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Opinion
Civilisation et
raison, l'Europe des dieux morts
Manuel de Diéguez
Manuel de Diéguez
Dimanche 13 mars 2011
Les déclins
politiques sont-ils parallèles aux déclins cérébraux? Cette
question n'est apparue en Europe qu'avec la civilisation
grecque, parce que les peuples barbares n'ayant pas encore de
pensée proprement dite, donc de philosophie, leur décadence
n'est jamais que celle dans laquelle leurs défaites militaires
les entraînent. Mais sitôt qu'un peuple accède à la réflexion
abstraite et qu'il formule les principes universels d'une
science vérifiable en tous lieux de la terre, la décadence qui
l'éjecte de l'histoire politique se révèle nécessairement
parallèle à sa décadence intellectuelle, donc au rétrécissement,
au rabougrissement et même au ratatinement de son cerveau . On
verra donc les nations mourantes substituer à l' ubiquité
pensante que ses savoirs lui avaient donné une universalité
onirique, contrefaite et sans cervelle dont elle fera bénéficier
ses idoles.
C'est ainsi que la logique
interne qui pilote le trépas des civilisations méditatives
précipite toujours, et en tous lieux dans le refuge du sacré. La
Grèce du VIe siècle s'est jetée tout entière dans un mythe
chrétien qui retirait à Athènes le sceptre mondial de la pensée
rationnelle qu'elle avait conquis à l'école de Platon. Mais
comment compenser la dépossession des intelligences, sinon par
la fausse acquisition d'un royaume posthume florissant ? Le plus
étrange, dans cette spoliation radicale des têtes, c'est qu'elle
s'accompagne quelquefois de la continuation des progrès de la
science pratique : la civilisation alexandrine a illustré des
exploits prodigieux des techniques et de la mécanique
conjointement à la prosternation des masses le front dans la
poussière. En revanche, sitôt que les conquêtes guerrières
eurent été arrachées des mains de l'empire romain, le triomphe
du christianisme et de ses enclos conventuels ont entraîné
l'Europe dans un naufrage de quinze siècles des sciences, des
Lettres et des arts.
C'est dans cet esprit qu'il faut étudier le renoncement rampant
du Vieux Monde d'aujourd'hui aux forages de la pensée, donc au
scalpel de la raison critique, parce que cette reddition se
produit dans l'ordre essentiel et immense de la dissection de
l'homme au bistouri de la logique. A nouveau, les sciences dures
progressent, mais la mise en place d'un multiculturalisme
acéphale joue le même rôle "dormitif" que la scolastique et les
rites de la dévotion au Moyen Age. Comment la sophistique
religieuse compénètre-t-elle le continent de Descartes et de
Kant et comment cette régression a-t-elle conduit à une forme de
la démagogie chez M. Nicolas Sarkozy, la démagogie
célestiforme?
1-
Une infirmité
cérébrale inégalement guérissable
La semaine dernière, j'ai demandé aux mânes
de Thucydide de m'éclairer sur ce que le grand historien grec
entend enseigner à la boîte osseuse de la France politique
d'aujourd'hui. Pour tenter de comprendre la logique interne qui,
depuis le XVIIIe siècle, a piloté, d'un côté, la course de la
civilisation en direction des fabuleux exploits des sciences et
des techniques, de l'autre, vers des sciences de l'homme de plus
en plus superficielles et craintives, arrêtons-nous à un exemple
de l'hémiplégie cérébrale des démocraties actuelles; car cette
maladie interdit encore à l'humanisme du XXIe siècle d'accéder à
des spectrographies critiques de l'encéphale d'une espèce
demeurée en proie à des délires religieux tour à tour
euphorisants et terrifiants. Qu'en est-il de la dichotomie
intellectuelle qui, depuis le paléolithique, frappe les rescapés
de la zoologie d'une infirmité cérébrale inégalement
guérissable?
2 - Le Dieu des chevaux
Si les chevaux se plaçaient sous la protection d'une divinité
chevaline, elle aurait une crinière, des sabots et une queue,
comme Jahvé avait des bras et des jambes - "Dieu a des
cuisses", tonnait encore le Cardinal Daniélou en 1960. Mais
si le Dieu des chevaux se vaporisait progressivement, nous en
conclurions que ses fidèles seraient de moins en moins
satisfaits de dialoguer avec leur carcasse agrandie dans le ciel
et que cette difficulté les jetterait dans un grand désarroi -
car, d'une part, ils commenceraient de rire d'un Dieu à la queue
touffue, d'autre part, ils trembleraient de se trouver seuls
dans le vide d'un univers privé d'attelage et de cocher.
