Deux évènements hautement significatifs sont passés relativement
inaperçus pour avoir été jugés mineurs par la presse.
Premièrement, la cour européenne de justice a rejeté la
supplique de l'association des laïcs italiens que les crucifix
fussent retirés des écoles de la péninsule - ils le sont de
l'enseignement républicain français depuis 1882 - au motif que
ce vieux symbole religieux n'exercerait plus aucune influence
sur le psychisme et le cerveau des nouvelles générations.
Secondement, la Hongrie a adopté une nouvelle Constitution qui
stipule que "le christianisme est le ciment de la nation".
Ces deux
évènements illustrent comme à plaisir le drame de l'inculture
religieuse et philosophique, donc de l'inexpérience politique de
la classe dirigeante d'aujourd'hui; car la cour de justice du
Vieux Monde en est venue à ignorer à ce point le contenu
anthropologique et la portée historique du mythe chrétien
qu'elle réduit cette légende sacrée à des rituels et à des
liturgies étrangers à la vie cérébrale et psychique des peuples
et des nations démocratiques. Quant à l'élite dirigeante de la
Hongrie, elle qualifie de " ciment de la nation " un mélange
confus du patriotisme de la droite traditionnelle du pays avec
la cosmologie vétéro-testamentaire dont le rêve
politico-religieux du peuple élu s'était armé et qui alimente
encore de nos jours les multiples rameaux de deux millénaires de
la religion de la croix: on sait que le tronc de la foi des
Hébreux a reçu progressivement la greffe d'un corps humain dont
le créateur primitif du cosmos se trouverait doté, tandis que la
foi de l' islam désubstantifie définitivement le dernier
Jupiter. Une civilisation qui ne connaîtrait ni l'âme, ni le
cerveau d'une espèce dotée de telles efflorescences mentales
serait-elle encore qualifiable de pensante ou faudrait-il
l'accuser de démontrer son origine simienne aux anthropologues
de demain? Car la raison politique des chimpanzés ne se pose pas
la question du vrai et du faux. Quand une dispute s'élève entre
deux membres de la horde, le mâle dominant s'approche des
disputeurs et sa carrure suffit à les dissuader de s'expliquer
davantage. Si le genre humain était logé à la même enseigne, sa
politique suivrait, elle aussi, une pratique musclée de
l'étouffement de la vérité.
2 - Un
regard sur le sacré
Umberto Eco écrit que l'Italie se trouve encore placée, et pour
longtemps sous la tutelle de l'Eglise romaine. Mais l'Europe n'a
plus de gestionnaires officiels d'une cosmologie dont la
protection était tombée aux mains d'un puissant clergé. Le jeune
Talleyrand écrivait: "La jeunesse est l'époque de la vie où
l'on a le plus de probité. (…) Je ne comprenais pas encore ce
que c'était que de prendre un rôle d'abnégation continuelle pour
suivre plus sûrement une carrière d'ambition, d' aller au
séminaire pour être ministre des finances." Mais si le
décryptage de la boîte osseuse d'Adam n'est plus l'apanage d'une
classe sacerdotale hiérarchisée et habile à faire reluire le
sceptre d'une hiérarchie commandée par le chef d'une doctrine
sacrée, l'Europe peut-elle encore se donner un avenir
intellectuel sans former des phalanges de l'intelligence et sans
confier à des pilotes nouveaux la tâche de sceller un pacte de
la politique des chimpanzés avec l'ameublement religieux de leur
tête?
Car si la connaissance des méninges
oniriques des évadés du règne animal est désormais à la charge
de la société civile, donc des éducateurs nationaux des cerveaux
au sein de l'Europe de la raison, n'est-ce pas une question de
vie et de mort, pour une civilisation, de remplacer une caste de
magiciens et de sorciers des autels par une classe de
philosophes? Puisque la pratique de la politique, donc
l'administration du temps de l'histoire, n'a pas été modifiée
par la découverte de l'héliocentrisme de Copernic ou de
l'évolutionnisme de Darwin, les Etats modernes ne sauraient se
passer de toute connaissance scientifique des systèmes de
navigation mentale à l'usage du chimpanzé actuel; et un
gouvernement ne répond plus aux charges attachées à son office
s'il ignore les divers gouvernails cérébraux que se forge le
singe cosmologisé.
Mais ni la cour
européenne, ni Budapest n'abritent dans leur enceinte une
phalange suffisamment pensante pour observer une espèce
diversement réfléchie dans les miroirs multifaces de ses dieux.
La civilisation mondiale du XXIe siècle demeure aussi dépourvue
d'un regard sur le sacré, donc d'un instrument de décodages des
Olympes que l'empire romain sous Claude, Tibère ou Néron, qui
pesaient les "dieux étrangers" sur la balance de la psychologie
des peuples et qui demeuraient aussi indifférents au contenu
théologique des croyances sacrées des nations que les Italiens
et les Hongrois d'aujourd'hui.
