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Islam
light : un produit qui se vend bien
1ère partie : les hommes
Vincent Geisser Lundi
4 février 2008
On les entend, on les voit et on les lit partout :
à la radio, à la télévision, dans les journaux et dans les
conférences standing. Leurs livres se vendent à des milliers
d’exemplaires dans les rayons des supermarchés. En quelques années,
ils sont devenus les « chouchous musulmans » des médias
et des intellectuels français. Le secret de cette fulgurante réussite
médiatique et commerciale ? Un discours formaté sur la
« déchéance » et la « maladie de l’islam »,
religion noble qui aurait été corrompue par la « populace
musulmane » ignorante et obscurantiste.
Se présentant comme les « nouvelles Lumières de
l’Islam », ils développent une vision élitiste et méprisante
à l’égard des musulmans croyants et pratiquants, identifiés
souvent comme de « mauvais musulmans ». Mais à y
regarder de plus près, leur discours « éclairé »
rejoint sur de nombreux points celui des Salafistes les plus
fondamentalistes : la défense d’une cité musulmane idéale
et totalement imaginaire (elle n’existe que dans leur tête), à
la seule différence près que la cité idéale des Muslims
Light n’est pas Médine mais la cité coloniale, celle de
l’islam domestiqué et des musulmans dominés.
Le mépris de la « masse musulmane » :
les racines coloniales d’une posture faussement critique
Contrairement à une idée reçue, ces « nouvelles
Lumières de l’Islam » n’ont rien inventé : elles
reprennent dans ses grandes lignes la critique coloniale de la
religion musulmane, telle qu’elle était véhiculée par
certaines élites indigènes assimilées qui voulaient à tout
prix marquer leur détachement par rapport à leur « communauté
d’origine ».
Ainsi, les Abdelwahab Meddeb[1],
Malek Chebel[2], Fethi
Benslama[3] ou, encore,
le nouveau-né de ces « réformateurs éclairés »,
Abdennour Bidar[4],
doivent-ils moins être considérés comme des innovateurs
musulmans que comme des continuateurs, des suiveurs et des héritiers
d’une critique « interne » à l’islam qui a connu
son apogée durant la période coloniale et, plus particulièrement,
en Algérie française.
En effet, dans le contexte colonial algérien, une
minorité d’élites musulmanes reproduisaient in extenso
les thèses en vogue sur le « retard musulman » et
entendaient œuvrer à une réforme profonde de leur religion,
afin qu’elle s’adapte aux exigences de la modernité laïque
et républicaine.
Sur ce plan, on peut noter que la critique « interne »
de l’islam a toujours été étroitement liée aux enjeux
traversant la société française et ses thèmes fétiches (le
fanatisme, l’obscurantisme, l’ignorance de la « masse
musulmane »…) fortement dépendants du champ intellectuel
dominant, comme si cette critique répondait moins à une volonté
de réformer l’islam de l’intérieur que de donner des gages
de « conformité » au discours ambiant.
Ces « nouveaux Voltaire de l’islam » sont
moins valorisés dans leur fonction d’imagination ou
d’innovation doctrinale que dans celle d’auxiliaires et de
soutiens à la critique anti-musulmane des « intellectuels légitimes »
(Redeker, Declerck, Dantec, Val…) - tous non musulmans
d’ailleurs -, se coupant ainsi de toute possibilité de
relations étroites avec les milieux musulmans croyants et/ou
pratiquants et surtout de toute capacité à entreprendre une véritable
réforme de l’islam dans l’avenir.
En somme, critiquer les musulmans pour ces « réformateurs »
d’hier et ces « nouvelles Lumières »
d’aujourd’hui (Meddeb, Chebel, Bidar et compagnie), c’est
moins parler aux « siens » que de donner des gages et
des signes de « bonne conduite » aux acteurs dominants
(les élites politiques, les médias, les intellectuels habitués
des plateaux TV), renvoyant en cela à un phénomène de
mythification, finement analysé par l’écrivain Albert Memmi
dans son Portrait du colonisé :
« Confronté en constance avec cette image de
lui-même, proposée, imposée dans les institutions comme dans le
contact humain, comment n’y réagirait-il pas ? Elle ne
peut lui demeurer indifférente et plaquée sur lui de l’extérieur,
comme une insulte qui vole dans le vent. Il finit par la reconnaître,
tel un sobriquet détesté mais devenu un signal familier.
L’accusation le trouble, l’inquiète d’autant plus qu’il
admire et craint son puissant accusateur. N’a-t-il un peu raison ?
murmure-t-il. Ne sommes-nous pas tout de même un peu coupables ?
Paresseux, puisque nous avons d’oisifs ? Timorés, puisque
nous nous laissons opprimer ? […] Ce mécanisme n’est pas
inconnu : c’est une mystification »[5].
