratage, à saut de puce d’une entrée
triomphale au Panthéon de l’Histoire? L’explication, éloquente,
provient d’un télégramme de l’ambassade américaine à Paris,
révélé par le site en ligne WikiLeaks: «L’humanitaire de
renommée mondiale »,
est
« l’un des rares politiques (de gauche ou de droite) à avoir
soutenu ouvertement l’invasion américaine de l’Irak », sa
nomination pour diriger le Quai d’Orsay, qui représente
«l’accomplissement du rêve d’une vie», résulte de «l’héritage
juif de Sarkozy et son affinité pour Israël», qui feront
que Bernard Kouchner sera « le premier ministre des
affaires étrangères juif de la Ve République »,
ajoute le message publié dans le journal Le Monde en date du 2
décembre 2010. L’analyse américaine a souffert d’ européo
centrisme. Une bonne maîtrise de l’anthropologie sémantique des
«peuples primitifs» aurait permis à la diplomatie américaine de
mieux cerner le personnage.
Que
n’a-t-il prêté l’oreille à son émule, prix Nobel de la paix ?
«Il y a un processus, mais il n’est pas de paix. Il est de
conquête. Il est effectivement en marche et n’a jamais cessé de
l’être depuis 1948. N’importe quelle personne de bonne foi,
indépendamment de tout jugement moral ou politique, ne peut que
constater cette dynamique d’expansion continue. A Moyen terme,
je pense qu’Israël est condamné en raison de sa méprise, de ses
choix impériaux qui l’ont conduit à s’adosser à l’Empire plutôt
que de chercher l’entente avec ses voisins. Le bi nationalisme,
pourtant l’ennemi juré du sionisme, l’a de fait emporté dans sa
pire version, la sud africaine de l’Apartheid. Or l’Apartheid,
cela ne peut pas durer. C’est pourquoi je pense que ce projet
sioniste est condamné. Je suis particulièrement inquiet pour
l’avenir de la minorité juive du Moyen orient dans les vingt
prochaines années, vu la haine qu’elle a semée autour d’elle»,
prophétisait Rony Brauman à l’heure de l’assaut naval israélien
contre la flottille de pacifistes européens contre le blocus de
Gaza (2).
Natif
de Jérusalem, Rony Brauman n’en tire aucun argument de pouvoir,
mais une exigence de fidélité aux valeurs de l’universalisme, du
socialisme et de la solidarité avec les opprimés dont se réclame
précisément l’humanisme. Rigoureux, cohérent, exigeant, dans un
pays tétanisé par les remugles de la collaboration vichyste de
la France et l’accusation inhérente d’antisémitisme qui pend
inévitablement sur quiconque s’écarte de la doxa officielle, il
signera, en Août 2006, un appel contre les frappes israéliennes
au Liban, à l’appel de l’Union Juive Française Pour la Paix
(UJFP).
Son
combat pour un état palestinien constitue pour lui une évidence
et non un handicap politique, élément d’un combat plus général
en vue de l’instauration de la justice au Moyen orient. Briseur
de tabous, non sans risque, il signera la postface de l’ouvrage
non conformiste du politologue américain, Norman G. Finkelstein,
fils de déportés, portant sur un sujet tabou s’il en est,
«L’Industrie de l’Holocauste: réflexions sur la souffrance des
Juifs». Il s’insurgera contre «l’humanitaire spectacle» à propos
de l’affaire de l’arche de Zoé, l’exfiltration clandestine
d’enfants tchadiens sous couvert du conflit du Darfour, le point
de déploiement médiatique de Bernard Kouchner dont le ministre
atlantiste des affaires étrangères en a abusivement fait usage
comme contre feu médiatique aux guerres israéliennes de
destruction du Liban (2006) et de Gaza (2008).
Sa
vision de l’humain est simple non simpliste, dépouillée des
présupposés idéologiques: L’urgence humanitaire s’applique à
tous sans discrimination et s’impose à tous sans hésitation,
comme un devoir à l’égard de toute souffrance quelle que soit la
religion, l’ethnie ou le degré de richesse de la zone
d’intervention, se plaçant, là aussi, à contre courant de son
faux frère particulièrement motivé, mais non exclusivement, pour
les minorités ethniques des zones pétrolifères, allant jusqu’à
blanchir, contre toute évidence, la junte birmane de
l’accusation d’esclavage des jeunes travailleurs dans un rapport
commandité par la firme pétrolière française «Total».