3 -
L'incohérence mentale des modernes
Et pourtant, la situation actuelle est toute
différente de ce qu'elle était demeurée au premier siècle de
notre ère: à l'époque, le pesage des dieux en était aux
balbutiements des Prodicos et des Protagoras, et leur élève
romain le plus illustre, Lucrèce, n'était connu que de quelques
amateurs des hexamètres de ce philosophe.
Certes, Cicéron avait publié un traité "de la nature des
dieux"; mais ce brillant exercice oratoire d'un Romain un
peu hellénisé à l'école de son ami Atticus demeurait un
affichage rhétorique étranger à l'étalage public des convictions
de la piété romaine que réclamait impérieusement la conduite
d'une carrière politique crédible. Le début du IIIe millénaire,
en revanche, illustre la contradiction ridicule de légitimer
ensemble trois monothéismes intensément intellectualisés par
plusieurs siècles de leur théologie respective, et cela aux
côtés d'une foule d'autres religions encore privées de
l'appareil d'une dialectique, alors que, depuis les Grecs,
l'humanité apprend peu à peu à distinguer le réel de
l'imaginaire et l'absurde du rationnel. Comment persévérer à
glorifier des délires en rivalité entre eux si on les connaît
pour tels? Aussi les Anciens se montraient-ils suffisamment
logiciens pour ne pas tomber dans l'incohérence de se persuader
que certains dieux pourraient exister, tandis qu'à leurs côtés
des pelotons de Célestes seulement rêvés piétineraient en vain
aux portes des Olympes réellement habités; et les juifs
eux-mêmes ne réfutaient en rien l'aréopage d'Homère -
simplement, ces dieux-là avaient été réduits à l'impuissance
face à l'omnipotence de Jahvé, de sorte que leur
disqualification dans l'arène de la politique leur faisait
purement et simplement quitter la seule scène qui compte, celle
de l'histoire du peuple élu.
4 - La
hiérarchisation des encéphales
L'enjeu politique du sacré d'autrefois est devenu cérébral de
surcroît, donc central, et cela à l'échelle des cinq continents,
parce que, depuis le trépas officiel du polythéisme, les progrès
de la connaissance rationnelle d'une espèce bizarre se sont
toujours focalisés et quasiment à titre exclusif sur l'examen
d'une croyance tardivement apparue: le cosmos devrait son
existence à un géniteur fabuleux. Aussi, toutes les périodes de
régression cérébrale de l'humanité se sont-elles caractérisées
par un retour aveugle aux croyances invraisemblables et aux
pratiques absurdes des cultes qu'on avait partiellement
délaissés. Mais il a fallu attendre la Renaissance européenne
pour qu'Adam commençât de mettre en doute l'existence de l'idole
universelle qui, depuis la péremption de celles de l'Iliade
et de l' Odyssée, était censée occuper un lieu à
la fois réel, insaisissable et impossible à localiser dans
l'espace.
Au XVIIe siècle,
la question posée par ce personnage fantastique est devenue
existentielle : comment gérer notre solitude dans l'immensité,
comment ne pas attribuer à notre effroi la diversité confondante
des floraisons mentales de ce type sur toute la terre habitée?
Le XVIIIe siècle tout entier n'a été qu'une vulgarisation amusée
du tragique pascalien, accompagnée, il est vrai, de l'irruption
violente, avec Voltaire et Diderot, d'une esquisse de réflexion
politique sur la singularité et la permanence de la religion au
sein d'une monarchie dite de droit divin. Puis la biologie a
pris la relève du doute raisonneur; mais la découverte, jugée
scandaleuse, de l'évolution des espèces et de l'empire immense
de l'inconscient simiohumain dépassait la puissance iconoclaste
du coup de tonnerre de Copernic et de Galilée. Enfin, au début
du XXe siècle, la déflagration de la physique d'Einstein rompait
nos amarres multimillénaires avec les naïvetés cérébrales que
véhiculait la logique euclidienne et la France installait
définitivement à l'écart du sacré la raison seulement politique
et la gestion toute pratique des Etats modernes. Mais à quel
prix une civilisation peut-elle laisser se creuser un fossé
abyssal entre les spécimens pensants, mais fragiles, et les
chefs musclés des coutumes de la horde?
5 - Le
XXIe siècle
On sait que les progrès foudroyants de la
génétique ont permis d'observer au microscope l'ADN des
Marseillais, qui ont conservé quatre pour cent de l'ADN des
Phocéens. Nous savons désormais que les habitants du sud de la
France sont demeurés des frères biologiques des Arabes du temps
des conquêtes guerrières de l'islam en Europe. Du coup, le
blasphème ne se réduit plus à observer les relations que le
climat et la géographie entretiennent avec les religions et que
Montesquieu avait mises en évidence : le sacrilège s'étend
maintenant à la pesée des encéphales sur la balance de la
subtilité ou de la grossièreté des rêves religieux qui les
habitent. Du coup, on découvre que la Réforme avait séparé les
têtes livrées aux habitudes de la magie sacrée à laquelle
l'autel catholique sert de théâtre de celles, plus rationnelles,
des calvinistes, qui ont commencé d'observer les cultes et leurs
augures comme des montages de magiciens.