Au risque de choquer, il faut le dire et le répéter :
il existe bien un « complexe du colonisé » chez ces
« nouvelles Lumières de l’Islam » qui se traduit
par une tendance pathétique à affirmer : Je suis
musulman mais je n’ai rien à voir avec cette masse musulmane
ignorante. Complexe du colonisé réactualisé en ce début de
XXIe siècle et qui frappe même certains « convertis »
ou enfants de « convertis » qui, en définitive,
assument mal leur statut de « musulmans » et finissent
par surenchérir sur leur « modernité musulmane » et
sur leur « islam intérieur » (self Islam),
opposé à l’archaïsme et à l’islam ostensible de la majorité.
Il faut y voir ici l’une des conséquences paradoxales
des nombreuses campagnes islamophobes : il y a ceux qui résistent
en se renforçant dans leur foi et leurs convictions ; il y a
ceux qui craquent. A certains égards, ces « nouvelles Lumières
de l’Islam » sont aussi des « victimes » de
l’islamophobie ambiante. Mais une position de « victimes »
qui, dans leur cas précis, peut rapporter gros.
Un produit commercial, un rêve inassouvi :
promouvoir un islam sans musulmans
Depuis cinq ou six ans (le 11 septembre est passé par là),
l’on voit fleurir dans les rayons de nos librairies et de nos
supermarchés de nombreux essais critiques sur l’islam,
l’islamisme, les musulmans…, dont les auteurs sont presque
toujours des intellectuels franco-maghrébins, formés dans les
deux « cultures » et les deux langues (français/arabe),
véhiculant une vision nostalgique et mélancolique d’un modèle
éducatif propre à certaines élites maghrébines.
Parmi eux, des auteurs tels que Abdelwahab Meddeb, Fethi
Benslama, Malek Chebel…, qui sont sans aucun doute les auteurs
les plus représentatifs de cette « nouvelle vague »
de l’Islam light et sont désormais omniprésents dans le
débat politico-médiatique.
Leurs écrits ne cessent de louer cet « islam des
Lumières » de leur enfance et leur adolescence (le Maghreb
colonial des années 1950-1960), qui serait aujourd’hui emporté
par la « vague intégriste ». Dans son best-seller,
La Maladie de l’islam, Abdelwahab Meddeb se livre ainsi
à un véritable hymne à la Tunisie sous le Protectorat français,
qui rappelons-le quand même, était fondé sur un régime de
domination coloniale qui n’avait rien à envier à l’Algérie :
« Il faut le reconnaître le modèle européen
dans lequel j’ai grandi, celui qui émane des Lumières françaises
et qui m’a formé, à travers un enseignement franco-arabe,
n’est plus attractif. […] J’ai assisté dans mon enfance
(dans les années 1950), dans cette citadelle de l’islam
qu’est la médina de Tunis, au dévoilement des femmes au nom de
l’occidentalisation et de la modernité ; cela a concerné
les femmes, les filles et les sœurs des docteurs de la Loi qui
tenaient chaire dans la millénaire université théologique de la
Zitouna (une des trois plus importantes de l’islam sunnite…) »[6].
(A. Meddeb, La maladie de l’islam, p. 43).
Cette célébration de « l’islam des Lumières »
(en réalité un islam imaginaire) évoque parfois les accents
fortement assimilationnistes de certaines élites indigènes
profrançaises pendant la période coloniale. Abdelwahab Meddeb
n’hésite pas à se réclamer ouvertement du penseur
nationaliste Ernest Renan, lui pardonnant au passage son racisme
antisémite :
« [….] Je lui [à Renan] pardonne son racisme,
sa vision essentialiste des langues et des systèmes symboliques,
sa hiérarchie entre les expressions et les imaginaires…car il
m’a aussi aidé à comprendre la chimère que représentent le
panarabisme comme le panislamisme. Son opuscule Qu’est-ce
qu’une nation ? m’a rappelé que la nation n’est fondée
ni sur l’unité linguistique, ni sur la communauté de la foi,
ni sur la continuité géographique, ni sur le langage de
l’histoire.
Elle l’est sur le seul désir d’être ensemble.
C’est ce désir qui m’a fait choisir la communauté française,
où mon nom étranger se décline dans l’amputation sonore, où
je continue d’entretenir ma généalogie islamique et la croiser
avec mon autre généalogie européenne. Ainsi l’hérité et le
choisi se combinent à l’intérieur d’un seul et même être… ».
(A. Meddeb, La maladie de l’islam, p. 220-221).
