L'art de la guerre
Egypte, de
sanglants jeux de pouvoir
Manlio
Dinucci
Mardi 20 août 2013
Pour ne perdre la face de Prix Nobel de
la paix, le président Obama a déploré la
violence contre les civils en Egypte, en
exprimant ses condoléances aux familles
des victimes. Tuées en majorité par les
armes fournies par les USA aux forces
armées égyptiennes. Celles qui ont
soutenu pendant plus de trente ans le
régime de Moubarak, garant des intérêts
des Etats-Unis, et assuré la
« transition pacifique » quand le
dictateur a été renversé par le
soulèvement populaire. Forces entraînées
par le Pentagone, dans la manœuvre
Bright Star 2009, en « opérations
militaires en terrain urbain »,
c’est-à-dire en combats à l’intérieur
d’une grande métropole. Comme
disposition de façade, Obama a supprimé la Bright Star
2013, qui aurait dû se dérouler en
Egypte en septembre avec la
participation de milliers de militaires
des Etats-Unis et d’autres pays (Italie
comprise). Il n’a cependant pas supprimé
le financement d’1,5 milliards de
dollars annuels pour les forces armées
égyptiennes.
L’Egypte est d’importance
stratégique pour les USA. Elle « joue un
rôle clé dans l’exercice d’une influence
stabilisante au Moyen-Orient », en
particulier pour « affronter
l’instabilité croissante à Gaza »,
rappelle le Commandement central
étasunien. Avec cette différence par
rapports à d’autres pays –écrit le
New York Times- que les avions et
les navires de guerre étasuniens peuvent
transiter sans préavis dans l’espace
aérien égyptien et à travers le Canal de
Suez pour mener des «opérations
antiterrorisme » au Moyen-Orient et en
Afrique. Celles-ci ne sont « qu’une
partie des modes par lesquels les
militaires égyptiens assistent les
Etats-Unis dans la poursuite de leurs
intérêts dans la région ». A un certain
moment cependant, en plus des
militaires, « Obama a misé sur Morsi,
leader des Frères Musulmans », en le
jugeant « partenaire utile » en tant que
président. L’utilité des chefs des
Frères Musulmans pour les USA et l’OTAN,
nous est démontrée par Yusif Al Qaradawi,
leur principal « guide spirituel ».
Citoyen qatari d’origine égyptienne, il
présente un programme télévisé très
suivi sur
Al Jazeera. De cette tribune,
pendant l’attaque OTAN contre la Libye en 2011, il incitait à
assassiner Khadafi et à soutenir les
Frères Musulmans qui, aidés par des
forces spéciales qataries, participaient
à l’attaque intérieure. En juin dernier,
dans un rassemblement à Doha, il a
appelé « tout musulman entraîné au
combat à se rendre disponible » pour
participer à la guerre en Syrie. Guerre
importante dans la stratégie USA/OTAN,
dans laquelle le Qatar est très actif,
surtout par la fourniture d’armes aux
« rebelles » à partir de la Turquie. Ce même Qatar a soutenu
Morsi, en lui donnant en une année 8
milliards de dollars, auxquels la Turquie s’était engagée à
en ajouter deux autres. Se sentant très
forts, Morsi et les chefs des Frères
Musulmans se sont cependant un peu trop
élargis, en concentrant le pouvoir dans
leurs propres mains au nom de la
« révolution islamique » et en suscitant
de ce fait une forte opposition
populaire. Washington, prenant appui sur
les forces armées, a essayé d’arriver à
une déposition « indolore » de Morsi.
Mais c’était trop tard. Les sommets
militaires, exploitant aussi les
pressions exercées par Israël et
l’Arabie Saoudite, ont déposé le
président et employé une main de fer
contre les masses mobilisées pour une
épreuve de force par les Frères
Musulmans. Ils l’ont fait avec le
consensus d’une grande partie de la
population ainsi que de la gauche
égyptienne. L’opinion répandue, à
laquelle souscrit l’écrivain de gauche
Alaa Al Aswany (il
manifesto, 15 août), est que la
« révolution a été soutenue par
l’armée ». Celle qui a fait absoudre
Moubarak, et donc elle-même, pour les
crimes commis pendant trente années de
dictature.
