Opinion
La rue arabe de
l'émotion à la révolution
Mohamed
Bouhamidi
afp.com/Misam
Saleh
Jeudi 1er août 2013
Contenir l’entrée en scène des peuples
arabes, contenir cette fameuse « rue
arabe » que révélaient, déjà, les
émeutes du pain du Caire en 1977,
celles de Casablanca en juin 1981,
puis celles de Tunis fin décembre 1983/
début janvier 1984 : voilà ce qui fait
courir Europe et USA. Cette rue
arabe sismique et incendiaire,
émotive et amnésique, en peine de
transformer ses émeutes en révoltes, à
défaut de les traduire en révolutions, à
cause des différenciations
sociales inachevées en leur sein
et de leur attachement romantique
à l’extraordinaire utopie de fraternité
qui leur permit de s’unir dans la
lutte anticoloniale. Epouvantail
commode et masse de manoeuvre
facile pour les provocations dans
le style des caricatures racistes et
islamophobes, elle a longtemps épuisé
son énergie dans ses impuissances
historiques. Il faut bien
constater qu’en Tunisie et en
Egypte, depuis ces émeutes du pain,
cette rue s’est structurée et a su
transformer ses émeutes en
révolution. Nous sommes déjà
au-delà de la révolte et les débats
politiques mobilisent non les seules
élites, mais les peuples égyptien
et tunisien tout entiers.
Du côté populaire, les masses, à
Tunis comme au Caire, démontrent par
leur impressionnante mobilisation
qu’elles ne veulent plus être
gouvernées comme avant. Du côté
des gouvernants, UE et USA font
tout pour faire croire qu’ils peuvent
encore gouverner en multipliant les
conseils publics de « bonne
conduite » dans cette phase de
crise, mais ni l’hyperpuissance
américaine ni sa vassale européenne
n’arrivent à encadrer les choix
politiques comme avant. Les
émeutes égyptiennes du pain de
1977 constituèrent la première
grande révolte populaire contre les
mesures de libéralisation qui
suivirent Camp David et connues
sous le nom d’Infitah ou ouverture.
Depuis lors, les régimes égyptiens de
Sadate comme de Moubarak devinrent
des interfaces -empruntons l’image à
l’électronique - entre le système
impérialiste et le peuple
égyptien, dont il fallait maîtriser
les révoltes et les utopies
nassériennes. Les services de
renseignements - et non l’armée
égyptienne - et la police étaient
en charge des révoltes, les Frères
étaient en charge des utopies.
Mais tout le reste
des décisions vitales appartenait,
depuis Camp David, au système
impérialiste à travers le FMI et
les autres institutions. Le plan
d’ajustement structurel, en 1991, en
orientant, entre autres, la production
agricole vers l’exportation, a
réduit la production de blé, ruiné
la sécurité alimentaire et livré le
pain des Egyptiens aux exportateurs de
blé américains. Réellement, le
peuple égyptien fait face à une
gouvernance mondialisée
euro-israélo-US de son économie, de son
territoire, notamment le Sinaï, de sa
sécurité. Les véritables
gouvernants de l’Egypte - les
puissances extérieures - ne peuvent donc
plus gérer comme avant. La solution US
résidait dans des arrangements entre les
Frères et les Moukhabarates représentées
par le Général Omar Souleimane, mort
opportunément. Nous sommes alors
dans une crise de type
révolutionnaire qui aboutira ou échouera
selon l’intelligence de ses acteurs, la
réunion des conditions nécessaires et
la mobilisation des forces populaires.
La puissante mobilisation du
peuple égyptien avait à l’époque
fait capoter la combinaison
Frères-Moukhabarates, dont Tantaoui
semblait être une couverture.
L’intrusion de l’armée, en tant
qu’armée, avec les premières
manifestations de ralliement d’officiers
et de soldats à la révolte n’était
souhaitée par aucune puissance
étrangère. L’urgence américaine
était de bloquer le développement
inattendu et indésirable de la
révolte des couches moyennes
mondialisée et face-bookées vers les
couches proprement populaires et vers
le mouvement ouvrier égyptien aguerri
par près de quarante ans de luttes
contre l’effroyable misère sociale
engendrée par la soumission de
l’Egypte aux compradores et ses
interfaces avec le système impérialiste
mondial.
L’alliance du
peuple et de « son armée », celle
qui porte dans la tête de ses
milliers et milliers d’officiers et
dizaines de milliers de
sous-officiers et soldats l’héritage
contrarié de ses luttes antisionistes et
antiimpérialistes, est évidemment
l’alternative insupportable à la
vieille combinaison des Frères et
des Moukhabarates. L’impératif
pour les puissances impérialistes
est de calmer la rue en acceptant des
solutions d’attente et de sauver les
Frères musulmans du naufrage, puis
de les recadrer avant de les
remettre à la besogne. C’est la
tâche de C. Ashton, de Hagel, de
Kerry, de Hague et de l’inénarrable
Fabius. L’urgence est de
discréditer l’esquisse de cette
alliance « peuple-armée dans sa
composante populaire » et de la bloquer,
en coupant la séquence historique
actuelle de sa chaîne de
déterminations et de causalités,
et en traitant la déposition de Morsi de
coup d’Etat. La « rue arabe »
sortie du mythe pour fabriquer
l’histoire réelle saura-t-elle dégager
sa route de ces traquenards
impérialistes ?
Publié sur
Reporters.dz
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