Pour la première fois dans l'histoire de
l'humanité, la distance devenait immense entre les cervelles qui
croient dur comme fer à la métamorphose effective en chair et en
sang physiques du pain et du vin de l'offrande des catholiques
sur leurs autels et les masses encéphaliques moins crédules,
mais perméables à d'autres prodiges, et notamment à la
résurrection d'un homme assassiné à titre provisoire et pour la
bonne cause. L'homme occidental allait-il percer les secrets
cérébraux et psychiques des sorciers chrétiens, d'un côté, et de
l'autre, découvrir les arcanes des boîtes osseuses ouvertes au
langage des symboles? La Réforme a fait débarquer, avec cinq
siècles d'avance, l'étude des rouages et des ressorts
inconscients des miracles - donc la spectrographie de
l'encéphale simiohumain - dans la pesée anthropologique et
critique des monothéismes.
C'est dire également qu'une laïcité qui
renonce aux combats de la raison et de la lucidité
philosophiques inaugurée sous Périclès s'expose à un retour
torrentiel du sacré superficiellement refoulé, de sorte que la
suspension des hostilités entre les diverses divinités qui se
partagent l'encéphale ensorcelé du genre humain n'est jamais que
passagère: ou bien l'Europe redevient le phare de la science
mondiale du "Connais-toi" et elle rend à nouveau résolument
pensante, donc profanatrice, une laïcité qu'elle a laissé se
décérébrer, ou bien notre civilisation abandonne la guerre de
l'intelligence et tombe pour longtemps dans la confusion mentale
des siècles prosternés devant leurs idoles.
6 - Les
mentalités projectives
Dans ces
conditions est-il possible de formuler clairement la généalogie
et le devenir de la connaissance anthropologique du
christianisme, puis de préciser les divers modèles de
construction théologique et d'usage politique entre lesquels ce
type de croyants se partage encore de nos jours? Pour tenter de
l'apprendre, revenons un instant à l'examen des origines de la
collocation de personnages et d'acteurs imaginaires dans le
cosmos.
Le singe dichotomisé se trouve partagé de
naissance entre deux habitacles, celui que ses cinq sens lui
assignent et celui que ses rêves logent dans le vide qui
l'entoure et le surplombe. C'est en vertu de cette scission que
les premiers habitants du cosmos ont personnifié des activités
collectives qu'on n'imaginait pas dépourvues de représentants
corporels. Aussi la guerre était-elle habillée par Mars, l'amour
incarné par Aphrodite, la mer théâtralisée par Poséidon.
On aurait tort de ne pas suivre à la trace de son langage la
généalogie du religieux en général et du christianisme en
particulier, tellement la piste du vocabulaire est parlante. "Cette
terre nous a humiliés", disait une indigène de l'île de
Clipperton. "Excusez-le", me disait un Haïtien de son
chien qui aboyait contre moi quand je passais devant sa niche.
L'homme rend humain tout ce qui l'entoure; et les mots eux-mêmes
empruntent la tenue de personnages vivants et agissants. "La
justice est en marche", disaient les Dreyfusards - Anatole
France avait tort de leur rappeler qu'on ne voit jamais que des
hommes en marche et que "la justice" n'a ni bras ni jambes à
montrer dans les rues. La France d'aujourd'hui est bel et bien
courroucée, la République est effectivement abaissée, la
Démocratie est bafouée sous nos yeux; et je vous défie de
préciser la corporéité spécifique qui fait, de ces mots, des
acteurs en chair et en os, si je puis dire, de l'histoire de la
nation. Les dieux des Grecs, eux aussi, passaient par les
poumons de leurs adorateurs. Depuis que des abstractions
éloquentes se sont mises de la partie, au point que notre larynx
a pris la relève de l'Olympe, nous vivons environnés de vocables
jaillis de nos gosiers; et nos voix ne cessent de nous
apostropher. Qu'en est-il du culte tout vocal que nous rendons
désormais sur nos autels à la déesse suprême qui trône dans
notre gorge - la Liberté? "Les mots de République, de
Liberté, d'Egalité, de Fraternité, étaient inscrits sur toutes
les murailles, mais les choses que ces mots expriment n'étaient
nulle part." (Talleyrand, Mémoires,
tome II, p.9)
On voit que le
fondement universel de la foi est toujours l'enfantement
spontané de personnages proprement mentaux et que nous greffons
sur notre langage. Aussi la diversité de la complexion cérébrale
de nos idoles ne doit-elle pas égarer notre jugement sur leur
origine et leur complexion: ce n'est pas pour le motif que les
pourtours de nos concepts sont plus flous que ceux des
statuettes de Jupiter, de Héra, de Poséidon ou de la vierge de
Paphos des chrétiens qu'il ne s'agirait plus de "dieux" :
l'essentiel est qu'ils soient bel et bien tenus pour des acteurs
oraculaires du monde, l'essentiel est dans les prières qu'on
leur adresse, l'essentiel est dans la vertu censée agissante des
attributs qui leur sont conférés, l'essentiel est dans le culte
intérieur qu'on leur rend et qui s'adresse désormais
exclusivement aux valeurs qu'ils sonorisent, l'essentiel est
qu'ils soient réputés véhiculer une éthique et un savoir. La
distinction entre les symboles et leur support physique est
toujours demeurée vaporeuse : la charpente corporelle d'Athéna
se voulait consubstantielle aux vocables qu'elle sacralisait et
vice versa - mais Diogène fait corps avec son tonneau ou sa
lanterne, don Quichotte avec sa Rossinante, Ulysse avec son
Cyclope, Hercule avec ses travaux, Gulliver avec ses voyages,
Pantagruel avec sa navigation homérique d'île en île, Hamlet
avec sa terrasse d'Elseneur, Tristan avec Iseult, Ali Baba avec
sa caverne, Harpagon avec sa cassette, Jésus avec son Golgotha,
tellement les dieux et les hommes échangent leur symboles, leurs
défroques et leurs harnais.
