Réseau Voltaire
La
répression politique s'étend aux États-Unis
Naomi Wolf *
18
octobre 2007 Depuis cinq ans,
nous alertons l’opinion publique mondiale sur la volonté de
l’administration Bush de transformer les États-Unis en État
autoritaire. Notre analyse, qui s’appuyait sur l’étude de
projets de loi, n’a pas été alors prise en considération par
certains en raison du choc psychologique du 11-Septembre. Ce qui
était une intention est désormais une réalité, les textes sont
mis en pratique : le nouveau régime intimide, harcèle et en
définitive muselle ses opposants. Naomi Wolf recueille des témoignages
de cette répression et tente de mobiliser ses concitoyens pour défendre
leurs libertés.
Depuis quelques mois je parcours
les États-Unis, du Colorado à la Californie, et je
parle avec des États-uniens de toutes les couches de la société
sur les questions des libertés, sur les attaques qu’elles
subissent en ce moment et sur le programme en dix étapes qui
est en cours pour faire de ce pays une société fermée et répressive.
La bonne nouvelle est que les États-uniens
se sont réveillés et sont conscients des dangers qui les
guettent. Quand je me suis mis en route je pensais que j’allais
affronter de l’opposition, de la résistance ou au moins de
l’incrédulité quand je parlerais de l’obscurité qui s’étend
lentement sur notre pays et l’héritage de liberté que nous ont
légué nos ancêtres.
Mais je me retrouve à parler
devant des assemblées qui n’ont pas besoin de moi pour être
inquiètes. Des gens qui ont peur, qui ont perçu depuis longtemps
le danger qui grandit et la société qui se prépare.
À mon grand soulagement, j’ai
redécouvert une société états-unienne qui est intelligente et
alerte, courageuse et indomptable, des gens qui n’ont pas peur
d’entendre des mauvaises nouvelles et d’agir en conséquence.
Et ce sont des patriotes, des vrais, qui aiment leur pays à cause
des valeurs sur lesquelles il a été construit.
Mais je suis écorchée vive par
les histoires que l’on vient me raconter lors de ces réunions.
Et je n’arrive plus à lire mes mails ces derniers temps,
tellement ils sont pleins de témoignages effarants.
Et partout où je vais, il y a
toujours, au moins une fois par jour, une personne dans
l’assemblée qui se lève pour parler. Elle a toujours l’air
solide et forte, courageuse... et soudain elle va se mettre à
pleurer, submergée par la peur, au beau milieu de son témoignage.
L’autre jour, à Boulder, une
jeune mère de deux enfants, la trentaine, l’image même de la
jeune états-unienne dynamique, s’est effondrée alors qu’elle
me parlait : « Je suis outrée par tout ce que
j’entends et vois, je voudrais tellement faire quelque chose !
Mais j’ai tellement peur. Je regarde mes enfants et j’ai peur.
Comment lutter contre cette peur qu’ils ont planté en nous ?
Qu’est ce qui est mieux pour l’avenir et la sécurité de mes
enfants ? Est-ce que je dois agir et tenter de changer les
choses ou bien me taire et ne pas me faire remarquer ? J’ai
tellement peur de me retrouver fichée quelque part. »
À Washington DC, la semaine dernière,
un directeur de service dans une administration, ancien joueur de
foot, beau gosse, probablement membre du Parti Républicain, m’a
confié, loin des micros, qu’il avait peur de signer le papier
autorisant le FBI d’accéder à toutes les informations le
concernant, comme l’y encourage l’agence anti-terroriste.
« Mais en même temps, j’ai peur de ne pas la signer, si
je ne le fais pas, je risque de perdre mon boulot, ma maison...
c’est comme en Allemagne lors du fichage des fonctionnaires »
me dit-il d’une voix résignée.
Ce matin, à Denver, j’ai parlé
pendant plus d’une heure avec un très haut et très courageux
gradé de l’armée, hautement décoré qui s’est retrouvé sur
la liste des personnes surveillées (et interdites de prendre
l’avion) parce qu’il a critique la politique de l’Administration
Bush. Il m’a montré des documents qui prouvent que non
seulement il est surveillé par les services secrets mais que
toute sa famille est également espionnée et harcelée. Tout au
long de sa carrière militaire, cet officier a mené de nombreuses
missions très dangereuses au service de son pays, mais
aujourd’hui, quand il me parle de sa crainte que ses enfants
soient harcelés par le gouvernement à cause de ses opinions, sa
voix se brise.
Ailleurs je suis abordée par une
juriste qui travaillait pour le Ministère de la Justice. Un jour
elle s’est opposée à « l’interrogatoire musclé »
d’un détenu qui subissait une technique reconnue comme étant
de la torture. Non seulement elle s’est retrouvée devant une
commission de discipline, mais en plus elle a été sujette à une
enquête criminelle, a perdu de l’avancement, a vu son
ordinateur fouillé et ses mails effacés... et maintenant elle
est sur la liste noire et ne peut plus prendre l’avion.
Lors d’une conversation dans une
soirée, un technicien informatique travaillant pour une grande
compagnie aérienne —et qui ne fait pas mystère de sa sympathie
pour le Parti Républicain— m’explique qu’une fois que vous
êtes sur la liste, il est impossible d’en sortir. « Même
si on te dit que ton nom est effacé, ce n’est pas vrai, nous
avons un système double qui n’efface jamais rien. »
Elisabeth Grant, de la Coalition
contre la guerre, a montré lors d’une conférence de presse la
note manuscrite et le petit drapeau états-unien retrouvé dans sa
valise après un voyage en avion. La note disait que l’agence
anti-terroriste n’appréciait pas ses lectures.
