1
- Les fondements anthropologiques
de l'intelligibilité de l'Histoire
Dans quelques
mois au plus tard et peut-être déjà dans quelques semaines, un
thème de fond va occuper la presse, les médias et surtout les
quelques commentateurs de la politique internationale encore
attachés non point à flâner en promeneurs désœuvrés dans les
coulisses de l'actualité planétaire, mais à descendre en
spéléologues hardis dans les arcanes de la politique et de
l'histoire.
On peut lire, dans le Monde du 10 août 2010: "Un
tremblement de terre moral". Pas moins.
C'est la formule utilisée, dimanche 8 août, par Yediot Ahronot,
le quotidien le plus lu en Israël, pour décrire la dernière
nouvelle qui embarrasse l'armée. De quoi s'agit-il ? De la
destruction du village bédouin d'Al-Farasiya, dans la vallée du
Jourdain, qui a transformé une centaine de paisibles paysans en
sans-abri ? Du fait que le ministère de la défense et la Cour
suprême aient interdit à une jeune habitante de Gaza d'aller
étudier les droits de l'homme en Cisjordanie ?"
Non, en Israël ce genre d'information,
reléguée en bas de page, ne soulève guère d'indignation. L'émoi
des médias trouve son origine dans le dernier épisode de la "
guerre des généraux".
C'est dire
qu'aucun événement digne de faire la une des journaux n'aura
stupéfié l'opinion publique mondiale au point d'alerter tout
subitement la conscience journalistique endormie sur les cinq
continents. Et pourtant, dans les profondeurs, la science de la
mémoire aura été ébranlée au point que la problématique et la
méthodologie politique mondiale en sera bouleversée.
Pourquoi cela? Parce que ce sont les contradictions internes
du géocentrisme, les défis à la logique interne de la
phlogistique, l'incohérence interne de la physique
classique, l'irrationalité interne de la psychologie dite
"des facultés" qui ont contraint l'héliocentrisme, la chimie de
Lavoisier, la relativité générale, la psychanalyse à faire
exploser les présupposés immanents aux sciences antérieurement
validées par une grille de lecture erronée. C'est dire que la
science historique est longtemps parvenue à éluder la question
centrale du statut anthropologique de son axiomatique et de sa
problématique, donc à se dérober à la réflexion sur la validité
de l'enceinte même dans laquelle Clio déplace les pions du jeu.
Mais l'accumulation d'évènements allogènes à l'échiquier
classique favorise l'examen critique et la mise en cause des
coordonnées des anciens joueurs.
Il en sera de
même des interprétations politiques et historiques
traditionnelles du destin d'hier, d'aujourd'hui et de demain
d'Israël parce que les prolégomènes approximatifs ou partiels
qui permettent d'interpréter le parcours de cette nation au sein
de la civilisation semi rationnelle d'aujourd'hui répondent à un
code vieilli de l'intelligibilité des événements. Chaque fois
qu'une science se conquiert une organisation cérébrale plus
englobante que la précédente, donc un système de navigation qui
lui permet de transcender les critères convenus de la
compréhensibilité en usage à son époque, son armure
méthodologique change radicalement de voltage et de pilotage de
ses signifiants, donc de balisage mental. Il en sera
nécessairement de même de la révolution de la science des Etats
et des relations que leur logique interne entretient avec le
récit historique de demain, parce que la nécessité s'imposera de
changer entièrement de dialectique. Comment enserrerons-nous le
présent et l'avenir d'Israël dans une trame moins anachronique
et plus explicative que l'ancienne?
2 - Une parturition rousseauiste
Il s'agira
d'insérer dans le tissu d'une anthropologie critique un Etat né
d'une décision rousseauiste, celle de tous les pays de la terre
de déverser soudainement et d'un seul coup une ethnie déterminée
et reconnue dans sa singularité depuis trois mille ans sur un
étroit territoire du Moyen Orient et de lui demander de cultiver
gentiment son Eden en miniature. Mais comment lui faire paître
ses moutons blancs sur le modèle bucolique dont Adam se
prélassait dans le jardinet originel de l'humanité?