La
souffrance représente pour lui réalité humaine concrète et ne
relève d’aucune construction intellectuelle, encore moins d’un
tropisme occidental à l’égard de l’Islam, contrairement à la
tendance dominante de l’intelligentsia parisienne qui conduira
en France chaque notabilité intellectuelle à disposer de sa
minorité protégée, comme la marque de la bonne conscience
chronique de la mauvaise conscience, comme une sorte de
compensation à son trop grand désintérêt pour les Palestiniens,
compensant son hostilité aux revendications du noyau central de
l’Islam, la Palestine et le Monde arabe, par un soutien à
l’Islam périphérique: Il en est ainsi du philosophe André
Glucksmann pour les Tchétchènes, quand bien même son nouvel ami
le président Nicolas Sarkozy, est devenu le meilleur ami
occidental du président russe Vladimir Poutine; il en est de
même de Bernard Henry Lévy, pour le Darfour, quand bien même son
entreprise familiale est mentionnée dans la déforestation de la
forêt africaine. Ill en est aussi et surtout de Bernard
Kouchner, pour les Kurdes, ces supplétifs des américains dans
l’invasion américaine d’Irak, pour le Darfour, le Biafra et la
Birmanie. Au point qu’un journaliste anglais Christopher
Caldwell (3) en déduira dans la prestigieuse revue London Review
of Books que cette prédilection pour les zones pétrolifères
stratégiques de «l’humanitarisme transfrontière de Bernard
Kouchner asservit les intérêts de la politique étrangère
française à ceux des Etats-Unis et que l’humanitarisme
militarisé du transfuge néo sarkozyste n’est qu’une forme de néo
conservatisme larvé».
«Humanitaire, diplomatie et droits de l’homme» (4), le dernier
ouvrage de Rony Brauman (Editions du Cygne) met en rapport les
termes du débat contradictoire qui anime depuis près d’un demi
siècle l’action humanitaire internationale, dont les deux
anciens présidents de «Médecins Sans frontières», Rony Brauman
et Bernard Kouchner, en ont alimenté la controverse à fronts
renversés. Mais, paradoxalement, celui qui devrait personnifier
le mieux cette dualité, théoriquement complémentaire, celui qui
devait par principe privilégier la diplomatie à double titre, au
titre de médecin et au titre de chef de la diplomatie française,
paraîtra constamment fasciner par les avantages d’un bellicisme
purificateur, suscitant l’émotion de la communauté diplomatique
internationale par des propos alarmistes sur l’Iran le 15
septembre 2007.
De
retour d’une visite en Israël, et relayant sans doute les
préoccupations de ses interlocuteurs, Bernard Kouchner, ce
récidiviste en la matière, partisan auparavant d’une
intervention musclée en Irak pour évincer Saddam Hussein, n’a
pas écarté l’hypothèse d’une guerre contre l’Iran rejoignant en
cela les thèses atlantistes de son nouveau mentor Nicolas
Sarkozy, auteur d’une équation aussi sommaire que rudimentaire
«la bombe iranienne ou le bombardement de l’Iran», seul
dirigeant au Monde d’ailleurs à adopter ouvertement sur ce thème
un lexique identique aux Israéliens, désignant Gaza de
«Hamastan» et le Hezbollah libanais de «terroriste». Toute honte
bue, Kouchner n’hésitera pas, non plus, à revendiquer le
bénéfice de la politique menée par son prédécesseur Dominique de
Villepin, qu’il couvrait pourtant de sarcasme, pour son
hostilité à l’invasion américaine de l’Irak.
Pis, à
l’apogée de sa gloire ministérielle, au poste prestigieux de
ministre des affaires étrangères de la France, Bernard Kouchner
reniera ses idéaux de jeunesse et le combat de sa vie: «J’ai eu
tort de demander ce secrétariat. Il y a contradiction permanente
entre les droits de l’homme et la politique étrangère d’un Etat,
même en France », dit-il dans le journal «Le Parisien» à propos
de la création d’un pote de secrétariat aux droits de l’homme
dans le premier gouvernement de la présidence Sarkozy et son
attribution à Rama Yade. «Cette contradiction peut être féconde,
mais fallait-il lui donner un caractère gouvernemental en créant
ce secrétariat d’Etat tant il est vrai et qu’on ne peut pas
diriger la politique extérieure d’un pays uniquement en fonction
des droits de l’homme».