Encore une fois
l'âme religieuse est génitrice de Célestes visibles, mais
confondus à leurs auréoles verbales. On désigne les Immortels
par leur charge éthique, cérébrale et figurée, parce que leur
image visible n'est jamais que le support de leur divinité.
7 - Le
Jupiter sauveur
Pourquoi cette digression? Parce qu'il s'agit maintenant
d'observer comment le christianisme se définit et se présente à
son tour sous les traits d'un personnage porteur des emblèmes et
des symboles qui le rendent visible et comment les effigies de
cette religion entendent nous enseigner les secrets de notre âme
et ceux de l'histoire du monde. Pour éclairer ce point, ce sera
la politique et la signalétique qui la manifeste qu'il s'agira
en tout premier lieu d'observer à la fois en tant que
personnage de théâtre et en tant qu'actrice réelle du monde,
afin de découvrir ensuite comment le dieu physique et le dieu
blasonné qu'on appelle le christianisme ont greffé de siècle en
siècle leurs pavois et leur armure sur le temps des peuples et
des nations. Dieu s'habille en guerrier, en magistrat, en
législateur, en savant, en vainqueur du silence et de la nuit,
en créateur de la terre et des étoiles. Voilà un personnage plus
harassant à mettre au monde que Richard et son cœur de lion,
Sisyphe et sa pierre, Orphée et son Eurydice.
Observons
seulement les relations que l'accoucheur mythique du cosmos
entretient avec Clio, sa compagne, qui semble non moins déchirée
à ses côtés que lui-même entre le sacrifice conjoint de leur
charpente et de leur souffle dont tous deux réclament de leurs
serviteurs le tribut d'une part et, d'autre part, la
condamnation indignée dont ils frappent ensemble les tueurs.
Quel
spectacle que celui du partage d'un crime heureux entre Dieu et
sa créature, quelle leçon de politique que ce pardon réciproque
d'un meurtre perpétré en commun! Tous deux avaient besoin de la
même victime à clouer sur une potence de paria, l'un parce qu'il
manquait des fonds nécessaires au paiement de la dette qu'il
avait contractée, l'autre, parce qu'il repartait du bon pied
d'avoir rendu solvable le cadavre provisoire de son débiteur,
l'un d'avoir trouvé un fournisseur du tribut que réclamait le
banquier du ciel, l'autre d'avoir changé son client ruiné en un
dépositaire soumis à payer jusqu'à la fin du monde les intérêts
d'un crédit pourtant censé remboursé. Quel gibet heureux que
celui dont la victime acquitte de siècle en siècle le capital et
les intérêts cumulés. Et
puis, jamais Dieu n'aura à exprimer sa reconnaissance à sa
créature - ce que Talleyrand a compris avant tout le monde quand
il écrit que les dynasties "placent leur origine dans le ciel
parce que la formule 'Par la grâce de Dieu'est un
protocole d'ingratitude qui leur permet d'échapper à la noble
dette de savoir gré à leurs sujets et serviteurs."
C'est pourquoi le
meurtre sauveur dont la créature et son idole se partagent les
dividendes étale au grand jour leur gloire et leurs bons de
caisse quand la patrie se trouve en si grand danger de
déconfiture qu'il leur faut chanter en duo les psaumes du
sacrifice pieux des enfants du ciel.
La nation
est le bras armé et dévot de Clio; et la population tout entière
figure la masse du troupeau à immoler pour le salut du pays. Les
héros que Jupiter et Clio se partagent s'appellent les "morts
au champ d'honneur". Leur drapeau
commun figure leur signe de croix dédoublé et l'emblème en
indivision de leur trucidation. Voyez comme l'offrande des
brebis à égorger sur tout le territoire où elles campent les
rassemble sous le drapeau claquant dans le vent de leur
héroïsme, voyez comme leur suicide réputé librement consenti
sous le signe de ralliement de leur oblation leur rappelle que,
s'ils rechignaient à donner leur vie aussi bien à Clio sur la
terre qu'à son coadjuteur dans le ciel, ils seraient marqués au
front du sceau d'infamie. Car les déserteurs de leur pâturage
porteront les stigmates de leur trahison, et le peloton
d'exécution les attend. Les peuples et leurs dieux ont beau
marcher de conserve et l'épée dans les reins sur tous les
chemins, ils n'en sont pas moins à eux-mêmes les prêtres de leur
propre massacre et les acteurs consentants d'un carnage qui leur
sert à la fois de théâtre glorieux et de corrida.
