Décodage anthropologique de l'histoire
contemporaine
Le naufrage grec et l'anthropologie
politique contemporaine
Manuel de Diéguez
Manuel de Diéguez
Dimanche 10 juin
2012
La généalogie des
sacerdoces
La question la plus
tenace que la Grèce d'aujourd'hui pose à
une Europe elle-même tragiquement en
quête d'une identité politique cohérente
est celle de rendre compte de l'origine
et de la nature de la panne cérébrale
qui met en péril une civilisation
rationalisée, mais seulement à demi et
dont Oswald Spengler avait prévu le
naufrage intellectuel. Car les
observateurs les moins avertis
commencent de s'apercevoir de la lente
descente au tombeau d'une pensée
philosophique dont la vocation mondiale
avait retrouvé son élan au sortir du
Moyen Age.
La cause psychobiologique des
funérailles de l'astéroïde du
"Connais-toi" n'est autre que la peur
qu'éprouve notre espèce de peser son
encéphale sur la balance de ses songes
les plus déments. Il y faut une
anthropologie de l'engloutissement de
l'humanité dans la semi animalité de ses
rêves sacrés, il y faut une
spectrographie de l'épouvante dont
s'inspiraient les cosmologies
délirantes, il y faut une philosophie
ouverte à la fécondation d'un humanisme
qui s'inscrirait dans la postérité
civilisatrice de la loi de 1905, la
première qui ait tenté de dresser un mur
de séparation entre la foi optimisante
d'autrefois et une raison désormais
béante sur le vide, il y faut une vision
abyssale du drame qui attend l'histoire
et la politique puérilement euphorisées
de notre temps.
Que nous
enseignera la découverte d'une espèce
dont le décryptage de ses neurones est
tombé en panne, qu'apprenons-nous d'une
hypertrophie des techniques qui détourne
notre attention d'une dramaturgie de
notre cécité, quelle science des secrets
du simianthrope nous renverra-t-elle à
l'étude de notre évasion partielle de la
zoologie? Premièrement, nous nous
souviendrons de ce que les Célestes sont
des géants construits en miroir d'un
animal né spéculaire et que s'il est
possible de civiliser quelque peu ces
acteurs oniriques et tempétueux censés
agiter le cosmos, il sera plus difficile
de les priver des fondements
psycho-biologiques de leur sauvagerie,
parce que les cités simiohumaines se
réclament nécessairement de leur
enracinement dans la barbarie
religieuse. Chacun sait qu'elles sont
construites sur des récompenses
posthumes fantastiques, donc
frauduleuses et sur des tortures
épouvantables dans une rôtissoire des
châtiments éternels. Tout Céleste privé
d'un ciel frelaté et d'un enfer sanglant
serait un infirme de la politique. Aussi
une espèce terrorisée par laq bancalité
native de sa raison ne respecte-t-elle
ses tourmenteurs divins qu'en raison de
la crainte de se trouver embrochés et ne
met-elle en scène que des cultes de
grands exorcistes d'un gril immortel. Il
est grec, l'adage selon lequel la "sagesse
commence par la crainte des dieux",
il est grec le précepte qui rappelle que
"les dieux font mourir jeunes ceux
qu'ils aiment".
Comment ne
pas étudier en son animalité cultuelle
une bête livrée à des sorciers
gesticulants ? Savez-vous que les
magiciens de ce bipède détoisonné sont
parvenus à convaincre - et cela depuis
plus de deux mille ans - des centaines
de millions de spécimens que des fous
assermenté au nom d'une idole se
tourneront vers un morceau de pain et
lui diront : "Ceci est mon corps", puis
s'adresseront à un verre de vin en ces
termes: "Ceci est mon sang"? Alors cet
aliment et cette boisson se changeront
instantanément en cellules de chair
saine et fraîche et en hémoglobine d'un
homme torturé à mort en Galilée
vingt-cinq siècles auparavant.