3 - La "
liberté pédagogique " de l'enseignement démocratique
Le 26 février 2011, on pouvait lire dans Le Monde
un article de Béatrice Durand professeure au lycée français de
Berlin et à la Freie Universität - l'Université libre -
de la capitale du pays des philosophes. La "liberté" pédagogique
dont se réclamait cette enseignante était si peu libre de
distinguer du moins le vrai du faux à l'école et à l'écoute de
la pensée rationnelle de l'Occident qu'elle articulait "l'idée
d'une égale dignité des cultures avec le caractère positif de la
diversité". Mais comment définir la "dignité" d'une
culture et la "positivité" d'une "diversité" si
l'on s'est précisément privé de toute balance à peser la
"rationalité" de ces concepts, tellement une culture qui ne
distingue plus la vérité de l'erreur et qui ne hiérarchise plus
les jugements tourne le dos à toute philosophie et à toute
culture?
C'est que
l'Allemagne catholique, protestante et juive était mal
achalandée: une quatrième religion, l' islamique, se présente à
l'examen. S'il n'existe aucun tribunal pour en juger les dogmes
et la doctrine, une incroyance ou une croyance également
aveugles à elles-mêmes conjugueront leurs efforts pour conduire
la civilisation occidentale à périr sous le couteau d'une auto-
décapitation singulière. Observons le couteau de ce type de
guillotine.
Si le respect de la dignité change l'ignorance en moteur
de la sainte "diversité culturelle" parmi les descendants de
Kant et de Hegel, nous nous trouverons reconduits à la
civilisation gréco-romaine, qui ne doutait de l'existence
d'aucune divinité établie et qui se demandait seulement si elles
étaient toutes culturellement compatibles avec l'esprit de tel
peuple et l'âme de telle cité. Voyez l'étau: impossible de
distinguer les religions "vraies", des "fausses" - la
psychanalyse est passée par là - et impossible de garder la tête
sur les épaules si nous renonçons au privilège de penser,
donc de placer les religions sur la balance de notre raison.
4 - La
langue de Dieu
A
cette aporie, la "pensée démocratique" de notre époque commence
par répondre qu'il sera désormais interdit à toute religion
saine d'esprit de se baptiser elle-même, que ce soit à l'école
de sa théologie ou par la voix des sciences dont la vocation est
de décrypter les secrets de notre espèce, car ces disciplines se
sont trop cérébralisées et conceptualisées pour ne pas se
révéler sacrilèges. L'islam ne sera donc plus une religion, ni
en tant que cosmologie mythique - horresco referens - ni
en tant que vérité révélée, mais seulement une culture dûment
autorisée à s'exprimer comme telle au sein de la civilisation
multiculturaliste.
On formera donc force imams dans les universités allemandes "afin
qu'ils soient éduqués en Allemagne et en allemand, donc rendus
parties de la société allemande". Mais du haut de quelle
chaire le multiculturalisme parle-t-il? Quel est son Saint
Siège, quelle Curie légitime-t-elle l'éloquence de ses cardinaux
et de ses évêques, quel Vatican tient-il en main le sceptre de
ses sermonnaires, quel cénacle dépose-t-il la tiare du
culturalisme sur sa tête? Si ce souverain homérique s'appelle
"Personne" et si son prêche se noie dans l'ubiquité de sa propre
pastorale, il nous faut apprendre à observer une couronne rendue
invisible par un effet de ses propres sortilèges. Car enfin,
nous apprend la Béatrice du nord, la culture "éduque" les imams;
et toute pédagogie même celle des patenôtres et des oraisons,
obéit à des principes qu'elle proclame rationnels.