8 -
Quelques pas dans la psychanalyse politique du christianisme
"Dieu" et Clio serrent le poing sur le fléau
de la balance à peser les chrétiens; et la divinité crucifiée
qui préside à l'épopée de cette religion aux côtés de la muse du
temps des nations répète mot à mot les raisonnements oblatifs
qu'elle met tous les jours dans la bouche des peuples. Les deux
complices d'un Olympe qu'ils se partagent scindent d'un commun
accord leur créature en deux tronçons à la fois joints et
vigoureusement séparés. Voici le plateau du sacrifice. Il y est
ardemment demandé à l'humanité de s'immoler sur l'autel de la
souffrance universelle qu'on appelle l'Histoire. Et voici le
plateau du salut. La plus grande gloire du géniteur de cette
espèce y resplendit. Entre les deux plateaux, un père mythique
ne cesse de se tenir en équilibre. Il sert d'arbitre aux
meurtriers et aux bénéficiaires de l'offrande palpitante dont
son tribunal réclame sans relâche la charpente, le sang et les
entrailles.
Vous pensez bien
que si le christianisme est décidément un offertoire déicide et
s'il châtie pourtant le déicide dont il s'alimente jour après
jour, vous pensez bien , dis-je, que si ce personnage schizoïde
se rend visible sur l'enclume du sacrifice dont il se veut à la
fois le saint demandeur et le saint profiteur, c'est que la
pièce dont "Dieu" se veut le protagoniste et la victime n'est
autre que le double décalque d'une dramaturgie, celle qu'une
humanité dichotomisée d'avance se joue à elle-même sur la scène:
les planches sur lesquelles le "Dieu" bipolaire évolue à l'école
du tragique qui inspire ses propitiatoires ne sont qu'une
doublure éthérée du théâtre dont la créature se veut l'hostie
sur la terre et le plumage dans l'au-delà; et l'alliance de
l'insecte avec l'ange n'est nulle part plus visible que tout au
long du déroulement de la cérémonie centrale dont la liturgie
illustre le scénario. Si le ver de terre se fait chérubin, c'est
que Dieu est le justicier qui a condamné Caïn pour l'assassinat
de son frère et qui demande maintenant à toutes ses créatures de
conquérir sur les champs de bataille la gloire et les lauriers
d'un crime glorifié et proclamé rédempteur. Quel est le trésor
politique qu'une divinité biphasée de ce type s'applique à
engranger, de quel butin le tribut de la créature remplit-il ses
coffres, quand la créance se trouvera-t-elle dûment acquittée?
9 - Un
bijou théologique
Il existe un bijou théologique peu connu des orfèvres du
christianisme, la Disputatiuncule de taedio et pavore
Christi (Petite controverse sur l'écœurement et
l'effroi de Jésus-Christ) d'Erasme de Rotterdam. Ce
joyau anthropologique démontre clairement l'alliance étroite que
le sacrifice de la croix scelle avec le tribut de sang dont un
égorgeur cosmique réclame sans relâche le paiement. Le cœur
battant de la religion chrétienne est la collusion entre le
poignard rédempteur et le poignard de la politique, c'est-à-dire
avec la sueur et les larmes de l'histoire.
Comment se fait-il qu'à l'heure
de se faire assassiner saintement et à bas prix sur un gibet
dégoulinant de sang - et cela pour la plus grande gloire d'un
gentil rédempteur, mais doublé d'un créancier insatiable -
comment se fait-il, se demande le doux Erasme, que la victime
ait tellement rechigné? Pour que le "père" cosmique se présente
à la fois en donateur généreux et en banquier intraitable, il
faut bien que l'humanité soit déclarée débitrice d'une
désobéissance invétérée à l'égard de l'autorité de son géniteur.
Mais comment se fait-il, se répète l'humaniste, qu'une victime
dont on attendait qu'elle se précipitât pieusement sur sa
potence - et avec les "bondissements de joie d'un sainte
André", dit le texte - que la
victime n'ait pas exulté de sauver toute l'espèce pécheresse
d'un seul coup et au prix dérisoire de sa maigre carcasse,
comment se fait-il qu'à l'instant suprême où la pauvre prébende
d'une torture si heureuse paraissait disproportionnée jusqu'à la
caricature en regard de l'abondance de sa contrepartie , comment
se fait-il que le délivreur de l'humanité ait subitement tremblé
de tous ses membres et qu'il ait consacré ses dernières forces à
supplier son crucificateur adoré de renoncer soudainement à un
cadavre hautement payant et préparé depuis longtemps à remplir
cet office?
10 - Le
courage du lion
Au XVIe siècle,
la question du peu d'allégresse de courir au supplice rédempteur
dont la victime sacrée avait témoigné était posée avec une
énergie toute militaire par les théologiens les plus guerriers
du sacrifice. Leur argumentation indignée permet aujourd'hui à
l'anthropologue du singe suicidaire d'observer de près la
construction psychique qui fait, du christianisme, non seulement
un personnage historique habile à rendre éloquent le trafic de
son sang, mais l'acteur central d'une espèce dont l'encéphale
s'est scindé entre l'apologie d'une trucidation récompensée dans
les nues et une condamnation raisonnable de Caïn, qu'il s'agit
de protéger des vengeurs d'Abel.