Ah la
belle découverte tardive, ce constat, pour un homme qui a fondé
sa carrière sur la transgression, sa popularité médiatique sur
la subversion de la diplomatie traditionnelle. Un constat qui a
retenti comme un reniement, et par contrecoup, comme un désaveu
de celui qui passe pour s‘être servi du combat pour la défense
des Droits de l’homme comme un tremplin vers le pouvoir
politique, et au delà vers le maroquin ministériel.
Un
moment, un seul, Bernard Kouchner a songé à démissionner vers la
fin de son mandat, quand tous les oracles prédisaient son
débarquement du gouvernement. C’était le 30 août 2010, au terme
d’un été extraordinairement actif dans les refoulements
d’étrangers, extraordinairement musclé à l’égard des Roms,
relevant pourtant de la «Maison commune de l’Europe », puis, se
ravisant, il considérera ce geste de courage moral comme une
«désertion»: «Aussi réaliste que l’on soit, peut-on, quand on a
fondé Médecins sans frontières par exemple, admettre la mise à
l’index de catégories entières, ou encore l’identification
sommaire de l’étranger au délinquant ? Il y faut une dose
dangereuse de reniement. C’est ce qui arrive aux ministres
d’ouverture. Ils auraient pu se démarquer, quitte à mettre en
jeu leur démission. Mais pour cela, il aurait fallu se
redresser. Manifestement, ceux-là se sont déjà trop courbés pour
pouvoir l’envisager», lui concédera charitablement Laurent
Joffrin, directeur du Journal Libération, un quotidien qui s’est
longtemps pâmé d’admiration devant le «French Doctor» dans son
éditorial en date du 31 août 2010.
Dans
le cas de Rony Brauman, ce risque là est inexistant. Partisan de
l’ingérence sous sa forme pacifique à l’époque de la guerre
froide, Rony Brauman en devient un critique constant lorsque
celle-ci se transforme en justification d’invasions armées.
Considérant que les mésaventures de l’Arche de Zoé sont plus un
symptôme qu’une dérive, il soutient que toute forme de secours
ou de solidarité ne relève pas nécessairement de l’humanitaire
et toute action humanitaire n’est pas nécessairement bonne. Et
Plutôt que d’asséner des principes ou réitérer des idéaux, Rony
Brauman fait le choix de s’interroger sur les limites d’une
forme d’action dans laquelle il reste engagé.
Avant
d’être ministre des Affaires étrangères, Bernard Kouchner avait
promu trois idées fortes: les droits de l’homme, l’action
humanitaire et le devoir d’ingérence. Devenu ministre de Nicolas
Sarkozy, il n’a quasiment rien avancé dans ces trois domaines,
ni guère davantage ailleurs, mais il n’était pas attendu qu’il
se distingue sur la diplomatie «diplomatique», apanage
présidentiel s’il en est. Une des rares personnalités à
parler vrai en connaissance de cause, Rony Brauman n’a jamais
brigué d’autres responsabilités qui ne relèvent de la médecine
ou de l’humanitarisme, sans le moindre débordement sur le plan
politique, sans la moindre tentation carriériste, sans le
moindre soupçon d’affairisme, contrairement au «cosmopolite»
Bernard Kouchner et ses contrats gabonais qui permirent au
ministre français des affaires étrangères de cachetonner sans
état d’âme pour une dictature corrompue (5). En somme, le
Fondateur de «Médecins Sans Frontières» et son successeur
constituent les déclinaisons antinomiques d’un même brillant,
celui qui démarque le clinquant fondateur de l’étincelant
successeur.