5 - La
grande Mosquée de Paris
Exemple: en France, M. Dalil Boubakeur, recteur de la grande
mosquée de Paris, entend faire entendre la voix d'Allah en arabe
classique, parce qu'un Dieu d'une telle importance "culturelle"
ne peut que parler sa langue à lui, celle qu'il s'est appropriée
et qu'il a rendue sacrée à sa propre écoute, celle de son
annonciation et de sa révélation. Tout écrivain comprend cela
mieux que personne: si l'adage, Traduction, rahison
s'applique à Sophocle, à Thucydide, à Cicéron, à Rabelais ou à
Proust, à plus forte raison les œuvres complètes des dieux
uniques perdent leur suc, leur sève, leur nectar et leur
ambroisie si vous leur faites changer de vocabulaire, de
grammaire et de syntaxe et si vous les rendez aussi
interchangeables que le Dieu polyglotte et indifférent à la
littérature des chrétiens. Mais voyez comme la raison, cette
pauvresse, qui s'entêtait à frapper à la porte du culturalisme,
fait d'ores et déjà irruption dans la pièce : elle va demander à
la Leitkultur allemande - la "culture conductrice" - pour
quelle raison le ciel de la Croix a reçu, lui, la permission
expresse et exclusive de s'exprimer dans toutes les langues et
dialectes de la terre.
C'est que Saint Paul a déclaré qu'il n'y
aurait plus "ni Juifs, ni Grecs, ni gentils". Et pourquoi les
"Actes des apôtres" ont-ils fait du "don des langues" le fruit
d'un miracle dont auraient bénéficié les messagers de la parole
divine ? Parce que le grec était devenu la langue mondiale de
l'époque , et cela au point que l'Ancien Testament lui-même
avait été traduit dans cet idiome par les " Septante ", Jésus
aura beau s'être exprimé en araméen, les quatre évangélistes
écriront un grec facile et simplifié, mais universel, qu'Erasme
s'évertuera à corriger à l'école de la langue classique, bien
qu'il fût sacrilège de corriger les fautes de grammaire et les
solécismes du ciel.
6 -
Comment la raison chassée par la porte rentre par la fenêtre
Mais alors, que faire si la "culture" française, allemande,
anglaise et tutti quanti, se heurte tout de suite à un
obstacle théologique insurmontable, celui d'apprendre à bien
séparer la prose éternelle des dieux uniques de celle de leurs
premiers fidèles et si la "diversité" et la "dignité" des
cultures commencent par éliminer tout étude rationnelle, donc
critique du sacré. La compréhension scientifique des mythes
religieux par la piété culturaliste sera-t-elle tuée dans l'oeuf?
Décidément, nous croyions pouvoir enfin brouter dans les
pâturages d'une civilisation privée de cerveau, et nous voici
derechef à la recherche d'un super encéphale, qui seul nous
éclairerait sur ce qu'il faut entendre par "le divin" et sur la
politique célestiforme de M. Nicolas Sarkozy.
Et d'abord, se
demande la mécréance réflexive, comment une religion peut-elle
changer tout subitement de nature et se trouver rebaptisée une
culture? Serait-il révélé, le décret des grands pontifes du
multi-culturalisme dont la civilisation culturaliste promulgue
souverainement et à sa propre école les dogmes et l'orthodoxie ?
Mais ce prodige catéchétique n'est pas suffisamment fascinatoire
pour tuer la question de savoir à quel moment un jugement
rationnel portera sur la nature véritable de l'évangile
culturaliste et sur le contenu informulé de la nouvelle
confession de foi. Voyons comment la pensée rationnelle va
néanmoins et nécessairement se trouver réintroduite dans la
place et sur quelle balance elle sera appelée à peser les
documents anthropologiques qu'on appelle des théologies.
7 - Les
magiciens chrétiens
Les sorciers africains sont persuadés que les ancêtres de la
tribu se métamorphosent en "esprits" à titre posthume et qu'ils
se cachent en toute hâte sous l'écorce des arbres afin de se
mettre à l'abri des prédateurs et des intempéries. Dans le cas
où la civilisation européenne devrait se trouver livrée à un
naufrage intellectuel sans remède - et cela par la volonté
expresse et clairement exprimée d'un culte nouveau, le
pluriculturalisme, lequel lui interdirait la profanation de
hiérarchiser les cultures et même les cosmologies mythiques
qu'on appelle encore des religions en plusieurs lieux du globe
terrestre - qu'adviendra-t-il, dis-je, de l' intelligence d'un
genre humain qu'on croyait en route sur le chemin de la
connaissance? Les sorciers des trépassés évoqués ci-dessus
seront-ils mis à égalité de "dignité" avec la masse des autres
types de sorciers des autels dont les mondes oniriques auront
été ensorcelés selon d'autres modèles?