A l'époque comme de nos jours, il n'était
pas question de radiographier le boucher de lui-même et de son
dieu qu'Adam est demeuré au cœur de son histoire et de sa
politique ambidextre, mais seulement de savoir s'il était
légitime d'accuser la brebis sacrée d'une poltronnerie honteuse
aux yeux des soldats du ciel; et les théologiens actuels de
cette pleutrerie ne s'interrogent encore en rien sur la
signification anthropologique d'une problématique militaire
étroitement calquée, depuis saint Ignace, sur un inconscient de
légionnaires du salut.
Mais de nos jours, c'est le fonctionnement psychobiologique de
l'histoire universelle du sang sacré qu'il s'agit de décrypter;
et c'est sur ce point qu'Erasme répondait au théologien John
Colet, un Anglais de haute taille et dont le tempérament sanguin
illustrait à merveille la carrure guerrière. L'auteur de
L'Eloge de la folie lui met sous le nez le dialogue que
rapporte Platon entre le général Lachès, le baroudeur, et
Nicias, le fin stratège. Le débat de 1499 se plaçait donc, aux
yeux de l'helléniste et correspondant de Budé, sur un terrain "simianthropologique"
avant la lettre, puisqu'il s'agissait de savoir si le courage
d'un homme intelligent et qui connaît fort bien les atrocités
rédemptrices qui l'attendent serait du même acabit que la
"vaillance" d'une brute stupide dont l'Athénien vantait la
férocité à prétendre que, de toute évidence, le lion était l'un
des animaux les plus "courageux"?
Naturellement, le fait que l'intrépidité philosophique de Platon
pose crûment la question de l'intelligence ou de la sottise du
courage militaire en général et de celui des Athéniens en
particulier n'est pas de nature à alerter nos pédagogues de la
raison, et pour cause, puisque la spectrographie intellectuelle
de l'histoire réelle du monde qu'illustre le sacrifice chrétien
est aussi sacrilège aux yeux de la République laïque qu'aux yeux
d'une dogmatique ecclésiale immuable. Mais le Nicias de Platon
et l'Erasme de la Disputatiuncula mènent le combat
socratique. Non, dit Erasme, les bêtes féroces ne sont pas
courageuses, parce que le vrai courage est celui de la raison.
11 -
Avis de tempête
Attention, l'anthropologie critique vogue
depuis longtemps sur une mer agitée, mais elle n'a jamais couru
toutes voiles dehors sur un océan plus démonté que celui-là: car
la cour européenne de justice a benoîtement jugé que l'esprit
des enfants ne courait aucun danger de voir tous les jours de la
semaine un instrument de torture cloué sur les murs des écoles,
puisque, nous dit-elle, tout le monde en a tranquillement oublié
la signification politique et historique; et je doute que la
Hongrie du quotidien soit devenue un foyer vrombissant
d'anthropologues, de politologues et de psychanalystes du sacré
qui feraient, de ce pays, le laboratoire ardent du "Connais-toi"
mondial de demain.
Car si le christianisme hongrois est le
"ciment de la nation" des tortionnaires rassemblés autour de la
récompense suprême d'un cadavre cloué sur une potence bien
rémunérée, il serait heuristique de se demander si cette nation
de sacrificateurs comblés se blottit tout entière contre le
négociateur du marché le plus antique et le plus profitable du
monde, celui que les Etats concluent depuis des millénaires avec
leurs guerriers de bonne odeur à l'extérieur de leurs frontières
et avec leurs tueurs malodorants de l'intérieur. Puisque tous
les théologiens nous montrent un créateur piétinant d'impatience
devant les réticences de son "fils" et indigné de son dégoût
épouvanté de monter sur le gibet de l'Histoire du monde, qu'en
est-il du Caïn payant d'un côté et des Abel aux mains jointes,
de l'autre?
12 - L'Europe de l'avenir de l'intelligence
Pas de doute, le Jésus des chrétiens est un personnage bifide
dont le "père céleste" exige avec insistance que sa progéniture
soit torturée à mort afin que sa créance sur le genre humain lui
soit remboursée. Si l'avenir de l'intelligence européenne était
dans les promesses d'une psychanalyse anthropologique de ce
marché , quelle serait l'assise politique de la connaissance
rationnelle de "Dieu", donc de la pensée critique de demain?
Elle s'inscrirait dans la postérité intellectuelle de saint
Augustin, le seul théologien dont le bon sens, pourtant si
fréquent chez les grands mystiques, soit allé jusqu'à rappeler
l'évidence que pour "créer l'univers", il faut, au préalable,
avoir enfanté l'espace et le temps. Puissent nos théoriciens de
la création du monde en tirer les conséquences qui s'imposent à
la science politique, à savoir que le verbe exister ne saurait
logiquement s'appliquer à un démiurge tombé dans le temps. Mais
comment seulement tenter de trouver un autre verbe aux fins
d'apprendre à écouter un personnage qui, s'il existait,
échapperait nécessairement à l'entendement simiohumain d'hier,
d'aujourd'hui et de demain?