Jamais un régime d'assemblée privé de la lanterne de Diogène
n'avait tenté de fonder une nation sur un modèle aussi
pseudo-séraphique. Mais l'archétype biblique brutalement plaqué
sur le Moyen Orient était censé avoir peuplé un désert de sable
et non point une terre vrombissante de créatures. Certes, les
historiens ont démontré qu'en 1948, le vote majoritaire des Paul
et Virginie de la démocratie rassemblés dans l'enceinte des
Nations Unies en faveur d'une répétition de l'Exode
avait été obtenu avec le secours des méthodes de prévarication
habituelles; les voix censées inspirées par un ciel de bergerie
sont presque toujours achetées à prix d'or. Mais un adage latin
dit que "nous sommes impuissants à changer le passé", ce que le
français traduit par l'expression: "Ce qui est fait est fait".
L'Etat d'Israël
existe donc bel et bien; et s'il n'a pas encore la tête sur les
épaules, il a déjà les pieds sur terre. L'historien des songes
incarnés tente donc de rendre compte d'une existence à la fois
onirique et dûment concrétisée. Du coup, il constate que les
paramètres chantonnants sur lesquels repose encore la science
évangélique des Etats n'éclairent en rien le paysage, parce que
le verdict des urnes ne saurait s'inscrire dans une logistique
de type eschatologique, même si cette théologie politique se
trouve aussitôt bousculée par les nouveaux marchands du temple.
Du coup, une science du temps des nations qui ne se vissera à
l'œil que la loupe du quotidien rendra le paysage
incompréhensible à l'observateur, tellement les narrations
patentées par un long usage se révèleront étrangères à
l'histoire biblique que le mythe bénisseur sera censé raconter
sur ses pâturages et qui paraîtra dicter ses péripéties à
l'histoire en chair et en os.
Comment le récit
traditionnel dont les ongles et les crocs s' appellent
l'histoire va-t-il se trouver anéanti et jeté aux oubliettes à
l'heure où les relations "objectives" des Etats entre eux ne
répondent plus au code sentimental élaboré tout au long des
siècles par une histoire artificiellement euphorisée du monde?
3 - Les vêtements religieux du temps
Un seul exemple :
en août 2010, l'Arabie Saoudite entend acheter des avions de
guerre américains baptisés F15. Mais la puissance du mythe
biblique sur les imaginations est redevenue si grande que les
Etats-Unis ne sauraient conclure un contrat rationnel de ce
genre avec aucun Etat arabe sans avoir reçu l'autorisation
"théologique" d'Israël. Ce sera en grand secret que les
négociations para religieuses entre Washington et Tel Aviv
seront menées. Comment expliquer les relations célestiformes
qu'un Etat microscopique entretient avec l'empire le plus
puissant du monde? Il sera supposé vital, pour les successeurs
des Hébreux, de simuler une fragilité et même une précarité
d'origine et de nature mythologiques, afin de donner au monde
entier l'illusion que la nation biblique se trouve aussi menacée
de mort sous les coups de ses ennemis que sous Pompée ou
Vespasien. Or, il en est paradoxalement ainsi, mais sur d'autres
chemins, et cela pour les mêmes raisons théologiques d'apparence
qu'il y a deux mille ans.
Que disent
aujourd'hui les Isaïe de la démocratie libératrice? Que la
civilisation de la rédemption par la justice et le droit ne
saurait faire de sa sotériologie décolonisatice une conséquence
logique, donc universelle, de la religion du salut par la
Liberté, puis se réfuter elle-même à légitimer la conquête
armée, puis la vassalisation systématique d'un autre peuple. La
réfutation du culte des droits de l'homme et du citoyen exige
une eschatologie inversée selon laquelle une idole aurait
légitimé de toute éternité un propriétaire prédestiné à occuper
un sol déterminé. Les partis religieux d'Israël le savent et le
disent haut et fort : "Si cette terre, confessent-ils, ne nous
avait pas été expressément octroyée par le roi du cosmos, nous
ne serions que des brigands."