Exemple : le trophée central de la moitié des chrétiens est le
sortilège selon lequel le vin de la messe se changerait en chair
et en sang d'un homme-dieu assassiné sur leurs propitiatoires,
tandis que l'autre moitié des sorciers de cette croyance demeure
non moins convaincue qu'une divinité créancière s'est fait
rembourser sa dette par le moyen l'exécution de son propre fils
sur ses offertoires - mais ces magiciens-là s'abstiennent du
moins de boire le sang et de manger la chair de la victime, bien
qu'il en offrent eux aussi le cadavre à leur Jupiter en échange
de leur entrée dans son jardin des délices. Or les adeptes de
cette seconde catégorie de tueurs délégués dont le royaume des
cieux a mis son couteau entre leurs mains sont devenus
infiniment plus nombreux que ceux des sorciers africains.
Comment, la "freie Universität" de Berlin et le Lycée
français de l'Athènes du Nord vont-ils apprendre à distinguer
les dieux des chrétiens des autres dieux des hommes-chevaux?
Pour tenter d'étudier de plus près la décapitation tragique dans
laquelle le déclin politique de l'Europe entraîne la
civilisation du sacré culturel, observons de plus près les
étapes du naufrage de la pensée européenne depuis le XVIIIe
siècle.
8 - Les
religions " vraies " et les " fausses "
On sait que les encyclopédistes étaient trop proches du XVIIe
siècle pour ne pas persévérer à distinguer péremptoirement la "vraie
religion" des "fausses": ils ont donc catégoriquement
qualifié de "vraies" celles qui se trouvaient légitimées à leurs
yeux pour avoir bénéficié, disaient-ils, d'une "révélation"
unique, mystérieuse et extraordinaire. Mais l'audace de leur
espèce d'entendement, si limitée qu'elle fût demeurée en raison
de l'étroitesse de la réflexion philosophique de l'époque sur
les sacrifices de sang et la pauvreté de leur anthropologie
critique, l'audace limitée de leur espèce d'entendement, dis-je,
n'en est pas moins allée jusqu'à soutenir en coulisses "
l'hérésie ", inouïe pour l'époque, selon laquelle une "fausse
religion" pouvait néanmoins se révéler politiquement et même
moralement "supérieure" à la "vraie" - et Montesquieu le
panoptique nous en propose de nombreux et sages exemples. Et
pourtant, depuis la Renaissance, l'appauvrissement cérébral de
la science de notre espèce a suivi un chemin continu, celui,
précisément, d'une "diversification" respectueuse de la
"dignité" d'une "sainte ignorance" ressuscitée. Du coup,
l'Europe du Vieux Continent a été livrée à une civilisation
appelée à illustrer l'adage de Socrate selon lequel l'ignorance
est le pire de tous les maux.
9 - La
scolastique culturaliste
Voyez ce qui va
se passer si la "pensée" culturaliste se trouve officialisée par
des gouvernements démocratiques et si sa cécité intellectuelle
est appelée à culminer dans le refus tout net de hiérarchiser
intellectuellement les cultures. Le courage des philosophes
avortera-t-il sous le sceptre d'un Etat abusivement qualifié de
rationnel? La distinction même entre le vrai et le faux
sera-t-elle radicalement bouleversée par une nouvelle
sophistique? En premier lieu, les scolastiques de l'orthodoxie
culturaliste ignoreront les découvertes des grands philosophes
du passé; et s'ils ne refuseront pas entièrement de les
enseigner dans l'école des sermonnaires de la République, ils
déformeront leur pensée au point de la rendre méconnaissable.
Certes, la
notion mythologique de "révélation" sera portée en terre; mais
elle sera aussitôt "remplacée", si je puis dire, par la
suppression pure et simple du concept même de "vérité", auquel
la notion d' "héritage culturel" servira d'alibi oratoire,
d'oraison funèbre ou de substitut doctrinal. Le confort cérébral
passager qui résultera du panégyrique des "héritages"
civilisateurs nous ramènera à l'exemple mémorable de la
civilisation alexandrine: car on n'a pas besoin de distinguer le
vrai du faux pour inventer, hier, la vis sans fin d'Archimède,
aujourd'hui, le téléphone portable, la calculette, le
stimulateur cardiaque et un logiciel du jeu des échecs devant
lequel le champion du monde ne fait plus le poids : il suffira
que "ça marche" pour que ce soit "vrai".