Mais si,
plus d'un siècle après la promulgation
de la loi de 1905, beaucoup de nos hauts
fonctionnaires et de nos Présidents de
la République eux-mêmes croient aux
marabouts (La sorcellerie au coeur
de la République, Sylvie Jumel,
Carnot.fr. 2002), on comprendra que,
faute de changer le terreau même d'un
dérangement cérébral inné et dont Erasme
avait prononcé l'ironique éloge il y a
plus de cinq siècles, l'Europe connaîtra
la même régression mentale que l'empire
romain - vous n'ignorez pas qu'à partir
de Tibère, le Sénat a échoué à légiférer
efficacement contre une nuée de
magiciens et d'astrologues qui
ensorcelaient la boîte osseuse des
descendants affaiblis de Cincinnatus.
Mais si le naufrage politique des
civilisations désarme leur matière
grise, alors toute l'Europe décervelée
du XXIe siècle se révèlera une copie des
désarrois exténués de la boîte osseuse
contemporaine. Pour comprendre la
débâcle des têtes, il faudra peindre le
portrait en pied d'un clergé qui ne
parvient pas à se désempêtrer des
lumières d'un ciel de sang.
1 - La
peur de la pensée et la paralysie
mondiale de la science politique
Depuis
1905, la loi dite de séparation, donc de
divorce timidement négocié de la
République de la raison d'avec toutes
les Eglises et toutes les croyances
religieuses a donné naissance à des
formes entièrement nouvelles, mais
encore peu comprises des relations
craintives que les Etats proclamés laïcs
et relativement démocratiques
entretiennent désormais avec des
monothéismes plus mollement et plus
inégalement charpentés; car une
législation rationalisée à demi ne
conduit jamais qu'à un renoncement
marchandé, mais non à un oubli réfléchi
de l'argumentation vigoureusement
théocratique qui inspirait le discours
politico-religieux des gouvernements
d'autrefois. Que signifie, au juste, le
fait, pour un Etat, de ne "reconnaître
aucun culte" si le contenu
philosophique du verbe reconnaître
demeure informulé, imprécis et pourtant
sous tension?
Voici
plus d'un siècle que les
infléchissements laïcs de l'esprit
public sont demeurées stériles, parce
que leur superficialité a interdit à la
politologie mondiale tout
approfondissement périlleux, mais fécond
de la réflexion rationnelle concernant
le cerveau simiohumain en perdition et
le fonctionnement angoissé, donc de
nature inconsciemment théologique, de la
raison flottante de l'humanisme
occidental. Qu'en est-il de notre
évasion hasardeuse et sans doute
largement manquée de la zoologie ?
Certes, il est rationnel de renvoyer les
dieux camper sur leurs Olympes ou de les
contraindre de se cacher de nouveau dans
les fleuves ou les montagne, mais il est
irraisonné de renoncer à connaître leur
seul domicile commun, à savoir le crâne
tridimensionnel d'une humanité, dont
Cicéron disait: "Il est inné et comme
gravé dans l'esprit de tous qu'il existe
du divin" (De natura deorum,
1, 16,43), ce que les chrétiens
christianisent en général et sans
seulement y penser - ils écrivent: "Tout
le monde apporte en naissant, comme
gravé dans son cœur la croyance en
Dieu". (Copie de Charles Pascal, en
1884, de la traduction d'esprit
luthérien de Meissner en 1878).
2 - Les " homines
simplices et religiosi" (Tite-Live )
D'Homère à
Constantin, les plus grands esprits ont
tremblé devant les dieux de l'Olympe de
leur temps. Mais puisque depuis deux
millénaires, il est prouvé que ces
Célestes-là n'ont jamais existé ailleurs
que dans l'imagination religieuse du
genre humain de l' époque, comment se
fait-il que , dans le même temps,
personne ne paraisse ahuri par le
prodige le plus inouï qui se puisse
imaginer : trois successeurs de Zeus
auraient effectivement fait débarquer
leurs théologies confuses, inachevées et
contradictoires sur notre astéroïde.