Mais il se trouve
qu'au début du IIIe millénaire, la science psychologique sait
depuis longtemps que les dieux iréniques ou sanglants sont là
pour porter sur leurs larges épaules les pires forfaits de leurs
chétives créatures et qu'ils ne se contentent pas de rendre
payant le sang des sacrifices qu'on leur présente sur leurs
offertoires, mais à glorifier l'hémoglobine des immolations
qu'on leur donne à humer. C'est pourquoi les profanateurs, les
blasphémateurs et les saints iconoclastes qu'on appelle des
prophètes et qu'Israël a tués en chaîne ne cessent de rappeler
que le "vrai Jahvé" a horreur des meurtres sacrés sur les parvis
de son temple et que, depuis trois mille ans les narines du
génie d'Israël ont rendez-vous avec une civilisation irénique.
Mais si les
habillages messianiques de la guerre échappent à la lecture
laïque du monde - Clio se trouve encore privée des clés d'une
interprétation anthropologique du temps de l'histoire - comment
l'étude du profane accèderait-elle à une intelligibilité
réfléchie? Pour que la science historique classique accède à la
connaissance des secrets du temps mythologique dans lequel un
peuple prétend dérouler le tapis de sa durée, il faut une
épistémologie capable d'expliquer les propitiatoires, donc
conquérir un regard de haut et de loin sur le globe oculaire
dont nos ancêtres usaient à l'égard de notre espèce.
4 - Les cités et leur mythe
Israël n'est pas
le seul peuple à vivre sa propre histoire dans le temps du
mythe. Le monde hellénique est né du débarquement d'une
expédition navale dans un univers littéraire appelé à devenir
celui de la civilisation mondiale. La cité de Priam opposait ses
murailles aux mâtures de la flotte de Ménélas. Les dieux
décidèrent de se mettre de la partie. Les flèches de l'arc d'or
d'Apollon vont venger Calchas, le devin outragé du dieu du
soleil. Iphigénie est sacrifiée au dieu du vent. Ulysse et
Achille vont se partager les premiers rôles. Un poète entre en
scène. Il en tire deux légendes, celle du siège d'une cité
fortifiée et celle du voyage initiatique d'un marin et de ses
compagnons sur le chemin du retour au pays. La Grèce du
symbolique a trouvé sa voix et son destin. Que serait-il advenu
de la civilisation d'Eschyle et d'Archimède, de Platon et
d'Aristophane, des mathématiques et de la tragédie si une guerre
mythique n'avait pas vivifié la civilisation mondiale sur les
cinq continents? Le Vieux Monde attend un nouvel Homère. Quelles
sont les relations que les peuples entretiennent avec le nectar
et l'ambroisie de leur immortalité? Comment un peuple de
navigateurs a-t-il fondé la première civilisation de l'alliance
de la parole avec le sacrifice?
Rome n'est née de la voix de Virgile que sur le tard : à
l'origine, le berceau mythique de la ville se réduisait à la
légende d'une louve qui aurait nourri de son lait les jumeaux
Rémus et Romulus. Mais l'histoire réelle s'est trop hâtée de
débarquer dans le récit fabuleux: Rémus sera assassiné par son
frère de lait, lequel mourra de la main des patriciens. Et déjà
le sacré est de retour. Les ambitieux sont aussi de malins
comploteurs: ils vont s'entendre entre eux pour faire descendre
le trépassé du haut des nues. Pour fonder la République, il leur
faut mettre dans la bouche d'un mort l'annonce de la future
grandeur de l'empire romain. Néanmoins la première civilisation
des armes et des lois gardera une mémoire tenace et rancunière
de la modestie de son mythe originel - celui de l'apparition
d'une victime dont Tite-Live raconte le trucage et qui deviendra
un classique de l'autel dans le monothéisme redevenu sacrificiel
des chrétiens - l'islam s'en est tenu à la brebis d'Abraham.
Sous Tibère encore, les prétentions religieuses de plusieurs
cités de l'empire seront rognées par un Sénat soucieux de ne pas
laisser supplanter son mythe fondateur par un Olympe plus
illustre et plus généreux que le sien. Et puis, le culte romain
des ancêtres ne s'était même pas procuré des dieux vivants et
visibles: les édiles sont allés chercher des statues de
divinités antiques et prestigieuses à Athènes et ils les ont
installées en grande pompe dans l'enceinte de la ville,
tellement l'Enéide faisait pâle figure auprès de
l'Iliade et de l'Odyssée des Grecs.
