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Charî‘a,
hadith, qiyâs et ijtihâd (1/2)
Mohamed Jamil Cherifi Mardi 29 janvier 2008
Cet article est une tentative d’approche de
l’effort intellectuel islamique fourni par ses théologiens et
juristes, anciens et modernes, dans le cadre normatif régi par la
loi ou charî‘a.
Si de nos jours, l’intérêt accordé à
l’effort créateur normatif ou ijtihâd revient sur scène, après
avoir été longtemps et arbitrairement occulté, c’est parce
qu’il est l’élément vital de l’Islam et la source de sa
dynamique.
La mise en sommeil de l’ijtihâd, caractéristique
marquante de la conscience islamique et de sa vitalité, fut un
facteur de déstabilisation et de dépérissement car l’effort
normatif constitue un fondement de la science et de sa possibilité.
Notre objectif, en abordant un tel sujet, est double :
bien
mettre en évidence cet antagonisme et effectuer notre propre
ijtihâd, non pas normatif mais d’analyse ;
montrer
les tensions qui tendent, à tous les niveaux, à la désinstitutionnalisation
de la charî‘a ou loi, en la privant, en un premier temps de son
facteur vital puis, en un deuxième temps, en la marginalisant. La
conséquence est, bien entendu, la crise, spirituelle et
identitaire, que connaît le monde musulman dans le monde moderne.
Répandue dans l’espace géographique et étalée
sur des siècles d’histoire, la communauté musulmane a
progressivement adopté l’aspect d’un gigantesque amalgame de
diversités : "races", couleurs, cultures, langues,
morcellements politiques, classes sociales, tendances religieuses :
voilà autant de facteurs d’hétérogénéité au sein de
l’Islam.
Mais, parallèlement, dans la maturation de la
pensée religieuse islamique et de ses institutions, le Coran a
joué un rôle central de fondement et de référence auquel
l’instinct des croyants revenait constamment. Face à ce
foisonnement d’idées et de pratiques, le Coran dans son texte
arabe est demeuré, et demeure encore, un vecteur d’identité et
de cohésion pour la subjectivité des individus musulmans.
La notion de Oumma , ou entité
trans-ethnique
C’est à Médine, en 622, que le Prophète, a créé
une Communauté de type nouveau. Ce n’est plus une communauté
tribale fondée sur les liens du sang comme chez les nomades ou
les liens du sol comme chez les sédentaires. Ce n’est pas non
plus une collectivité nationale fondée sur l’unité du
territoire, d’un marché ou d’une histoire. Il s’agit
d’une communauté de foi, qui repose sur une expérience commune
de la transcendance de Dieu.
Une communauté véritablement humaine ne peut se
créer sur une nature ou une histoire déjà données, déjà
faites, mais sur une décision, une volonté de vivre ensemble
tournée vers l’avenir et vers un but commun : la
"commanderie du Bien".
Il ne s’agit pas d’une réalité statique mais
d’une entité en devenir. Dans ce cas, il n’est question ni de
"peuple élu" ni de "terre promise" mais de
guidance axiologique.
Le Message coranique précise : "Cette
communauté qui est la vôtre, est vraiment une communauté
unique" (Coran, Sourate XXIII [23], verset 52). D’autre
part, le terme coranique de oumma(1) est polysémique.
Il peut signifier "moment" ou "génération"
(Coran, S. XI [11], v. 8) ; "guide" ou "modèle"
(Coran, S. XVI [16], v. 120) 2 ; "voie" (Coran, S.
XVIII [18], v. 22) ; "groupe de gens" (Coran, S.
XXVIII [28], v. 23) ; "unanimité religieuse"
(Coran, S. XXII [22], v. 34) ; enfin, le sens le plus spécifique
de "communauté avec sa connotation d’avant-garde d’un
groupe religieux.
Quelle que soit sa racine étymologique - qui
implique soit un sens causal, ummi (mère), soit un sens téléologique,
amm (visée) -, la ummah n’est ni l’Islam ni les
musulmans, mais elle signifie la Voie qui les relie. D’où son
rapport direct à cet effort, jihad (petit ou grand), qu’on doit
faire sur soi-même.
Quant à la question de savoir quelle est la
nature du lien qui unit les membres de la communauté islamique,
nous pouvons partir de ce qu’en écrit Joseph Chelhod :
"L’Islam prononce irrémédiablement la dissolution du
principe ethnique et national : à la communauté tribale basée
sur la parenté du sang, il oppose la communauté religieuse ;
elle a Dieu pour chef et législateur, et le vaste bien mystique
qui assure la cohésion des fidèles trouve son lieu en lui"
(2).
La raison d’être islamique est l’antithèse
du racisme : "Ô vous les hommes !
Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle, et Nous
vous avons constitués en peuples et en tribus pour que vous vous
connaissiez entre vous. Oui, le plus noble d’entre vous, auprès
de Dieu, est le plus pieux" (Coran, Sourate XLIX [49], v.
13).
La communauté islamique est inter-raciale. Dès
la fin du premier siècle de l’avènement de l’Islam, cette égalité
s’affirma et fut l’un des signes caractéristiques de la
fraternité musulmane.
Cependant, pourrait-on objecter, la notion de ahl
al-bayt [les gens de la Maison du Prophète] n’implique-t-elle
pas un germe d’inégalité ?
Pour répondre à cette question, il suffit de préciser
que la Communauté comprend non seulement la parenté agnatique (âl)
du Prophète et la parenté co-agnatique (ahl al-ayt), mais aussi
la vaste clientèle adoptive (mawâli). Cette dernière est destinée
à embrasser toutes les races du monde.
Non moins significatif est le caractère déterritorialisant
de la ummah : la communauté ne connaît ainsi ni race ni
frontières. Or, sans cette ouverture transnationale, il n’y
aurait pas eu de "Pax Islamica", incluant les
non-musulmans.
La notion de sunna
En traçant les grandes lignes orientant l’agir
des croyants, le Coran donne en certains domaines des points de
repère précis par la prescription ou l’interdiction de
certaines actions. Cependant, comme il se posait à la Communauté
musulmane de nombreux problèmes de Loi qui n’étaient pas
couverts par une affirmation claire du texte, les juristes
musulmans eurent recours à une autre source d’autorité :
celle de la Tradition.
Dans son sens général, la "Tradition
islamique" est un ensemble de croyances, d’institutions et
de pratiques transmises comme un héritage, auquel s’ajoute
continuellement l’apport des générations. Dans son sens
restreint - celui dont il sera question ici - on considère la
"Tradition islamique" comme une source de connaissance,
d’autorité et de loi ; elle comprend la sunna, le hadith
et, à titre instrumental, l’ijmâ‘ (consensus).
Avant la venue de l’Islam, la tradition jouait
un rôle très important dans la vie sociale des Arabes. Elle
avait valeur de norme et d’autorité. Avec l’avènement du
Prophète de l’Islam, ce type d’autorité ne fut pas abrogé.
Par contre, la coutume des ancêtres allait être remplacée par
celle du Messager. L’importance accordée à la sunna
s’explique évidemment par des considérations historiques.
Du vivant du Messager, la preuve était en lui, il
était la référence législative. Ce n’est qu’après sa
disparition que naquirent des divergences d’ordre pratique et
dogmatique. Il était donc inévitable qu’on cherchât dans la
sunna de la communauté primitive - celle de Médine - ce que
devait être la solution. À ce stade, l’importance donnée à Médine
et aux Compagnons était beaucoup plus d’ordre technique que théorique.
Après la vague des conquêtes et l’éparpillement
des Compagnons et de leurs descendants, la sunna de Médine ne fut
plus unanimement reconnue. Aussi, pour éviter que ne se créassent
des sunna-s locales et rivales, les musulmans s’entendirent pour
préciser ce qu’était la sunna.
Les experts de la Tradition affirmèrent que ce
terme ne pouvait s’appliquer proprement qu’à la coutume établie
par le Prophète lui-même sous la forme de prescription ou par
son exemple, et que le vocable "sunnite", ou ahl al
sunna wa jamâ’a désignait l’ensemble des musulmans
orthodoxes (3) qui adhéraient à cette coutume et à celle de la
communauté islamique primitive.
Au IIe et IIIe siècles de l’Islam, alors que le
hadith en était venu à jouer un rôle extrêmement important non
seulement comme véhicule de la sunna mais surtout par lui-même
comme support de la Loi, une science critique s’élabora sous la
plume d’experts (Aimat al-jarh wa-ta’dil) qui s’employèrent
à établir une méthode de contrôle permettant de séparer les
hadiths authentiques de ceux qui ne l’étaient pas, sur la base
de l’isnad (transmission).
Assurément, l’on peut dire que l’expression
la plus poussée de la pensée musulmane se trouve dans la Loi et
non dans la "théologie" ou kalam. Cela reflète,
d’ailleurs, l’esprit de la majorité des croyants, beaucoup
plus tournés vers la pratique et plus préoccupés de foi en
action que de spéculations. L’aspect extérieur de la
soumission ou islam réside, pour le croyant, dans le souci
concret et constant de vivre selon la charî‘a (4).
Pour l’Islam, la charî‘a fut la Voie, tracée
par le Principe, que l’homme devait suivre. Ce concept de charî‘a
englobait donc tous les aspects de la vie, tout l’agir de
l’homme. L’expression de cette Voie se manifesta dans les
prescriptions précises d’une Loi qui s’enracinait dans le
Coran et la Tradition. Quand on traduit charî‘a par
"Loi", il faut donc se rappeler qu’il ne s’agit pas
d’une loi au sens courant du terme.