C'est dire qu'il est non moins puéril de
plaider pour l'existence ou
l'inexistence des Célestes dans l'espace
et le temps que de démontrer l'identité,
aux yeux des états civils concernés, de
don Quichotte en Estrémadure ou d'Hamlet
au Danemark.
En
vérité, le croyant et l'incroyant de
l'endroit mettent en scène leurs doigts
pointés en direction de la lune. Mais
cet astre nous enseigne l'évidence que
tout animal aux yeux subitement
dessillés se montrera tellement
épouvanté de se trouver privé
d'interlocuteurs dans le cosmos qu'il
s'en donnera nécessairement de sa
fabrication. Il faudra donc recourir à
une anthropologie analytique et étayée
par une psychanalyse politique des
cosmologies mythiques pour nous éclairer
sur la psychobiologie qui sous-tend une
peur cérébrale spécifique, celle qui
sécrète des documents neuronaux
extraordinaires - on les appelle des
confessions de foi - dont Tite-Live,
puis Jules César écrivaient déjà que le
sacré appartient en propre aux "homines
simplices et religiosi" (aux hommes
simples et religieux).
3 - Une
anthropologie quadriplégique
Mais si les relations imaginaires par
nature et par définition que nos
spécimens d'un grand génie eux-mêmes ont
entretenues de bonne foi et les yeux
fermés avec les idoles campées sur leur
territoire, c'est que notre politique
est la clé des conversations que notre
espèce s'empresse d'entretenir avec des
cieux divers. Les Anciens croyaient
apaiser la colère de leurs Célestes ou
conquérir leurs faveurs appuyées; et
pour y parvenir, ils leur offraient des
sacrifices aléatoires ou censés se
trouver payés de retour. On se risquait
également à décréter des actions de
grâce ou des supplications qu'on
supposait efficaces. Au quotidien, on
leur immolait tantôt du gros et tantôt
du petit bétail. Dans les marchés
urgents et conclus en catastrophe, on
leur offrait des congénères hors de prix
et dont l'égorgement vous ruinait pour
longtemps.
Certes, les Anciens croyaient disposer
d'un grand avantage sur les tueurs qui
leur ont succédé et qui offrent
désormais à leur Dieu de bonté le
cadavre d'un fils du ciel enfanté par un
prodige et torturé à mort: leurs
appareils à enregistrer le coût exact de
leurs tributs et de leurs prébendes les
renseignaient jour et nuit et quasiment
heure par heure, disaient-ils, des
dispositions d'esprit de leurs idoles à
l'égard de leurs affaires. Les poulets
qui refusaient tout net de picorer leur
grain ou qui traînaient la patte à
sortir de leur cage leur apportaient
sans cesse des nouvelles fraîches de
leur surveillants aux aguets dans les
nues et les informaient infailliblement
tantôt de la nécessité d'engager
précipitamment des négociations serrées
avec leur Olympe, tantôt de la
possibilité de différer quelque peu
leurs tractations les plus dispendieuses
avec leurs autels.
4 - Dieu dans
l'arène
Rien de tel avec le Dieu ambigu et
perplexe que les chrétiens se sont donné
et dont la politique des immolations
plonge ses fidèles dans un embarras sans
remède. Quel casse-tête que de servir un
Céleste qui remet son propre fils entre
vos mains et qui vous demande de le tuer
sur vos offertoires afin, dit-il, de se
rembourser à grands frais et à son
propre détriment d'une créance d'un
montant démesuré - celle que sa créature
a contractée dans une affaire de pomme
et de serpent! Aussi les théologiens
chrétiens se déchirent-ils à belles
dents et depuis deux millénaires sur une
aporie qui les laisse cois: les uns
soutiennent mordicus que non seulement
il leur faut acquitter, au prix d'un
meurtre abominable et sans cesse à
recommencer sur leurs propitiatoires, la
dette sanglante contractée par leurs
ancêtres - et ils en apportent la preuve
la plus irréfutable à leurs yeux,
puisque l'offensé céleste exige
fermement de sa victime qu'elle se donne
à immoler de sa propre volonté et dans
un esprit d'obéissance résignée, afin de
sauver tout le genre humain à un prix,
après tout, raisonnable. Les autres
calculateurs du coût de ce nouveau
bétail du sacrifice prétendent, au
contraire, que leur divinité a horreur
du sang que ses adorateurs font couler
depuis des millénaires sur ses autels et
qu'elle tient une mise à mort perpétrée
jour après jour pour un assassinat pur
et simple.
