|
Réseau Voltaire
Quand
les États-Unis se justifient à travers les médias irakiens
Ossama Lotfy 3
octobre 2007 À l’occasion
de la déclassification, pour le moins inattendue, d’un rapport
du département de la Défense des États-unis, le Réseau
Voltaire revient sur la manière dont Washington contrôle et
corrompt aujourd’hui les médias irakiens. Un plan de guerre médiatique,
lui aussi préparé de longue date, qui prive l’Irak de toute démocratie
authentique.
Une supercherie peut en cacher une
autre. Peu de temps aura suffi pour réaliser l’incroyable
mystification que constituaient « les armes de destruction
(distractions ?) massives », dont nul n’a jamais
trouvé trace, avant comme après l’invasion de l’Irak. Que ce
soit la commission de contrôle, d’inspection et de vérification
de l’ONU, dirigée par Hans Blix, ou bien l’administration
Bush, embarrassée et silencieuse, à l’image d’un Colin
Powell qui avouait à demi-mot plus récemment qu’elles
n’avaient jamais existé [1].
Cependant, l’intoxication médiatique dont a été victime –
et complice - la presse dominante [2],
manipulée afin de conditionner l’opinion publique à la
possibilité d’une guerre dès 2003, a longtemps occulté la façon
dont des médias irakiens et du Moyen-Orient étaient depuis le début
du conflit contrôlés par les États-unis.
Il aura fallu attendre la fin de
l’année 2005, et les premières révélations de scandale par
la presse mainstream états-unienne pour réaliser
que la justification de l’occupation de la Coalition et de ses
desseins colonialistes d’un Irak soi-disant démocratisé –
par de récentes élections législatives -, se faisaient
« par tous les moyens nécessaires ». Y compris par la
corruption d’un des baromètres de la liberté d’expression
d’un pays prétendument démocratique : la presse. C’est
ce que le Los Angeles Times et le New
York Times ont rapporté quelques mois après la presse arabe,
entre fin novembre 2005 et janvier 2006 [3].
Ils ont donné de nombreux exemples de situations où, des
journalistes irakiens, travaillant dans « des journaux indépendants »
et dont les articles vantaient les mérites de l’armée
d’occupation – et donc fustigeant de facto
la rébellion, étaient en fait soudoyés. De sorte que ces
espaces rédactionnels étaient achetés et rédigés directement
depuis l’ « Operation information Task force » par
des militaires états-uniens travaillant aux « opérations
d’informations », alors même que ces journaux présentaient
ces sujets comme des récits et comptes rendus indépendants de
leurs journalistes. Ce mode de propagande fait de good
stories —caractéristique de la presse anglo-saxonne—, de
reportages, de comptes-rendus partiels et partials d’opérations
militaires aux sources non-identifiables, était connu des rédacteurs
en chef de ces médias. Lorsque des explications leur ont été
demandées, certains d’entre eux ont répondu que la « provenance
inconnue » et le contenu pro-US de ces articles ne les dérangaient
pas, qu’ils les publiaient en connaissance de cause.
Bien loin de n’être que
quelques cas isolés, ces informations ont révélé l’existence
d’une corruption institutionnalisée par un ensemble
d’entreprises de relations publiques à la solde du département
de la Défense, la plus efficace et influente d’entre elles étant
le Lincoln Group [4].
Un système de propagande estimé à 300 millions de dollars qui
s’est étendu dans tous le Moyen Orient, où il n’est pas rare
que les rédacteurs en chef de certaines rédactions reçoivent
certains coups de fil de ces « entreprises de relations
publiques ».
Ce que l’ancien secrétaire de la défense Donald Rumsfeld aux
paraphrases énigmatiques, avec la rhétorique ironique qui a
toujours été la sienne, appelait : « des méthodes
non traditionnelles permettant de fournir des informations exactes
au peuple irakien ». [5]
Ce que l’on ne savait cependant pas, c’est que comme pour la
propagande des « armes de destructions massives », ce
plan de contrôle des médias irakiens et de conditionnement de
leur population à un régime d’occupation, était déjà préparé
avant l’invasion de l’Irak par le département de la Défense.
Trois mois avant, plus exactement.
« Rapid Reaction Media Team »,
le rôle des médias dans l’Irak libéré
Ce système de propagande, synthétisé
dans Rapid Reaction Media Team, un document récemment
révélé par la National Security Archive [6],
avait été préparé quelques mois avant l’invasion de
l’Irak. Rédigé par le Bureau des opérations spéciales et des
conflits de basses intensités, ainsi que par le Bureau des plans
spéciaux pour les affaires du Proche-Orient et de l’Asie du Sud
(Plans spéciaux), dépendants tous deux du département de la Défense [7],
ce rapport avait pour objectif, d’une part, de persuader la
population irakienne de la stabilité du pays et du bien fondé de
l’occupation, d’autre part, de maintenir une vision acceptable
du conflit aux États-unis.
Dans la même logique que les opérations psychologiques menées
par les PSYOPS [8]le
document prévoyait à l’avance comment les médias irakiens
devaient être réorganisés, « dans le cas
où les hostilités seraient nécessaires pour libérer l’Irak ».