10 - L'Etat acéphale
Que va-t-il
advenir de la cité politique européenne si les élites
dirigeantes du culturalisme persévèrent à se vouloir résolument
acéphales et si, par conséquent, toute hiérarchisation
intellectuelle des cultures sera jugée offensante et honnie à ce
titre? Comment peser les valeurs si le sacrilège de distinguer
le vrai du faux sera proclamé blasphématoire et s'il faudra
bâillonner les profanateurs qui recourront aux services d'une
damnée qu'on aura frappée d'ostracisme et qu'on appelait la
raison? Dans un texte antérieur, je soulignais que M. Cameron et
Mme Merkel avaient tenté de mettre un terme à la dérive de
l'Europe vers un multiculturalisme muselé.
voir :
La sous-culture des classes
dirigeantes et l'avenir d'Israël,
20 février 2011
Aux yeux du premier ministre britannique, trente ans d'une
politique décébralisée avaient conduit à "l'idéologie
extrémiste", tandis que dans l'esprit de Mme Merkel, "l'approche
multiculturalisme qui dit que nous vivons nos rapports avec
autrui côte à côte et dans l'harmonie, a échoué, complètement
échoué" (octobre 2010). J'ajoutais le commentaire suivant:
"Mais
comme ni le Premier Ministre du Royaume Uni, ni la Chancelière
d'Allemagne ne sont des théologiens diplômés, des philosophes
avertis et des anthropologues iconoclastes, tous deux tombent
dans le blasphème de confondre les religions avec les cultures,
tous deux défendent l'hérésie d'une laïcité ridiculement privée
de cervelle, tous deux ignorent que la raison combat tous les
Olympes depuis Périclès. Aussi, ni l'un, ni l'autre de ces
dirigeants des démocraties décérébrées d'aujourd'hui ne
savent-ils au nom de quel tribunal des sacrilèges et des
orthodoxies ils entendent lutter contre un excès devenu
subitement dangereux du culte de la diversification des méninges
et des cervelles."
11 - La Leitkultur allemande (La culture conductrice)
Mais comment
l'Allemagne démocratique a-t-elle tenté de réintroduire un grain
de raison dans le débat et comment y a-t-elle fatalement échoué,
puisqu'il faudrait savoir au préalable, primo, ce que signifie
désormais le terme naufragé de raison au pays de Kant et de
Hegel, secundo, de quelle espèce de rationalité on essaiera de
glisser la droiture dans le multiculturalisme afin de promouvoir
et même de ressusciter le sérieux de la réflexion politique au
sein de feu la civilisation européenne?
En Allemagne, l'Etat acéphale a suggéré de soumettre les
cultures à une Leitkultur sans tête. En allemand, le
Führer désigne le guide au sens de chef, tandis que le Leiter
est le conducteur, celui qui tient le volant et qui dirige la
voiture. Quel type de commandement exerce-t-il? Quelle route
emprunte-t-il? A quelle allure roule-t-il, quelle est la portée
de ses décisions concernant l'itinéraire à emprunter, quelle
destination choisit-il, quels sont la cylindrée du véhicule et
le nombre de ses passagers? Aux yeux du gouvernement allemand,
une Leitkultur est un Gauleiter, l'administrateur d'une
province. Ce gestionnaire roule à une allure modérée. Son chemin
la conduit à traverser de vastes agglomérations de valeurs
bureaucratiques, lesquelles exercent le pouvoir de prévenir les
conducteurs des autres voiturettes que telle route est barrée,
telle autre en impasse, une troisième soumise à une déviation.
Il existe de larges boulevards, des resserrements
courtelinesques de la chaussée, des raccourcis utiles, des
détours profitables, de beaux paysages ou des environnements à
éviter.
Quelle sera la
tonalité générale des directives ou des recommandations du
conducteur et surtout sur quel fondement pastoral la Leitkultur
fondera-t-elle l'autorité qu'elle exercera sur les parfums et
les malodorances des diverses cultures?
12 -
L'humanité des hauteurs et l'humanité de la poussière
Sur le premier point on peut supposer que l'atmosphère générale
sera celle de l'objurgation dont Mme Merkel a fait bénéficier M.
Benjamin Netanyahou: "Was erlauben Sie sich" (Que vous
permettez-vous?) Si l'islam entend contrevenir aux principes
bon enfant qui gèrent la démocratie allemande, donc à la
philosophie des valeurs de la Leitkultur, selon laquelle les
femmes jouissent du même rang et de la même dignité que les
mâles, l'expression: "Que vous permettez-vous?" demeurera
l'une des rares dont la tonalité et la portée sont exactement
les mêmes en français et en allemand - mais en italien et
surtout en espagnol, il s'agit d'un plus rude rappel d'une
barrière sociale infranchissable et d'une plus sévère relégation
de l'interlocuteur dans un rôle de subordonné et même de
domestique.