Voici donc une idole qui lève le pouce
d'une main et abaisse l'autre vers la
terre; ce faisant, sa gauche et sa
droite commencent de nous en dire long
sur l'arène cachée de la politique du
monde. Car du moins les poulets évoqués
plus haut laissaient-ils nos cervelles
plus tranquilles: nous marchandions
ferme et nos Célestes, mais nos
gladiateurs savaient à quoi s'en tenir -
et maintenant, on nous trompe sur les
règles mêmes des jeux du ciel avec le
sable de nos vies. Que faire d'un
sacrifice que la divinité honnit et
réclame d'un même élan, que faire d'une
idole qui se précipite elle-même dans un
chaos théologique sans exemple? Si les
premiers théoriciens de notre dette ne
savaient comment glorifier la bonté
infinie d'un créateur décidément rapace,
avare et implacable, les seconds ne
savaient comment fonder l'autorité
politique d'un souverain privé de
châtiments atroces, mais indispensables.
Aussi, nous voilons-nous la face sur la
nécessité de fonder nos cités de
sauvages sur la livraison continue des
coupables au geôlier souterrain que nous
chargeons de prendre la relève de notre
système pénitentiaire dans l'éternité.
On voit que seule
une anthropologie critique se mettra en
mesure de nous livrer des radiographies
politiques pertinentes de nos idoles et
que nos théologies particulière
demeureront des documents simiohumains
indéchiffrables aussi longtemps que
cette discipline ne nous aura pas
enseigné à scanner les cosmologies
fantastiques que sécrètent nos cerveaux.
C'est redire également que si, au cours
du XXe siècle, l'anthropologie
scientifique et la politologie mondiale
avaient été fécondées par le coup
d'éclat encore parcimonieux, mais
néanmoins inaugural de la République de
1905 et si une psychanalyse politique
post-freudienne de l'histoire s'était
engouffrée dans la brèche audacieusement
ouverte par la témérité, si mesurée
qu'elle fût demeurée, du législateur
laïc de l'époque, le XXIe siècle n'en
serait pas venu à un grippage planétaire
de la méthode historique et de la
logique interne de Clio. Mais alors, la
Grèce contemporaine ne présenterait pas
une tragique illustration des démissions
du "Connais-toi" en ce début d'un IIIe
millénaire qui met un bandeau sur les
yeux de l'humanité.
5 - La
localisation de Dieu
Qui est Dieu? Ne
croyez pas un instant que ce héros de sa
propre ubiquité cosmique se laissera
aisément déloger de l'esprit des peuples
et des nations d'aujourd'hui sous
prétexte qu'il se trouve plus vaporisé
que le Zeus des Grecs, ne croyez pas un
instant qu'il aura suffi de décorporer
quelque peu ses droits d'intervention
dans le train-train des Etats pour qu'un
acteur tenu en laisse et freiné dans ses
coups de main cesse de se ramifier dans
les âmes et les têtes. Au contraire,
l'affaiblissement de sa musculature le
conduira à se glisser sous des formes
seulement mieux déguisées qu'autrefois
dans le droit public et privé des
nations apparemment laïcisées.