Comme à l’époque du Mur de
Berlin, quand je fais le queue pour me faire fouiller dans les aéroports,
je me surprends à passer une nouvelle fois en revue le contenu de
mon sac.
L’autre jour, à New-York, je me
suis fait violence en jetant à la poubelle un exemplaire du
dernier livre de Tara McKelvey Monstering que
j’étais entrain de lire. Cet excellent ouvrage dénonce les
pratiques d’interrogatoire utilisées par la CIA. Malgré le
fait que j’avais acheté le livre dans une librairie grand
public en ville... on ne sait jamais, il contient des informations
« classifiées » et on pourrait m’accuser de faire
le jeu des terroristes en les lisant. (...) Dans mon Amérique à
moi, celle qu’on m’a apprise à l’école, on ne se comporte
pas comme ça. (...) Et tout le monde me pose la même question :
que pouvons nous faire ?
Cette avalanche de témoignages
d’abus et d’atteintes aux libertés des citoyens états-uniens
montre clairement qu’un réseau criminel et de surveillance est
en train de prendre de plus en plus de citoyens innocents dans ses
filets. Il est évident que ceci n’a rien à voir avec la démocratie
— ni même avec l’habituelle corruption de la démocratie. Et
il est clair que nous aurons besoin d’une action plus énergique
que de simplement envoyer des lettres à notre député.
Les gens qui viennent témoigner
ne sont pas des illuminés anarchistes, Ils sont de toutes les obédiences
politiques, conservateurs, apolitiques, progressistes. La première
régle d’une société en cours de fermeture ou bien déjà fermée
est que ton alignement avec le parti politique au pouvoir ne te
protège en rien ; dans un véritable État policier,
personne n’est à l’abri.
Je lis mon journal le matin et je
n’en reviens pas :
• Sept soldats ont publié une
lettre dans le New York Times pour
critiquer la guerre : peu de temps après, deux
sont morts dont un d’une balle dans la tête tirée à bout
portant.
• Une femme comptable de l’armée qui voulait dénoncer les
abus et détournements financiers est morte dans son baraquement,
abattue d’une balle dans la tête, ici aussi à bout portant.
• Pat Tillman, qui avait écrit un mail à un ami où il
envisageait de dénoncer des crimes de guerre dont il avait été
témoin : une balle dans la tête.
• Donald Vance, un employé de l’armée qui avait dénoncé
des trafics d’armes au sein de l’armée en Irak — kidnappé
par des soldats US à l’intérieur même de l’Ambassade US de
Bagdad et enfermé et torturé pendants des semaines sur une base
militaire US, sans accès à un avocat — et officiellement menacé
des pires représailles s’il parlait à quiconque à son retour
au pays.
• Et dans le dernier numéro de Vanity Fair
un sous-traitant de l’armée qui avait dénoncé des
malversations raconte qu’il a été kidnappé par des soldats US
masqués et armés, passé à tabac toute une nuit dans un préfabriqué
avant d’être expulsé d’Irak le lendemain. L’administration
militaire a refusé d’entendre sa plainte et l’a fait éjecter
du bureau.
Ce matin le New
York Times écrit que le Département d’État (employeur des
mercenaires de Blackwater USA) refuse officiellement de coopérer
avec le Ministère de la Justice ou le FBI dans le cadre de
l’enquête sur l’assassinat de 17 civils irakiens innocents.
La Maison-Blanche soutien l’attitude méprisante du Département
d’État vis à vis de la justice de ce pays.
Ce n’est pas une information
anodine. Mes lecteurs qui ont retenu quelque choses de
l’histoire du XXè Siècle seront horrifiés mais pas surpris.
La « Deuxième étape » de la fermeture d’une société
ouverte est la démonstration par l’État aux citoyens que la
force paramilitaire est au dessus des lois du pays et que la loi
ne peut donc plus servir de refuge à la dissidence.
En permettant au FBI et à la CIA
d’arrêter n’importe quel citoyen états-unien et de le priver
de ses droits légaux, le secrétaire à la Justice a fait
comprendre aux citoyens US une leçon très simple : Nul
d’entre vous n’est à l’abri de l’arbitraire d’État.
Nous pouvons venir comme cela nous chante, enfoncer votre porte et
vous faire disparaître pour toujours... en toute légalité.
(...) Si l’administration de ce
pays annonce publiquement qu’elle ne sanctionnera pas les
agissements criminels de ses propres employés en Irak et fera
obstacle à la justice — alors est ce que les députés du Congrès
auront le courage d’affronter les agissements similaires de
Blackwater quand cette société remportera le contrat qu’elle
convoite, celui de la sécurité intérieure aux États-unis ?
Ou bien cette force paramilitaire
et protégée par l’État sera t-elle assez puissante pour
intimider nos représentants — et nous mêmes ?
Est-ce que nous oserons encore
manifester dans la rue si nous savons que nous risquons de
recevoir le même traitement que les civils de Bagdad, mitraillés
depuis des hélicoptères de Blackwater ? Est-ce qu’un député
osera proposer une loi contre Blackwater s’il sait qu’il peut
se faire tuer d’une balle dans la tête, en toute impunité ?
(...) N’oubliez pas que, dans la
situation actuelle, le département de la Sécurité de la Patrie
(Homeland Security) a le droit légal de déployer les mercenaires
de la société Blackwater dans votre ville dès ce soir.
Naomi Wolf
Journaliste et écrivain féministe. Dernier
ouvrage paru : The
End of America : A Letter of Warning To A Young Patriot.
Version française : Grégoire
Seither
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