Il ne s’agit pas non plus, dans l’optique
musulmane du produit d’une société ou de la "propriété"
d’une institution qui serait clairement désignée pour
l’appliquer et, au besoin, la réviser. Cette Loi a une
structure qui reflète, d’une part, le caractère divin que la
foi musulmane lui reconnaît et, d’autre part, la fonction que
le sociologue ou l’historien y décèle, c’est-à-dire un lieu
d’interaction entre l’interprétation du Coran et le vécu des
croyants dans l’histoire.
La place du hadith dans la
"théorie juridique"
Le système de la Loi, "théorie
juridique" en Islam ou usûl al-fiqh repose, d’une part,
sur deux composantes immuables, intangibles et inconditionnées -
le Coran et la Sunna - et, d’autre part, sur une autre
composante, instrumentale, mouvante et conditionnée - l’ijtihâd
(de solitaire, elle évolua vers un statut communautaire ou ijmâ‘a).
Si les deux premières sources sont unanimement
admises, la dernière prête souvent à discussion. Pour les
juristes musulmans, la loi n’était pas l’objet d’une étude
empirique ou indépendante : c’était l’aspect pratique
de la doctrine religieuse et sociale transmise par le Prophète à
partir du Coran, source première de la Loi.
L’interprète premier, et le plus fiable, du
Livre, c’était évidemment le Messager, celui qui en avait fait
la première application dans la communauté concrète de Médine.
Les paroles et gestes, transmis par une chaîne reconnue de
narrateurs, formaient donc une sorte de commentaire et de supplément
du Coran, une deuxième source pour la loi : la sunna. Cette
dernière a d’ailleurs une fonction d’explication de ce qui
est donné comme principe général et comme application dans le
Coran.
En ce double usage, le hadith est une concrétisation
de la Révélation plutôt qu’un complément ; il
n’ajoute rien de nouveau et n’abroge jamais le Coran ; il
le particularise seulement. Si le Coran fut codifié au moment même
de son énonciation, et qu’il n’y a pas eu de période de
transmission orale entre le moment de son énonciation et celui de
sa rédaction, le hadith ne le fût pas. Pour ce dernier, la période
de transmission orale entre ces deux moments, s’étale sur au
moins deux cents ans.
La probabilité d’inauthenticité historique
existe donc. Une méthodologie, ilm al-hadith, fut instituée pour
garantir un maximum d’authenticité au hadith. Des méthodes de
transmission orale furent étudiées. La méthode multilatérale,
tawatur, est jugée comme authentique si un récit, propagé par
plusieurs voies indépendantes les unes des autres, est homogène
et conforme aux conditions liées à l’époque, aux habitudes et
à l’expérience. Si une condition venait à manquer, la méthode
devenait unilatérale, ahad. La transmission multilatérale est
apodictique [qui a une évidence de droit] en théorie et en
pratique, tandis que la seconde est hypothétique en théorie même
si elle est apodictique en pratique.
En somme, le hadith a une limite, que le Coran
n’a pas : celle de l’inauthenticité. En outre, le hadith
lui-même peut-être transmis littéralement ou selon l’idée.
Une transmission littérale restitue le hadith dans le sens et
avec les termes dans lesquels il a été énoncé. Par contre, la
transmission selon l’idée garde le sens mais l’énonce en
d’autres termes. Dans ce dernier cas, il y a un risque d’altération,
de distorsion ou de déperdition sémantique.
Il se posait toutefois dans la communauté de
nombreux problèmes de loi qui n’étaient pas couverts par une
affirmation claire du Coran ni de la Tradition. C’est alors
qu’intervint, historiquement parlant, la troisième source de la
Loi, à titre instrumental, la raison ou ra’y. L’utilisation
de celle-ci, en tant que moyen, fut d’ailleurs tout à fait légitime
puisque le Coran en stipulait l’exercice. La sunna a confirmé
le rôle du ra’y et le hadith célèbre de Mu’ad ibn Jabal est
assez explicite à ce sujet.
Le Prophète l’ayant désigné comme juge au Yémen,
lui posa auparavant ces quelques questions : "Comment
jugerais-tu si on te demandait de juger ?" Mu’ad répondit :
"Je jugerais d’après le Coran",
le Prophète insista : "Et si tu ne
trouvais pas de réponse dans le Livre du Principe (Dieu)".
Mu’ad rétorqua : "Je jugerais alors
d’après la Tradition de son envoyé" ; "Et
si tu ne trouvais pas d’exemple dans la Tradition ?"
Mu’ad conclut : "Je ferais appel à
mon jugement". Le Prophète loua le Principe (Dieu) et
autorisa Mu’ad à juger ainsi.
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Publié le 1er février 2008 avec l'aimable autorisation d'Oumma.com
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