5 - De l'universalité du sacré
Pour comprendre comment Israël s'est coulé dans le moule de son
épopée biblique, il faut observer que les peuples forgent leur
mythe à l'école de leur sainteté et que le naufrage des dieux
antiques dans le monothéisme a seulement modifié le creuset
antique du sacré. La France monarchique a entretenu avec une
divinité plus unifiée que les précédentes les relations
éloquentes et clairement énoncées qui permettaient d'élever les
rois au rang de frères de Jésus-Christ. Puis, le songe de la
délivrance universelle et définitive du simianthrope par
l'assassinat d'un seul homme sur un autel planétaire a déserté
les fonts baptismaux d'une révélation ciblée et que les scribes
d'un ciel localisé avaient circonscrite avec précision afin de
se forger sur l'enclume d'une Révolution dont Robespierre
disait: "Une nation n'a pas accompli sa tâche véritable quand
elle a renversé les tyrans et chassé des esclaves, ainsi
faisaient les Romains, mais notre œuvre à nous, c'est de fonder
sur la terre l'empire inébranlable de la justice et de la vertu."
A
l'instar de celui des Anciens, le royaume du ciel panoptique des
démocraties s'arrime à des territoires autonomes. Certes, le
ciel nouveau se trouve seulement dans un état de latence ici-bas
; mais il ne va pas tarder à se transporter sur les arpents du
salut et de l'innocence providentiellement retrouvées - les
lopins du Nouveau Monde serviront de territoire à une
résurrection plus globale de l'Eden. Le fossé qui s'est creusé
entre les patries bénies par le Dieu récent des chrétiens et
l'Olympe vieilli des Anciens n'est pas si difficile à combler.
La prière rituelle "Dieu bénisse l'Amérique" s'est
mondialisée : un finalisme religieux commun à la Rome
d'autrefois et à l'ubiquité chrétienne a illustré l'appel à
l'universalité du droit et de la justice déjà perceptibles chez
Horace, Pline le Jeune, Cicéron.
Toute la scolastique du Moyen Age et de saint Thomas d'Aquin
lui-même, demeuré le "docteur angélique" de l'Eglise -
même à la suite du faux séisme de 1962 - n'est-elle pas la copie
du Sénèque qui programmait les travaux futurs des théologiens
chrétiens en ces termes: "Oui, je rends surtout grâces à la
nature lorsque, non content de ce qu'elle montre à tous, je
pénètre dans ses plus secrets mystères; lorsque je m'enquiers de
quels éléments l'univers se compose; quel en est l'architecte ou
le conservateur". Du coup, il s'agit déjà de savoir "ce
que c'est que Dieu. Est-il absorbé dans sa propre contemplation
ou abaisse-t-il parfois sur nous ses regards".
Autre difficulté: on ne sait s'il crée "tous les jours ou
s'il n'a créé qu'une fois ; s'il fait partie du monde ou s'il
est le monde même, si, aujourd'hui encore, il peut rendre de
nouveaux décrets et modifier les lois du destin ou si ce ne
serait pas descendre de sa majesté et s'avouer faillible que
d'avoir à retoucher son œuvre". Et puis, quel casse-tête,
pour la sagesse d' "aimer toujours les mêmes choses"; car
"Dieu ne saurait aimer que les choses parfaites et cela non
point qu'il soit, pour autant, moins libre ni moins puissant,
car il est lui-même sa nécessité. Ah, si l'accès à ces mystères
m'était interdit, aurait-ce été la peine de naître!"
Saint Anselme se fera le logicien d'un ciel plus unifié encore
que celui de Sénèque. Si Dieu n'existait pas, dit la première
prémisse de son raisonnement, il ne serait pas parfait, puisque
l'existence est un attribut sine qua non de la
perfection; et puisque Dieu est nécessairement parfait par
nature et par définition, dit la seconde branche du syllogisme,
il s'ensuit qu'il existe par la puissance invincible de la
logique syllogistique qui inspire ses démonstrateurs. C'est dire
que si la République n'était pas parfaite, elle n'existerait
pas. Or, elle est visiblement imparfaite, donc elle n'existe que
dans la tête de ses fidèles argumenteurs. Quelle est donc la
sorte d'existence bancale de l'Etat d'Israël en tant que
République à la fois juive et idéale dans la tête de M. Benjamin
Netanyahou ou de M. Avigdor Lieberman? Qu'en est-il des
personnages tout ensemble terrestres et cérébraux? C'est
demander quelle était la spécificité de l'existence de Zeus dans
l'encéphale des Grecs en chair et en os. Pour l'apprendre, il
faudrait également préciser la double nature de Gulliver, de don
Quichotte ou de Robinson Crusoé. A ce titre, quelle est la
nature de l'existence cérébrale et physique de la civilisation
européenne dans la tête des Européens si, à l'exemple du dieu
universel de Sénèque, de saint Anselme, de saint Thomas d'Aquin
ou de saint Augustin, le Vieux Continent n'existe que dans les
âmes et les cerveaux et si toute la difficulté est de la faire
partiellement débarquer sur la terre?