En revanche, si l'on pose sur la balance de l'anthropologie
critique la prétention hégémonique que la Leitkultur
entend exercer, il est à craindre que la philosophie de
l'égalité des cultures découvre la fragilité de son encéphale.
Car si le cerveau allemand actuel ignore que les religions sont
des cosmologies mythiques par nature, s'il ignore comment
fonctionne la boîte osseuse de l'animal onirique qu'on appelle
l'humanité, s'il méconnaît la spécificité des univers
imaginaires dans lesquels les évadés de la zoologie se meuvent
depuis le paléolithique, ce sera l'infirmité cérébrale de
l'Europe du savoir et de l'intelligence, ce sera l'agonie
intellectuelle d'une civilisation entière qu'illustrera l'Etat
multiculturaliste, puisque ce sera le Leiter lui-même qui se
révèlera irrémédiablement acéphale.
C'est dire que
le monde se trouve à une croisée des chemins qu'il a connue par
deux fois dans le passé. La première, à l'heure où les
prodigieux exploits scientifiques et techniques de la
civilisation alexandrine rappelés plus haut se sont accompagnés
d'un si grand abandon de la connaissance en profondeur du genre
humain que la planète s'est subitement prosternée devant un
homme divinisé; la seconde fois, à l'heure où la Renaissance a
retrouvé une partie du trésor littéraire de l'antiquité grecque
et latine, mais n'a pas su féconder son héritage - d'où la
tentation avortée de mener de front le double l'attelage de
l'humanité pensante et de l'humanité agenouillée. Mais comment
la Leitkultur allemande, française, anglaise approfondirait-elle
la notion de "valeur" qui leur sert à la fois de borne et de
magasinage si le blocage des sciences humaines demeure
tributaire du type de superficialité inscrit dans le dialogue
impossible entre la raison et le mythe?
13 - M.
Nicolas Sarkozy , paradigme d'une civilisation acéphale
Et la politique ? L'aurions-nous laissée en
chemin? Nenni : je parie qu'on verra paraître, tout à la suite,
une forme nouvelle de la démagogie des fourrages sacrés, celle
dont la nouveauté en appellera enfin à une pesée anthropologique
de la politique des râteliers culturels.
On sait que la démagogie des Grecs reposait tantôt sur une
exploitation éloquente de l'ignorance du peuple athénien sur la
scène de la politique internationale, incompétence analysée par
Platon dans La République, tantôt sur un plaidoyer
préchrétien en faveur des pauvres face à la puissance et à la
richesse de la classe des dirigeants, de sorte que la frontière
entre la légitimité et l'illégitimité des orateurs était souvent
difficile, et même impossible à tracer: Périclès fut-il le
premier démagogue de l'agora, celui dont l'autorité s'est
établie sur une plèbe "libérée" et qu'il réussit à mettre au
service d'Athènes jusqu'au jour où la majorité de ses
concitoyens lui imposa la désastreuse expédition de Sicile?
Il n'est pas
sorcier de prophétiser que le multiculturalisme décérébré
donnera naissance à une démagogie pieuse, larmoyante et
faussement pathétique dont M. Nicolas Sarkozy illustrera les
premiers exploits électoraux. Comme il se trouve que le peuple
français ne sait plus un mot du contenu théologique de la
religion catholique, on exaltera seulement le "magnifique
héritage" de cette croyance, lequel se réduira au spectacle
architectural de ses monuments, et d'abord de ses cathédrales.
Naturellement, évoquer "l'héritage" civilisateur d'une religion
sans connaître un traître mot de son contenu doctrinal présente
autant d'intérêt que de saluer l'héritage civilisateur du droit
romain au seul spectacle de l'épaisseur des murs de nos palais
de justice.
14 - Le
démagogue du sacré
Vous ne trouverez pas un catholique sur cent
qui ne tombera pas des nues s'il apprenait les absurdités ou les
horreurs d'une confession qui demande à ses fidèles de croire à
une "transsubstantiation" de sorciers, qui précise les
"connaissances" magiques de Dieu et qui enseigne une doctrine de
la guerre et de la peine de mort que le concept même
d'orthodoxie interdit à l'Eglise d'abandonner.