C'est cette exigence de cohérence interne de
la vie mystique que le grand théologien luthérien Karl Barth a
eu le courage de tirer à la fin de sa carrière de la pensée de
saint Augustin - ce qui l'a fait chasser sur l'heure de sa
chaire de Bâle, parce qu'il est bien impossible de jamais former
un clergé crédible de se trouver condamné à un mutisme absolu.
Mais qu'arriverait-il si une Europe résolue à prendre les
risques de la pensée critique de demain et d'assumer, à la suite
des mystiques, le tragique de la condition des fuyards du monde
animal, si une telle Europe, dis-je, demandait aux spécialistes
du ciel des Italiens et des Hongrois d'aujourd'hui de se
consacrer à la contemplation d'une divinité à laquelle il serait
interdit d'arracher un seul mot, puisque tout ce que nous
concevons se trouve nécessairement incarcéré dans le tapage du
temporel? Mais voyez comme la raison scientifique se nourrit,
elle, d'aller les oreilles dressées jusqu'au terme de la logique
qui impose le silence aux mystiques.
Premièrement, la
source vive dont le sacré se féconde et qui n'est autre que le
néant n'en serait nullement tarie, bien au contraire, puisque ce
serait une eau plus pure que boiraient les esprits que nourrit
la nuit du monde. En contrepartie, il deviendrait enfin possible
de placer résolument sous la lentille rieuse de nos microscopes
les contradictions ridicules dont une idole précipitée dans le
temps se trouve nécessairement frappée. Non seulement notre
science historique et notre science politique en seraient
approfondies, mais également nos radiographies du cerveau du
genre simiohumain actuel, parce que les progrès de la
connaissance scientifique de notre espèce ont toujours découlé
d'un regard plus profond que le précédent sur les idoles en tant
que telles.
Car enfin, d'où
les observons-nous? Qu'est-ce qui nous permet de dire: "Voilà
une idole? " Quel télescope nous montre-t-il en tant que "faux
dieu" l'Eole auquel Ménélas a sacrifié Iphigénie, alors que le
Dieu des chrétiens n'en serait pas une, lui qui reçoit le Christ
assassiné sur ses offertoires afin de donner bon vent à une
potence? Décidément, les idoles vous font dresser l'oreille, les
idoles vous ouvrent les yeux comme personne. Si les théologiens
officiels étaient moins idolâtres, ils se demanderaient à quelle
profondeur il faut descendre dans les secrets du singe cognitif
pour cerner la simiennité cérébrale de leur Dieu.
13 -
L'avenir
Au XIXe siècle, c'est la chute dans le néant du Dieu de 1804 -
il avait déposé la couronne de pierreries du premier empire sur
la tête de Napoléon - a donné son élan à un siècle de
l'introspection romantique de l'Europe dont la littérature
mondiale n'est pas près d'épuiser la fécondité. C'est que le
romantisme est greffé sur la mystique. On sait que les moines
contemplatifs dialoguent jour et nuit avec le père spéculaire du
cosmos qui les habite et qu'il en résulte une hypertrophie de
l'encéphale commun aux deux personnages: à force de se faire
face et de se regarder droit dans les yeux, ces acteurs
dédoublés se ressemblent de jour en jour davantage. Mais saint
Augustin est le premier mystique qui ait imaginé de faire
basculer ses entretiens avec son créateur dans la haute
littérature, ce qui nous a valu les Confessions;
et c'est pourquoi, treize siècles plus tard, Rousseau est allé
de nuit déposer les siennes sur l'autel de la cathédrale
Notre-Dame de Paris, tellement le genre confessionnel sert de
théâtre à un confessionnal littéraire dont le ciel recevra la
sainte offrande. Mais notre temps est mieux armé pour
l'introspection abyssale que celui de saint Augustin et de
Rousseau, parce que nos analyses de la subjectivité de "Dieu"
reposent désormais sur une psychanalyse iconoclaste du
tartuffisme politique dont l'inconscient des religions établies
s'alimente.
Les Confessions de saint Augustin et de J.-J.
Rousseau élevaient encore la divinité au rang de magistrat
suprême, donc d'autorité dûment habilitée par son rang à prêter
une oreille favorable ou courroucée au récit des péchés de la
créature, tandis que le face à face prolongé du croyant avec son
ciel dans l'enceinte des monastères court tout droit à la
confession réciproque des dialoguistes. Comment expliquer ce
renversement des rôles, ce partage des péchés entre la divinité
et sa créature, ce dévoilement progressif, tout au long de la
conversation, des ultimes secrets de la politique simiohumaine
dont nos scénaristes du cosmos se révèlent les prisonniers et
les acteurs?
On voit comment l'origine confessionnelle de
la littérature européenne fera progresser la science historique
et la politologie du IIIe millénaire, et cela précisément en
raison de leur inspiration commune dans la haute mystique
chrétienne et musulmane.