Bien
plus: celles-ci ne reconnaîtront pas
tout de suite les métamorphoses souvent
discrètes et subtiles de ses traits et
de sa démarche. Puisque les mythes
sacrés expriment la psychobiologie d'une
espèce terrorisée par le néant, puisque
son évolution cérébrale l'a contrainte à
se pencher sur le silence et le vide de
l'immensité, puisque sa béance la menace
de perdre l'équilibre à chaque pas, les
fuyards de la nuit entreront d'autant
plus soudainement en conversation avec
des personnages conceptualisés et
émaciés dont les saintes écritures
s'appelleront Le livre de la Liberté,
Le testament de la Démocratie, Le traité
de la Justice, La bible de la nation,
tous acteurs du langage qu'il faudra
rendre plus scripturaires qu'une
divinité épuisée par sa dissolution dans
l'éternité. Pis encore: le chaos
cérébral auquel les nations modernes se
trouveront livrées par le flottement
mental de leurs Olympes fâcheusement
désossés ne cessera de s'étendre.
6 - Les
géographes de Dieu
Exemple : il y a seulement quatre
siècles les Iles britanniques ont décidé
de faire asseoir le roi d'Angleterre sur
le trône d'un ciel plus protecteur du
pays que le précédent. Comment se
fait-il qu'un territoire autrefois
délocalisé par une révélation
universelle et garantie par une
théologie réputée transcendantale aux
nations adopte en moins de temps qu'il
n'en faut pour le dire et sans embarras
cérébraux apparents ni troubles
psychiques d'aucune sorte une mythologie
sanctifiée par des géomètres? Comment se
fait-il qu'une théocratie magnifiée par
des lopins et élevée au rang de couveuse
artificiellement branchée sur la foudre
de Jupiter se peuple soudainement de
topographes de leur ciel, comment se
fait-il qu'une royauté cautionnée par un
créateur ratatiné s'assoie soudainement
sur le trône d'une cosmologie rabougrie,
comment se fait-il qu'au XVIe siècle,
Elisabeth 1ère ait pu promulguer en
toute souveraineté des dogmes étriqués
et mieux adaptés à la mentalité
insulaire de la Grande-Bretagne?
Une spéléologie abyssale de l'esprit de
discipline passive et d'obéissance
infantile dont témoignent les neurones
d' un peuple de navigateurs et de rois
des mers nous rappellerait qu'elle est
multimillénaire, l'alliance des
religions avec des dieux chargés de
faire donner de la voix à telle ou telle
superficie du globe terrestre. Mais,
parallèlement, la classe dirigeante
anglo-saxonne accorde une place immense
à la psychophysiologie des empires, donc
à la politique et à l'histoire des
Romains: du temps de sa grandeur, la
couronne d'Angleterre se préoccupait
aussi peu du contenu doctrinal et
catéchétique de la religion de l'Inde ou
de la Chine que le Sénat des Quirites de
la théologie des pâturages gaulois,
parthes ou hébreux.
7 - La Grèce et
ses dieux
Rien de
tout cela n'est comparable au drame que
vit la Grèce mi laïque et mi religieuse
d'aujourd'hui; car les croyances
vivantes de cette nation reposent sur la
mémoire des relations ataviques que le
sacré hellénique entretient avec une
terre bénie par l'alliance des dieux
avec les héros d'une épopée littéraire.
La Grèce rivalise avec le peuple de la
Bible au chapitre de l'universalité
d'une écriture véhiculée par les poètes
de son ciel. Aussi la classe sacerdotale
grecque s'est-elle enracinée dans une
légende de la politique et de l'épopée
confondues et devenues planétaires. De
même que le clergé latin est demeuré
l'héritier des augures et des auspices
peu bavards des Romains, le prêtre grec
d'aujourd'hui peut bien servir un dieu
d'origine hébraïque, le génie de
l'Attique l'a mis à l'écoute et à
l'école des négociateurs littéraires de
leur ascension intérieure dont Platon a
dressé le portrait dans Euthyphron.