(sic)
White
Paper « Rapid Reaction Media Team » Concept
2.0 Concept Overview (extrait) :
« Après la cessation des hostilités, le
fait de mettre immédiatement en place des équipes de médias
irakien entraînés par des professionnelles états-uniens, pour
présenter un nouvel Irak (par les Irakiens et pour les Irakiens)
avec des espoirs de prospérité et de démocratie futur, aura un
impact psychologique et politique sur le peuple irakien. »
Aussi était-il dors et déjà prévu
qu’une campagne d’information d’ensemble de la « Rapid
Reaction Media Team » devait se préparer, « durant
la phase précédant les hostilités en Irak ». Pour
ensuite servir de « pont entre les médias
contrôlés par le régime de Saddam Hussein et à long terme, les
réseaux de “médias libres d’Irak“ dans
l’ère suivant Saddam ». Ceux-là devant servir
d’exemple « d’émancipation », « de
modèle dans le Moyen Orient où tant de médias arabes détestés
agissent comme des armes de destructions massives » [9].
Presse écrite, radios, chaînes de télévisions ; des médias
à créer – l’ « Iraqi free media » - aux premières
estimations de leurs coûts, jusqu’aux nombres d’heures que
ceux-ci doivent émettre, ainsi que les émissions préprogrammées…
Avec minutie, le département de la défense avait préparé ce
que devait être la presse « libre et indépendante »
de la « démocratie » irakienne.
Conformément à ce qui était prévu,
l’Iraqi Media Network (IMN), regroupant une chaîne de télévision,
deux radios et le quotidien Al-Sabah, a été
créé exactement 9 jours avant l’invasion du pays. Un groupe de
presse reprenant presque mot pour mot les objectifs énoncés dans
le rapport [10],
et dont les liens de financements et de contrôle directs par le département
de la Défense états-unien se sont précisés au fur et à mesure
des mois [11].
Parallèlement à cela, dès les premiers jours de l’invasion, Al
Jazeera a été à plusieurs reprises la cible des forces de
la coalition. Plusieurs de ses journalistes ont été tués,
jusqu’à ce qu’elles décident de détruire les bureaux de la
chaîne qatarie à Bagdad. Ce, pendant que la « presse indépendante »
irakienne, majoritairement corrompue comme nous l’avons vu, se développait
de façon exponentielle.
Quelques jours après, le 10 avril
2003, date de la première diffusion de la chaîne de télévision
de l’IMN, le directeur Ahmad al-Rikaby [12],
pouvait ainsi annoncer à ses téléspectateurs, depuis une tente
de l’armée états-unienne, la « Bienvenue
dans un nouvel Irak ». Quelques semaines plus tard, Paul
Bremer, à la tête de l’Autorité provisoire de la coalition, déclarait
que l’IMN devait prendre provisoirement la place du ministère
de l’Information, tout puissant sous le régime de Saddam
Hussein. Lieu où, quelques semaines après l’avoir bombardé,
l’IMN s’est symboliquement installé.
Documents joints
Mes remerciements à la National Security Archive pour ses
fonds d’archives régulièrement mis à jour.
[1]
« Colin
Powell regrette ses accusations contre l’Irak », Réseau
Voltaire, 12 septembre 2005.
[2]
Voir aussi, « Judith
Miller, journaliste d’intoxication massive », par Paul
Labarique, Réseau Voltaire, 5 mars 2004.
[3]
"U.S. Military Stages Media Offensive in Iraq", Marc
Mazzetti et Borzou Daragahi. Article paru dans le Los
Angeles Times, 29 novembre 2005. Ainsi que le New
York Times à partir de janvier 2006.
[4]
Ndlr : le Lincoln Group a été crée
suite à l’invasion de l’Irak en 2003, pour prendre son
appellation et sa constitution définitive en 2004.
[5]
"Guerre Médiatique", Donald Rumsfeld. Tribune parue
dans La Libre Belgique, mars 2006. Propos
exacts : « En Irak, par exemple,
l’armée américaine, en étroite collaboration avec le
gouvernement irakien, a recherché des méthodes non
traditionnelles permettant de fournir des informations exactes au
peuple irakien. Mais cette démarche a été qualifiée "d’achat
d’informations".L’explosion du nombre
d’articles de presse critiques qui en résulte provoque un arrêt
général de toute activité et de toute initiative. Cela mène à
un « effet de gel »parmi ceux qui
servent dans le domaine des affaires publiques militaires, qui en
concluent qu’aucune innovation n’est tolérée. »
[6]
Rapid Reaction Media Team, document consultable sur : http://www.gwu.edu/ nsarchiv/NSAEBB/NSAEBB219/index.htm
[7]
« Le
dispositif Cheney », par Thierry Meyssan, Réseau
Voltaire, 6 février 2004.
[8]
Les
Plans du Pentagone pour contrôler l’information, Ossama
Lotfy
[9]
Se référer aux deux premières parties du Rapid
Reaction Media Team.
[10]
L’IMN se définit comme étant : « un corps intérim
ayant pour objectif de construire de nouvelles infrastructures,
d’entraîner des journalistes et poser les fondations d’une
politique de media public. »
[11]
Information parue dans le Washington Post du
16/10/2003
[12]
Ahmad al-Rikaby quitta ses fonctions en août 2003. Estimant que
l’IMN ne pouvait concurencer Al-Jazeera ou
les autres sources d’informations alternatives. (Source : dépêches
de l’Associated Press du 6/08/2003).
|