14 - Les métabiographes de Dieu
On appelle "métabiographie"
la vie surréelle des grands hommes dans la symbolique dont ils
sont habités. Tout grand poète fait corps avec son verbe, tout
grand compositeur sait que sa musique est son vrai sang et son
vrai corps, tout mystique sait que sa lanterne, c'est lui.
Aussi l'époque approche-t-elle à grands pas où des sciences
humaines plus distanciatrices à l'égard du règne animal que les
nôtres porteront un regard sacrilège sur les ciels du quadrumane
à fourrure que vous savez. Celles-là se demanderont pourquoi
notre espèce s'acharne à se dépeindre sous les traits des dieux
aveugles qui lui collent à la peau et qu'elle projette seulement
en décalque d'elle-même dans les nues. Et pourtant, le "Dieu" du
simianthrope n'est pas masqué par un sou. Voyez comme il est
intéressé à nourrir sa puissance et sa gloire du décervellement
auquel il soumet ses fidèles, voyez comme l'ambition de cette
idole est celle dont Stendhal et Talleyrand disent, chacun à sa
manière, qu'elle cache une "carrière d'ambition"
sous les traits d'une "abnégation
feinte et continuelle".
Si, après trois
siècles de critique de la théologie bruyante et de la cosmologie
assourdissante du christianisme doctrinal , la pensée européenne
n'entrait pas dans la voie d'écouter en silence les confessions
d'un "Dieu" des dogmes - celles d'un personnage bavard et livré
aux apories de la politique du monde - et si nous ne demandions
pas à un démiurge aussi tonitruant de tremper sa plume dans
l'encrier d'un humble pénitent du cosmos, le continent du
mutisme des saints se trouverait englouti, tellement ni la
Russie, ni la Chine, ni l'Inde, ni l'Afrique, ni l'Amérique du
Sud, ni les Etats-Unis, ni le Canada ne verront surgir de terre
des phalanges de Christophe Colomb des blasphèmes de la nuit.
Construisons donc les scanners du futur, afin que l'Occident
verbifique conserve une chance de reprendre un jour en mains le
sceptre des métabiographes de l'esprit. Par bonheur, le Christ
tremblant et terrorisé d'Erasme fait figure d'Iphigénie d'une
espèce haletante et que les crimes sacrés auxquels la longue
histoire de son idole l'a livrée laissent pantelante.
15 - La
métamorphose mondiale du sacrifice
Ne craignons pas
de risquer quelques pas encore sur le chemin de l'observation
d'une espèce négociatrice du prix de ses épouvantes et qui met à
la criée ses déconfitures auprès de quelques êtres imaginaires,
mais hautement représentatifs des embarras sanglants dont
souffre sa politique sous le soleil.
Car le renversement des rôles qui se prépare dans l'ombre est
déjà en route dans la lumière d'une mutation des anciens
sacrifices. Jusqu'à présent, nos crimes mêmes se changeaient en
offrandes; et la mort même payait à la mort le tribut de nos
dévotions. Saint Ambroise dépose le cadavre de son frère Satyrus
sur l'autel de l'Eglise de Milan, dont il était l'évêque, parce
que le malheur lui-même se changeait en pieux butin de l'idole
rédemptrice. Et voici que nos immolations par le feu ne sont
plus des sacrifices à une divinité vorace, mais des exploits
politiques de rebelles et d'insurgés, des gestes de victimes
insoumises, des actes d'accusation pathétiques - le Christ
désemparé et tout pantois d' Erasme cite son Père céleste à
comparaître en accusé de sa créature devant les juges de sa
machinerie d'un salut acheté au prix du sang.
Du temps de saint
Augustin encore, les dépouilles mortelles des insurgés de Milan
s'entassaient sur l'autel, parce qu'à l'heure de l'invasion des
barbares, il y avait une grande pénurie de pitances à présenter
à l'idole des chrétiens. Et maintenant le sacrifice est au banc
des accusés devant le tribunal de l'Histoire.
16 - La
parole est à M. le Procureur
Naturellement, ni Erasme, ni aucun
théologien des siècles suivants n'étaient en mesure de conquérir
un regard sur les métamorphoses du chimpanzé que seule la triple
postérité de Darwin, de Freud et d'un certain pulvérisateur de
l'univers euclidien pouvait enfanter.
Et maintenant, que dit le procureur ? Que, depuis les origines
de son histoire, le singe vocalisé était un cyclope dont son
souverain avait forgé les ressorts et les rouages. Mais le grand
sacrificateur de cette espèce demeurait déchiré entre deux
devoirs politiques inconciliables, celui de se faire payer le
tribut de la mort que l'histoire simiohumaine payait à ses
propres lois et celui d'apparaître sous les traits d'un sauveur
universel de ses brebis.
Si l'Europe des
lucidités de demain, l'Europe des fécondateurs du silence,
l'Europe des confesseurs de l'idole savait que les civilisations
sont des Orphée appelés à arracher à l'Hadès l'Eurydice d'une
plus haute vérité, nous aurons quelque chance que Rome et
Budapest ne replongeront pas Adam dans le sommeil le plus lourd.