Certes,
le christianisme a accordé une royauté
mondiale et volubile à un clergé
innombrable, certes, cette religion a
longtemps fait de son clergé multiplié
la classe la plus écoutée, donc la plus
puissante de la population, certes, le
culte de la Croix a élevé les légions de
ses serviteurs au statut de coadjuteurs
du roi de l'univers. Mais la théologie
des phalanges du ciel qui régit le
christianisme des Athéniens s'inscrit
dans la postérité de la co-gouvernance
du cosmos mise en place par les
descendants spirituels de Platon et
notamment par la théodicée des disciples
de Plotin. Alors que le christianisme
romain colloque résolument le pater
familias des origines au cœur de son
mythe de la rédemption et en fait le fer
de lance de ses légions de théologiens
du salut, la foi orthodoxe substitue au
créateur biblique une alliance de sa
sotériologie avec le génie dionysiaque
de la poésie orphique: l'Eglise grecque
accueille la descente parmi les Achéens
des voix d'un ciel oraculaire avec
l'enthousiasme des initiés de l'Iliade.
L'intelligence religieuse est un don
d'Apollon, une voyance des devins, une
introduction au génie homérique des
Célestes. Quant à sa coadjutrice, la
poésie, elle se veut une purificatrice
mallarméenne. La parole inspirée des
chrétiens devant Troie est chargée
d'élever la langue grecque à une
Pentecôte permanente et la musique des
voix d'en haut innerve continûment les
troupes à l'assaut d'une cité de Priam
hissée dans le ciel.
8 - Les sciences
humaines à l'école de leur platitude
Ce type
de Jérusalem céleste rend les régiments
du clergé grec jaloux de leur élection
par un Zeus converti à l'épopée
homérique et grand lecteur de la bible
de toutes les littératures -
l'Odyssée. Le clergé romain,
lui, s'est juridifié et domestiqué à
l'école des législateurs taciturnes de
l'empire. Respectueux des hiérarchies
sociales, donc d'une autorité publique
rigoureusement légalisée par un ciel
laconique, il s'est donné un monde
césarien et bien ordonné pour fondement.
En revanche,
soumettre à l'impôt et au service
militaire les légions de porte-voix du
dieu trans-jurisprudentiel de l'Hellade,
asservir au fisc les garants assermentés
de leur propre sainteté, quel viol de la
transcendance olympienne de la classe
sacerdotale et quelle profanation
grammairienne des âmes inspirées!
Puisque, depuis 1905, toute
spectrographie du cerveau simiohumain et
des origines de cette espèce dans la
zoologie se trouve paralysée par des
sciences simiohumaines devenues
craintives et compénétrées sans
seulement s'en douter des présupposés
d'une orthodoxie scientifique, la
politologie contemporaine ignore
pourquoi le cerveau grec se révèle
ingouvernable ; et même si une Europe
ignorante de l'enracinement du sacré de
notre espèce dans ses origines
zoologiques découvrait avec un grand
retard les causes du désarmement
cérébral des descendants actuels de
Galilée, l'intelligentsia du Vieux Monde
n'en acquerrait pas pour autant une
connaissance critique de l'autre
indocilité qui inspire la raison
ascensionnelle de la Grèce, celle qui
s'inscrit dans la postérité prométhéenne
de Voltaire, de Renan, de Darwin ou de
Freud.
9 - L'esprit
ecclésial
Certes,
à l'heure où, de gré ou de force - et
par la porte de la banqueroute - la
Grèce sortira de la zone monétaire
européenne, nos grands intendants se
vanteront de la perspicacité de leur
diagnostic d'illustres financiers. Mais
ensuite, il faudra bien se décider à
quitter les guichets des banques et à
lire les pages des mémoires d'un certain
Talleyrand dans lesquelles l'illustre
boiteux, un instant déguisé en sans
culotte aux côtés du Tiers Etat, raconte
son combat d'ecclésiastique chevronné
pour soumettre le clergé français au
joug de l'impôt. "Peu de jours après
l'ouverture des états généraux, je me
trouvais avec les principaux membres du
clergé à une conférence tenue à
Versailles chez M. le cardinal de la
Rochefoucauld ; M. Dulau, archevêque
d'Arles, y proposa sérieusement de
profiter d'une occasion aussi
favorable, ce sont ses expressions,
pour faire payer par la nation les
dettes du clergé. […] On chargea M.