On voit que la
question du statut psycho-physique du sacré est politique par
définition, et même tellement politique que les civilisations
qui ne se sont pas encore ancrées dans une interprétation
salvatrice de leur propre historicité n'en sont pas moins lovées
dans une politique de leur destin eschatologique et
sotériologique: le culte d'un empereur tenu pour le fils du
soleil figure le cœur glorieux de la civilisation nippone et la
Chine elle-même, la seule civilisation à n'écouter que les
leçons d'un grand sage, Confucius, expédie néanmoins un dragon
rédempteur peupler un vide habité hier de statues d'airain, de
bois ou de fer, aujourd'hui de statues mentales dressées dans
les encéphales en l'honneur des idéalités devant lesquelles les
démocraties se prosternent.
6 - " Dieu " est une île intérieure
Mais, dira-t-on,
si Israël conduit la science historique moderne à se pencher en
anthropologue sur la boîte osseuse du singe théologisé depuis le
paléolithique, existerait-il cependant des civilisations
entièrement dépourvues d'un symbole et d'une effigie de leur
existence physico-eschatologique? Ne dira-t-on pas que
l'Angleterre, par exemple, n'honore aucun héros mythique qui
"donnerait corps" à son existence psychique? Mais l'insularité
est un focalisateur naturel des âmes, l'insularité jaillit d'un
feu identitaire physique. Cette génitrice change Neptune en
compagnon d'une nation enserrée dans le corset de l'identité
maritime qui l'isole du reste du monde et qui fait, de son
autonomie océane, une autorité bénédictionnelle. Tout mythe
sacré glorifie la solitude qu'il féconde. L'insularité psychique
voit la géographie elle-même courir au secours de son soleil.
Mais que
ferons-nous de l'identité mythique des civilisations évanouies?
Le passé est un vivant appelé à jouer le même rôle que les
dieux. C'est à la fontaine de leur trépas que les vivants
boivent l'eau pure de leur histoire intérieure. Athènes respire
encore dans la postérité d'Homère, l'Egypte entre-ouvre encore
un œil sur l'immortalité de son souffle - celui qu'elle a
inscrit dans la pierre des Pyramides.
Et la France ? Que restera-t-il de son âme et de sa tête quand
elle se sera débranchée de son ascendance dans la folie de son
rêve de justice? Le "Dieu" de la France serait-il son île
intérieure, celle que féconde l'esprit de justice du
simianthrope? Mais alors, quel est l'esprit de justice qui rend
vivant à leur tour don Quichotte, Gulliver ou Robinson Crusoé,
quel est l'esprit de justice qui fait d'une civilisation un
personnage intérieur, quel est l'esprit de justice qui fait de
l'Europe un héros en attente de son Homère? Israël donne du fil
à retordre au verbe exister dont la science historique et
la politique du XXIe siècle tentent de trouver le mode d'emploi.
7 - L'identité mythico-terrestre du
simianthrope
La face cachée des "sanglantes ténèbres" de l'Histoire
qu'évoquait Robespierre pose à une civilisation mondiale
désormais mise à l'épreuve et au banc d'essai de sa schizoïde
cérébrale la question, anthropologique en diable, de la nature
de son propre déchirement intrérieur entre la pieuvre de
l'abstrait et les floralies du singulier; car notre espèce se
révèle irréductible à la fois aux tentacules d'une logique
universelle et aux piquets mémorables de l'instant.