Cette idéalisation du nationalisme européen et de
l’islam colonial est bien sûr inséparable d’une tendance au
sado-masochisme propre à l’esprit colonisé. Mais ce qui paraît
grave, c’est que ce complexe du colonisé semble quasiment
intact en ce début de XXIe siècle et qu’il aboutit à légitimer
une vision caricaturale des croyants et des pratiquants musulmans,
comme si ces derniers avaient tous cédé au fanatisme et à
l’obscurantisme. Cette vision totalement simpliste est appliquée
autant aux sociétés dites « arabo-musulmanes »,
qu’aux « banlieues de l’islam » de France. Le
psychanalyste franco-tunisien Fethi Benslama écrit ainsi :
En deux mots, l’islam noble, l’islam des élites,
l’islam d’antan, est aujourd’hui corrompu par les croyants
ordinaires, ceux-là mêmes qui portent barbes et hijab, ceux-là
mêmes qui fréquentent les mosquées, ceux-là mêmes qui égorgent
rituellement leurs moutons dans la baignoire de leur HLM :
« D’aristocratique, le sujet islamique devient
peu à peu l’homme du ressentiment, cet homme frustré,
insatisfait, se pensant au-dessus des conditions qui lui sont
faites ; comme tout semi-intellectuel, il s’avère (dans
ses refus et sa haine accumulés) candidat à la vengeance, prédisposé
à l’action insurrectionnelle et à ce qu’elle comporte de
dissimulation et de sacrifice ». (A.
Meddeb, La maladie de l’islam, p. 22).
Maladie de l’islam ou maladie de Ben Ali ?
Bien sûr, comme le relevait très justement Tariq
Ramadan dans l’émission « Ce soir ou jamais »,
diffusée sur France 3 le 30 janvier 2008, ces « nouvelles
Lumières de l’Islam », ne disent généralement pas un
mot sur la responsabilité politique des régimes autoritaires,
sur les pratiques répressives, sur la corruption généralisée
des élites gouvernementales.
Abdelwahab Meddeb décrit dans ses différents ouvrages
« La maladie de l’islam » mais il n’a jamais écrit
un seul mot sur « La maladie de Ben Ali », les
centaines de femmes violées dans les commissariats de police, les
journalistes agressés, les milliers de jeunes tunisiens poussés
à risquer leur vie sur les barques de la mort. Un silence total
sur les « raisons politiques » de la dérive
dictatoriale du monde arabe qui parle de lui-même. La
dictature, c’est la faute aux musulmans, mais jamais aux
dictateurs !
Les nouvelles « Lumières » de l’islam :
des Salafistes qui s’ignorent
Toutefois, le principal reproche intellectuel que l’on
peut adresser à ces « nouveaux penseurs de l’Islam
light » (Abdelawahab Meddeb, Fethi Benslama, Malek
Chebel et, aujourd’hui, Abdennour Bidar), c’est finalement de
répondre au processus d’idéalisation identitaire des
Salafistes (la citée idéale de Médine des débuts de l’islam)
par une autre idéalisation toute aussi mythique (la cité
musulmane aristocratique du Moyen Âge ou, pire, la cité
coloniale franco-arabe), s’exposant par là à n’avoir aucune
prise sur l’évolution sociologique de l’islam actuel et sur
les « musulmans réels ».
A l’idéalisme salafiste et wahhabite, ces « nouveaux
penseurs » opposent un idéalisme élitiste et
intellectualiste qui conforte à son tour, comme le relève
fort pertinemment l’historienne Sylvie Denoix[7],
une vision à la fois essentialiste et quasi-génétique de
l’islam, d’où d’ailleurs la référence récurrente à la
maladie, comme si la religion musulmane était un « corps
biologique ».
Des médecins à la Molière…
Or, l’islam de France n’a pas besoin de « médecins
à la Molière » qui viendraient guérir les musulmans
d’une « maladie » prétendument incurable : la
foi en Allah. Il a d’abord besoin de penseurs et de réformateurs,
en phase avec la vie quotidienne des croyants et des pratiquants
ordinaires.
Et le principal problème que soulève cet engouement médiatique
et commercial pour l’Islam light, ce n’est pas
seulement sa méconnaissance totale des réalités musulmanes françaises
ou européennes mais aussi sa volonté de promouvoir un islam
sans musulmans, en deux mots : Vive l’islam épuré
des ses croyants et de ses pratiquants ! Un islam sans bruit
et sans odeur en quelque sorte !
A suivre la semaine prochaine
l’article de Vincent Geisser : « Les poupées Barbie
de l’Islam light : exhibitionnisme et érotisme victimaires »
Vincent Geisser, Politologue, chercheur à l’Institut
de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman
(CNRS), enseigne à l’Institut d’études politiques
d’Aix-en-Provence.
Dernier ouvrage paru : Marianne et Allah, Editions La Découverte
(15 mars 2007)
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réservés
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Publié le 9 février 2008 avec l'aimable autorisation d'Oumma.com
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