l'archevêque d'Arles, dans les lumières
de qui on avait confiance, de choisir le
moment le plus opportun pour la faire
adopter par les états généraux." (Mémoires
du prince de Talleyrand
1754-1791, t.I, éd. Philippe de
Maubuisson, pp. 31-32)
C'est
que l'esprit ecclésial est partout le
même: "Quand l'intérêt pécuniaire du
clergé était attaqué, la défense était
générale. " (p. 24) "Les biens donnés à
l'Eglise sont consacrés à Dieu. Cette
consécration leur donne une disposition
particulière dont les ministres de la
religion sont les seuls dispensateurs,
les seuls économes: l'immunité des biens
de l'Eglise fait partie du droit public
français." (p. 25)
Près de deux siècles
après 1789, l'Eglise orthodoxe grecque
demeure propriétaire du territoire
national pour un tiers de sa superficie.
Comme en 1775, le ciel a mis les biens
de la foi à l'abri de la rapacité des
microbes de l'Etat.
10 - Une
théologie de la Liberté est un carré
rond
Comment mettre le rachitisme des
méthodes actuelles d'analyse de nos
sciences humaines en mesure d'expliquer
l'impossibilité psychobiologique de
s'attaquer à l'embonpoint d'une croyance
sacrée ? Pour comprendre les raisons
pour lesquelles les révolutions
égalitaristes, donc sataniques du XIXe
et du XXe siècle n'ont pas converti
l'obésité ecclésiale de la Grèce à une
ascèse monacale, il faudra nous résoudre
à scanner le renoncement de l'Europe
scientifique d'aujourd'hui à féconder
l'héritage moderne des philosophes
iconoclastes du XVIIIe siècle - car ce
sera bel et bien cette paralysie de la
recherche anthropologique tout au long
des XIXe et XXe siècles qui aura mis un
terme à la progression de la
civilisation de la pensée critique et de
la connaissance rationnelle de
l'histoire. Résignons-nous donc à nous
demander pourquoi l'espèce humaine a
cessé dans le monde entier d'approfondir
la discipline la plus dangereuse de
toutes, celle d'un "Connais-toi" dont
l'avenir sera désormais post-darwinien
et post-freudien.
Il a été démontré
plus haut que les théologies
monothéistes sont des témoins
existentiels des secrets les plus cachés
de la politique. Vous ne pouvez demander
de témoigner d'une discipline rigoureuse
et d'un esprit civique exemplaire à un
peuple grec que vous aurez trompeusement
proclamé souverain, puisque, dans le
même temps, le vrai souverain sera celui
devant lequel un clergé de
plénipotentiaires du créateur de
l'univers se prosterne tous les jours,
vous ne pouvez fonder une République sur
le patriotisme de tous les citoyens et,
dans le même temps, demander à la
population de s'agenouiller aux pieds
d'une caste nobiliaire du cosmos dont
les privilèges, les apanages et les
prérogatives d'aristocrates du ciel
écartent d'une pichenette et tournent en
ridicule la prétention de la plèbe de
s'élever au rang de maîtresse de son
destin.
Aussi n'y a-t-il jamais eu de démocratie
grecque que de façade. Deux pastorats de
grands bourgeois, celui des Papandreou
et celui des Caramanlis, tiennent à tour
de rôle le sceptre d'un Etat
ecclésialisé de la tête aux pieds par
cette paire de riches familles. Mais
toute vraie démocratie repose sur une
aristocratie native de la fierté
nationale; et cette hauteur citoyenne
s'éteint peu à peu sous les yeux d'une
armée de grands bénisseurs. Où est passé
l'orgueil national des Hellènes qu'on a
vu livrer pieds et poings liés à Israël
les passagers de la deuxième flottille
de la Liberté ? La République française,
elle, a compris, avec deux siècles
d'avance les fondements cérébraux et
anthropologiques de la démocratie
mondiale : la confiscation des biens du
clergé signifiait à ses yeux la remise
de la couronne des rois et de leurs
dieux aux descendants de la Grèce de
Thémistocle.