La
rebuffade qu’il a essuyée à Beyrouth lors de sa tournée d’adieu,
le 5 novembre 2010, avec le refus du président de la chambre des
députés Nabih Berri, de le recevoir en audience, donne la mesure
de l’érosion de la diplomatie française sous le tandem Sarkozy
Kouchner, dans un pays qui a longtemps constitué le point
d’ancrage de la France au Moyen orient, et, au-delà, dans
l’ensemble du monde arabe. Les révélations de la presse
française, notamment les hebdomadaires Le Point et Marianne sur
la mise en place d’un système de piratage interne du pôle
audiovisuel extérieur français au profit de son épouse,
Christine Ockrent, une dérive qui, si elle était confirmée,
retentirait comme le signe du naufrage moral de l’ancien couple
tendance de la vie politique française (6).
Le Kouchner interventionniste d’hier est apparu comme tétanisé
par sa duplicité, mais au-delà de cet état d’âme, somme toute
anecdotique au regard des enjeux, le seul et grand perdant de ce
psychodrame personnel aura été le droit d’ingérence, que son
parangon d’hier remisa dans les limbes quand il avait enfin les
moyens de le mettre en pratique. Ce fait là n’est pas
pardonnable. Ce fait là ne sera pas pardonné à Bernard Kouchner,
un homme qui passera à la postérité comme un médecin à vocation
auto proclamée humanitariste, à projection médiatique à tremplin
politique, autrement dit un homme qui aura asservi la cause
humanitaire en instrumentalisant les médias pour la satisfaction
d’une ambition politique, sinistrant durablement la cause
humanitaire.
Références
1. A propos de la problématique du Droit
international humanitaire Cf. «Le Droit International
Humanitaire» par Patricia Buirette et Philippe Lagrange –
Edition la Découverte collection Repères N° 196 2eme édition
2008
2. Interview à la Revue Moyen orient N°6 Juin
Juillet 2010 «Regard de Rony Brauman sur l’action humanitaire
dans le Monde et le Moyen orient» propos recueillis par Frank
Tétard et Chiara Rettennella.
3. «Kouchner ou l’ambiguïté à la française»,
Christopher Caldwell London Review of Books 1e Août 2009
4. Rony Brauman
Humanitaire, diplomatie et droits de
l’homme Editions du Cygne ISBN:
978-2-84924-152- Spécialisé en pathologie tropicale, de
nationalité française, Rony Brauman est né le 19 juin 1950 à
Jérusalem. Ancien président de Médecins sans frontières de
France (de 1982 à 1994), il est lauréat du Prix de la Fondation
Henri Dunant 1997. Coréalisateur avec le cinéaste israélien Eyan
Sivan d’un documentaire (1999) sur le procès d’Adolf Eichmann
(1961) dont le scénario est basé sur l’essai Eichmann in
Jérusalem de la philosophe Hannah Arendt, il est l’auteur de
plusieurs ouvrages notamment. Penser dans l’urgence : Parcours
critique d’un humanitaire, Seuil, 2006 – entretien avec
Catherine Portevin. Éloge de la désobéissance (Le Pommier, 1999,
document d’accompagnement du film intitulé Un spécialiste:
portrait d’un criminel moderne, réalisé à partir des archives
vidéo du procès d’Eichmann, avec le cinéaste Eyal Sivan), Les
médias et l’humanitaire (avec René Backmann, Victoires, 1998),
Devant le Mal. Rwanda, un génocide en direct, Arléa, 1994, Le
crime humanitaire. Somalie. Arléa, 1993
5. «Le Monde selon K.» par Pierre Péan Fayard
Février 2009
6.
http://www.marianne2.fr/Espionnage-AEF-pourquoi-Christine-Ockrent-est-mise-en-cause_a200301.html
Avec en additif dans la version papier
http://www.marianne2.fr/A-lire-cette-semaine-dans-Marianne-Kouchner-Ockrent-la-chute_a200318.html
Kouchner-Ockrent : La chute. (Comment Christine Ockrent
espionnait son patron, Comment Bernard protégeait son épouse,
comment ils ont naufragé France 24»
© Toute reproduction intégrale ou
partielle de cette page faite sans le consentement écrit de René
Naba serait illicite (Art L.122-4), et serait sanctionnée par
les articles L.335-2 et suivants du Code.
Publié le 6 décembre 2010 avec l'aimable autorisation de René Naba.
Les
textes de René Naba
Les dernières mises à
jour
|