Et pourtant, une religion repose tout autant sur sa théologie
que les lois civiles sur la science du droit. Si vous la privez
de son édifice cérébral, vous vous livrerez à une forme nouvelle
et sentimentale de la démagogie, le tourisme religieux -
et l'on verra M. Nicolas Sarkozy visiter les lieux sacrés d'une
croyance devenue commémorative. Voyez ce pèlerin d'un culte
oublié étendre son électorat à quelques voix bourgeoises ou
paysannes. La démarche mérite l'attention des anthropologues de
la démocratie, tellement elle rappelle le spectacle qu'offraient
les fidèles des dieux antiques qui, sous l'empereur Julien,
tentaient de ressusciter les sacrifices à Jupiter ou à
Proserpine. Mais le petit peuple de l'époque se souvenait bien
davantage des aventures des dieux d'Homère que les chrétiens
d'aujourd'hui du Génie du christianisme, de
L'Imitation de Jésus-Christ, de la théologie de saint
Jean de la Croix, des Oraisons funèbres de Bossuet
ou de l'œuvre de saint Thomas d'Aquin.
La pauvreté des
connaissance théologiques de M. Nicolas Sarkozy est-elle un
hommage involontaire à une religion qui a emporté des
chefs-d'œuvre de la littérature mondiale dans le naufrage de sa
mémoire ? Dans ce cas, le démagogue du sacré se présenterait
encore plus crûment comme une insulte ambulante aux élévations
des âmes et des intelligences d'autrefois. Pis que cela: la
pantalonnade pseudo religieuse d'un démagogue du christianisme
tardif illustre le tragique du trépas de la religion de la
charité, qui est décédée précisément à la suite du tarissement
de ses fontaines spirituelles. Le cimetière du christianisme est
à Gaza. Le champ de ruines de la foi chrétienne n'est autre que
le gigantesque pourrissement en plein air de l'hostie pour
laquelle les chrétiens du monde entier n'ont plus de regard - la
démagogie de la dévotion de M. Nicolas Sarkozy n'a d'autre
pendant que les bénédictions exténuées d'un saint Pontife
agonisant sous sa tiare de diamants.
15 - Un
prophète qu'on assassine
Mais peut-être la démagogie religieuse des
ilotes du christianisme est-elle également un levain inconnu :
car le christianisme était devenu très tôt une religion
sacrificielle, donc une immolation de Béotiens. On y présentait
à une idole guerrière et vorace la dépouille mortelle d'un
prophète afin de la rembourser rubis sur l'ongle d'une créance
trop lourde pour qu'Adam en acquittât le montant sur sa propre
escarcelle. Longtemps, on avait sacrifié des bœufs et des
génisses aux dieux, et maintenant, on sacrifiait Jésus-Christ à
un père mythique du cosmos.
Pourquoi cela? Parce que, écrit
Chateaubriand, ce n'est pas la religion qui a mis en scène les
sacrifices de sang, mais les sacrifices de sang qui avaient
besoin de se procurer le soutien d'une religion. Pourquoi cela?
Parce que l'homme est le sorcier originel en négociation avec
son propriétaire - et M. Nicolas Sarkozy marchande sa réélection
sur l'autel de la patrie. Peut-être cette leçon-là, le chef de
l'Etat se la donne-t-il sans le savoir, lui qui sacrifie la
France sur l'offertoire de sa seconde intronisation électorale,
lui qui rappelle sans s'en douter que la France est un prophète
qu'on assassine. Décidément, si vous demandez au
multiculturalisme d'évacuer de l'héritage d'une civilisation le
contenu cérébral et spirituel d'une religion, l'agonisant vous
murmurera à l'oreille: "Je suis l'histoire et le politique. Vous
vous trompez de cadavre et de propitiatoire."
16 - Les marchands parfumeurs d'une culture
Mais alors, feu la civilisation de la connaissance théologique
de l'homme demeurera-t-elle ridiculement empêchée de jamais se
livrer à un véritable défrichage anthropologique des sécrétions
religieuses auxquelles la boîte osseuse de notre espèce sert
encore de théâtre sur toute la surface du globe terrestre? Je
rappelle à nouveau que Montesquieu - il n'est l'aîné de Voltaire
que de cinq ans, mais il mourra vingt-trois ans avant son cadet
- avait vainement tenté de séparer du moins la superstition
de la vérité sacrée, donc censée avoir été "révélée". Mais comme
il s'était interdit d'avance, avec tout son siècle, de jamais
s'armer d'une critique des superstitions dont sa propre religion
se trouvait entachée, tout approfondissement sacrilège du
"Connais-toi" des modernes s'est trouvé interdit au siècle des
lumières. On comprend les raisons pour lesquelles une ethnologie
et une sociologie protégées du blasphème par les marchands
parfumeurs des "cultures" soient progressivement devenues
purement descriptives et ridiculement acéphales ; et l'on
découvre que si la pensée débarquait à nouveau dans le mythe
chrétien, le malade se dresserait sur son lit de mort et dirait
aux saltimbanques d'une foi trépassée: "Je ressusciterai à
Gaza."