11 - Une histoire
de la laïcité
C'est dire que si les méthodes d'analyse
demeurées idéologiques dont dispose la
science historique mondiale
d'aujourd'hui devaient se révéler
impuissantes à conquérir une
intelligibilité anthropologique du
destin de la raison sur notre astéroïde
et à en situer les péripéties dans un
récit en mesure d'éclairer la
signification psychobiologique de
l'échec des pédagogues de la laïcité au
cours des deux derniers siècles, nous ne
disposerions pas d'une compréhension
clinique des paramètres post-zoologiques
du drame que vit la Grèce de feu les
inventeurs de la philosophie
occidentale.
Rien ne le démontre
mieux que les apories dans lesquelles la
raison politique française s'est
embourbée depuis 1789. Car la
psychogénétique vous enseigne que tout
despote veille à s'assurer de la
maîtrise des deux mythologies
salvatrices actuellement en service,
celle de l' alliance d'une mystique de
la liberté avec les échafauds de la
Terreur et celle d'une grâce séraphique
dûment glorifiée par le clouage d'un
homme sur une potence rédemptrice. Le
premier cocher qui se soit essayé à
tenir les rênes du double attelage des
eschatologies meurtrières n'est autre
que le vainqueur d'Austerlitz, qui a
remis le culte d'une crucifixion
sacralisée et d'une torture payante au
timon des affaires de la France. Mais la
monarchie absolue ayant échoué à confier
les brides du temporel, d'un côté et
celles des expiations éternelles de
l'autre entre les seules mains de la
théocratie pénitentielle de Charles X,
le peuple de 1789 s'est réveillé - mais
il a échoué à désembourber le char de
l'histoire universelle et à replacer la
raison politique sur les chemins de la
République de 1793.
Pourquoi
a-t-il suffi de quatre ans d'attente
pour que la Révolution de 1848 tombât
entre les mains de Napoléon III, qui
s'attacha derechef à réconcilier les
bûchers de la repentance avec les
couperets de la Liberté? La classe
bourgeoise de l'époque s'est alors
imaginé que seule l'ignorance du peuple
français lui avait fait porter un second
Bonaparte au pouvoir. Elle avait lu les
philosophes du XVIIIe siècle, puis Renan
et Anatole France; et elle s'était
convaincue de ce qu'une instruction
publique obligatoire et d'esprit
rationnel interdirait à l'avenir la
chute d'un peuple instruit dans un
plébiscite bon pour des ignorants des
arcanes théopolitiques de l'Histoire.
Mais comment se fait-il qu'une nation de
citoyens sachant lire et écrire ait
ensuite permis à une démocratie
qualifiée de chrétienne de prendre les
commandes d'une IVe République née des
seuls patriotes de la résistance à
l'envahisseur, non de l'Eglise des pieux
poilus de Verdun, qui avaient commencé
dans les tranchées de leur immolation à
sanctifier leur sacrifice à la patrie
avec des images de la future Thérèse de
Lisieux? Comment se fait-il qu'en 1958,
un Général de Gaulle revenu aux
commandes en réconciliateur de la foi
avec le patriotisme laïc ait cru
résoudre la question du statut politique
de la raison française au prix de
l'assujettissement des écoles
confessionnelles à l'enseignement fondé
sur la séparation de l'Eglise et de
l'Etat et à se servir de manuels
scolaires rédigés par des esprits fermes
et résolus, comment se fait-il que ces
dispositions radicales n'aient en rien
empêché un gaulliste, Jacques Chirac, de
tenter de remettre une fois encore la
France des philosophes dans le giron des
pénitences ecclésiales et un M. Nicolas
Sarkozy le démagogue de glorifier
l'enseignement du prêtre au détriment de
celui des défenseurs de la République?
Suite la semaine prochaine
Le 10 juin 2012
Reçu de l'auteur
pour publication
Les textes de Manuel de Diéguez
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