Un peuple juif à
la fois ligoté à son sol et errant rappelle à l'Europe qu'elle
se situe, elle aussi, dans son double enracinement cérébral. La
question de l'identité délocalisée et pourtant fichée en terre
des fuyards dédoublés de la simiologie que nous sommes demeurés
se placerait-elle au cœur de la politique internationale
contemporaine, donc au cœur de l'histoire biface de la planète?
Dans ce cas, l'horloge de la pensée et de l'action conjuguées en
appelleraient à l'anthropologie critique de demain; et cette
science déboucherait sur la connaissance rationnelle d'un animal
condamné, à l'instar d'Israël, à réfuter le sacré et à en vivre.
Comment manier ensemble le glaive et le songe, l'épée et le
totem, le poignard et les ciboires?
Notre civilisation des nouveaux crucifix cloue les idéalités de
la démocratie sur la potence de l'histoire du monde. Nos
banderoles des "droits de l'homme" sont aussi
ensanglantées que les aigles romaines. Où sont passés les
Bossuet de la démocratie séraphique? On cherche les orateurs qui
monteraient en chaire pour dénoncer le sacrifice d'une ville
d'un million cinq cent mille habitants, on cherche les
dénonciateurs dont l'éloquence clouerait une tribu de Judée au
pilori. Où est-elle passée, l'île intérieure qui donnerait une
âme à l'Europe? Voyez comme ce continent se scinde entre la
prudence de la Rome des papes, dont la foi a renoncé depuis deux
millénaires à universaliser les Evangiles et la diplomatie,
bifide à son tour, du Dieu du Nouveau Monde; voyez la loyauté
semi évangélique du protestantisme du nord et l'attentisme de la
Russie et de la Chine, de l'autre; voyez l'angoisse des peuples
du monde entier face aux exploits du ciel des Hébreux . Comment
domicilier Jahvé en Judée et donner le pain de son ciel à manger
à un Dieu sans domicile fixe?
8 - Où faire passer la frontière entre la
théologie et la politique ?
Qu'est-ce donc
que le "pain du ciel" des mystiques et dans quel four faire
monter ce pain-là ? Pour l'apprendre, observons pourquoi Israël
se plaint si fort de ce que les F15 se trouvent dotés de
missiles à longue portée et de haute précision. Tel-Aviv sue
sang et eau à rendre crédible l'intention de l'Arabie saoudite
de pulvériser le peuple juif. Impossible d'expliquer cette
diplomatie théologique à la lumière des interprétations de la
science historique traditionnelle: il faudra, disais-je, en
passer par une anthropologie critique entièrement inédite, dont
la méthode intronisera une mutation de la notion même de raison
au sein de la science historique traditionnelle. Celle-ci
s'imagine que Clio pourra, longtemps encore, se passer
allègrement d'une science psychologique et généalogique de la
"rationalité" des guerres de religion du XVIe siècle, pour ne
citer que cet exemple.
Et pourtant, si
l'on ignore allègrement les raisons anthropologiques pour
lesquelles la rationalité théologique de la foi catholique,
entend faire consommer aux fidèles la chair crue et ingurgiter
le sang frais de la victime qu'elle est censée immoler
physiquement le dimanche sur ses autels, on ignorera plus
joyeusement encore les raisons psychobiologiques pour lesquelles
la science historique moderne se garde bien de scanner les
entrailles du messianisme sanglant que les peuples hébreu et
chrétien se partagent depuis deux millénaires. Par bonheur, si
je puis dire, cette histoire ne peut s'écrire qu'à l'école d'une
anthropologie critique qui mettra la civilisation bicéphale dite
des droits de l'homme face à la schizoïdie de sa prétendue
sainteté.