17-
Lazare
L'incohérence qui préside désormais aux méthodes
pseudo-rationnelles des deux disciplines ressuscitatives
sus-nommées se révèlera plus désastreux encore si l'on a compris
que Zeus, Mars, Jahvé, Allah, Zoroastre, Isis ou le dieu
crucifié n'existent pas en tant que personnages de chair, mais
si l'on se garde bien d'en tirer la conclusion positive et
pourtant imposée par la seule logique selon laquelle la "vie
spirituelle", comme on disait, ressortit nécessairement à une
dimension élévatoire et innée de Lazare. Ah ! qu'il serait
désirable d'apprendre à connaître les secrets des vainqueurs de
leurs propres ténèbres! Pourquoi ne pas imposer aux sciences
dites humaines le devoir d'apprendre à connaître l'humain à
l'école des résurrecteurs ? Qu'est-ce qu'une anthropologie
"culturaliste" qui refusera d'étudier la vie ressuscitative des
Grecs sous prétexte que leurs dieux sont descendus sous la terre
? N'est-il pas providentiel, si je puis dire, que l'heure ait
sonné, pour nos Célestes à nous, d'entrer en agonie à leur tour,
à l'image des dieux des chevaux évoqués plus haut? Je vous jure
que le Dieu qui bondira hors de son tombeau à Gaza n'aura pas de
crinière et que sa chair et son sang seront le pain et le vin de
son esprit.
Et d'abord, la "vie spirituelle" a-t-elle nécessairement besoin
de prendre appui sur des crinières et des sabots ? Une carcasse
physique ou vaporisée est-elle indispensable? Car enfin, Socrate
est un tard-venu: avant lui le Bouddha enseigne l'"inexistence"
de tous les dieux en chair et en os. Décidément la course des
chevaux de manège vers l'acéphalie culturaliste ne conduira pas
l"Europe sur un lit de roses.
A la semaine
prochaine.
Post-scriptum
A titre
exceptionnel, et pour des raisons politico-culturelles liées au
texte ci-dessus, je ferai trois remarques sur l'annulation de
l'année franco-mexicaine.
I
- Personne ne croit que Florence Cassez soit blanche comme
neige. Du reste, le Quai d'Orsay se contente maintenant de
soutenir que le procès "n'a pas été équitable".
II - Si Florence
Cassez reproche des entorses à la procédure et une peine
excessive à la justice mexicaine, c'est à elle d'expliquer par
quel prodige elle n'a rien vu ni compris de ce qui se passait
sous ses yeux. Qui nourrissait les otages rendus en échange
d'une rançon, délit devenu endémique au Mexique?
III - Qui sont
les Cassez pour se trouver reçus neuf fois par le Président de
la République?
IV - On a raison de rappeler qu'aucune
diplomatie sérieuse ne saurait mettre la situation pénale de
Florence Cassez en balance avec les relations de la France avec une nation
de quatre-vingt cinq millions d'habitants. Que penser d'un chef
d'Etat que sa légèreté d'esprit et son incompétence condamnent à
ignorer qu'aucun pays souverain ne saurait accepter l'insulte et
le ridicule de participer une année durant à des festivités
porteuses d'une clochette appelée à stigmatiser jour et nuit un
grand peuple et tout son gouvernement?
Il est visible
que M. Nicolas Sarkozy ne sait ce qu'il fait, il est criant
qu'il ignore la nature des Etats, des peuples et des nations, il
est urgent de prendre acte de ce que c'est cela, le vrai
problème. Il vient encore de le démontrer en désavouant son
propre Ministre des Affaires étrangères sur la Libye devant les
vingt-sept Etats européens réunis à Bruxelles et en se faisant
sèchement désavouer en retour par toute l'Europe des nations.
Publié le 13 mars 2011 avec l'aimable autorisation de Manuel de Diéguez
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