Car enfin, Israël
parvient, comme il est dit plus haut, à rendre crédible le
scénario absurde et barbare selon lequel l'Arabie Saoudite
serait le successeur attitré de Pompée et de Titus. Où le
Président des Etats-Unis a-t-il la tête ? Mais qu'on ne s'y
trompe pas, l'habillage théologique de l'histoire des glaives
n'a jamais fait quitter davantage à Clio les planches du théâtre
de l'inexorable qu'à Israël les vêtements religieux de ses
relations avec le peuple palestinien. Quelle est donc la clé
sacerdotale de ce marché simoniaque? On sait que ce contrat, si
doctrinal qu'il paraisse, devra recevoir l'approbation politique
des biblistes qui siègent en rangs serrés à la Chambre
trans-océane des Représentants du peuple américain. Or, le
suffrage de ces derniers n'est pas aussi confessionnel qu'il y
paraît: on sait qu'il se trouve entre les mains des groupes de
pression dont dispose Israël à Washington et qu'ils y jouissent
du même statut que les autres entreprises nationales installées
sur le territoire des Etats-Unis - ce qui signifie qu'ils s'y
trouvent régis par un droit américain fondé, en l'espèce, sur un
encouragement légalement adressé aux citoyens juifs du pays de
se mettre au service des intérêts d'un Etat étranger, situation
à laquelle le sénateur Robert Kennedy a tenté de faire obstacle
au cours d'un combat inutile de plus de vingt ans .
Aussi, les "inquiétudes" ou les "craintes"
militaires simulées de Tel Aviv ont-elles été "apaisées"
par l'engagement solennel de l'administration américaine de
livrer à l'Arabie Saoudite des F15 sous-équipés, donc privés du
système "Standoff" qui seul permet des tirs précis et à
longue portée. Le contrat ainsi amputé et devenu humiliant pour
l'acheteur comme pour le vendeur portera sur quatre-vingt quatre
appareils pour une durée de dix ans et d'un montant de trente
milliards de dollars.
9 - Un Graal à plusieurs convois
Mais pourquoi seule l'anthropologie historique et critique
fournit-elle la problématique et la méthodologie susceptibles de
rendre scientifiquement intelligible un marché des sacrifices
simulés? Certes, on comprend que l'industrie américaine de
l'armement nourrisse l'ambition commerciale légitime d'étendre
la vente de sa technologie au Moyen Orient. Mais si vous
n'introduisez pas des paramètres messianiques et bibliques, donc
une axiomatique de l'irréel dans la problématique mondiale du
savoir historique bi-dimensionnel d'aujourd'hui, jamais vous
n'expliquerez pourquoi Washington feint d'exorciser un autre
danger encore, non moins biblique que le précédent, celui que
les descendants de Cyrus et d'Artaxerxès sont désormais censés
faire courir à la planète entière des marchands . Car ces
déments sont prêts, n'est-ce pas, à recevoir l'ordre exprès
d'Allah de se ruer tête baissée et sans armes contre un Etat
nucléaire, Israël, lequel dispose, lui, de plus de deux cents
ogives hautement exterminatrices. Dès le mois prochain, le
Congrès autorisera donc la Maison Blanche à livrer des appareils
sous-armés et dévalués à l'Arabie Saoudite en échange de la
promesse secrète d'Israël de ne pas faire voter par le Congrès
l'interdiction pure et simple de la vente des armes sus-dites,
ce qui irait de surcroît, à l'encontre des intérêts électoraux
d'un Président des Etats-Unis réduit au rang d'otage pitoyable
d'un Etat étranger aux yeux du monde entier. (voir préambule)
On voit que le
mythe biblique est un fusil à plusieurs canons: il faut que les
Etats arabes soient perçus comme des Pompée potentiels afin que
l'Iran, le Hamas, Gaza, Damas, Beyrouth et même Moscou soient
censés menacer Israël dans sa survie - sinon, la planète entière
des mythes sacrés actuels cesserait de se trouver dirigée par
Jahvé. C'est cela qui contraindra une politologie mondiale
devenue anachronique à conquérir les instruments de la
connaissance rationnelle d'une humanité au cerveau onirique -
connaissance sans laquelle l'histoire biblique contemporaine
deviendrait la tragédie pleine de bruit et de fureur racontée
par un idiot qu'évoquait un anthropologue célèbre de la fin du
XVIe siècle et du début du XVIIe siècle.
Afin de ne pas
fatiguer l'attention du lecteur par un texte trop long, je
poursuivrai la semaine prochaine l'analyse anthropologique du
destin mi-terrestre, mi-mythologique d'Israël, afin de mettre
davantage en évidence la mutation des méthodes de la science
historique classique qu'appelle la mise en évidence planétaire
de la dimension schizoïde d'une espèce livrée à ses dieux
bicéphales.