Edition de mardi 20 août 2013 de
il manifesto
http://www.ilmanifesto.it/area-abbonati/in-edicola/manip2n1/20130820/manip2pg/14/manip2pz/344694/
Traduit de l’italien par Marie-Ange
Patrizio
Apostille de la traductrice :
Les analyses sur l’intervention actuelle
de l’armée égyptienne divergent, et
cette rubrique ne me semble pas tenir
compte d’éléments essentiels concernant
les opérations de cette armée à côté (ou
aux côtés ?) de l’énorme majorité de la
population égyptienne (même les médias
atlantistes parlent de 80% de la
population) pour destituer le président
(frauduleusement élu) Morsi et le
gouvernement des Frères Musulmans depuis
cette élection.
On trouvera donc ci-dessous plusieurs
autres analyses pour compléter la
rubrique de M. Dinucci.
Celle de l’économiste égyptien
Samir Amin, dans un interview du 5
juillet au journal
L’humanité (confirmé depuis par deux
autres interviews à la presse algérienne
et chinoise).
«
La chute de Morsi doit être considérée
comme une victoire du peuple »
Extraits :
Les États-Unis et l’Europe voudraient
remettre en place Morsi. Pour les
États-Unis, il n’y a pas meilleur
serviteur que les Frères musulmans parce
que c’est un gouvernement totalement
impotent. C’est leur meilleure carte.
C’est la raison pour laquelle, ils
continueront d’évoquer la légitimité
électorale de Morsi. Mais il faut savoir
que les élections qui ont amené Morsi au
pouvoir ont été truquées. La fraude a
été gigantesque au profit des Frères
musulmans. Ils ont distribué aux pauvres
gens qu’ils ont fait venir pour voter
pour eux, des cartons de vivres. Les
Égyptiens n’ont pas pris au sérieux ces
élections. Les juges égyptiens eux-mêmes
se sont retirés des bureaux de vote
parce qu’ils étaient occupés
militairement par les Frères musulmans.
Malheureusement, la Commission des
observateurs internationaux n’a pas vu
cette fraude. Ce régime ne bénéficie
d’aucune légitimité démocratique.
L’armée a proposé à Morsi un compromis
qui consistait en un remaniement
ministériel, soit une sorte de
gouvernement d’union nationale. En
refusant ce compromis, il a invité la
seule puissance armée à le déposer. Je
n’appelle pas cela un coup d’État même
s’il y a eu intervention de la force
armée.
Peut-on faire confiance à l’armée
égyptienne ?
Samir Amin. L’armée n’est plus ce
qu’elle était du temps de Nasser. Trente
ans de corruption systématique pratiquée
par
la CIA
ont créé un corps de dirigeants de
l’armée totalement corrompu, qui fait
partie aujourd’hui des nouvelles classes
riches d’Égypte. Mais je ne crois pas
que, cette fois, l’armée a demandé son
avis aux États-Unis. La preuve, c’est
que les États-Unis ont immédiatement
dénoncé ce qui s’est passé et ont
suspendu leur aide. Je n’exclus pas du
tout qu’une bonne partie des officiers
moyens de l’armée restent malgré tout
des nationalistes, dans le bon sens du
terme, et ne voient pas leur rôle comme
celui d’un instrument de répression des
masses populaires. L’armée a peut-être,
dans ces conditions, choisi une attitude
très sage. Maintenant, on verra la
suite. C’est une victoire mais ce n’est
pas la victoire finale.
http://www.humanite.fr/monde/samir-amin-la-chute-de-morsi-doit-etre-consideree-545404
.
Extrait d’une autre interview de S. Amin
à
Algérie patriotique (extrait
confirmé à ma demande par S. Amin, d’une
interview du 26 juillet récusée pour le
reste par l’auteur à cause de nombreuses
erreurs) :
«Oui, Morsi et les Frères musulmans
allaient céder 40% du Sinaï»
[…]
S. Amin : Oui, cette information est
exacte. Il y avait un
deal entre Morsi, les Américains,
les Israéliens et les acolytes riches
des Frères musulmans de Hamas à Gaza.
Les Etats-Unis ont soutenu Morsi
jusqu’au bout, comme ils ont soutenu
Moubarak. Mais les pouvoirs politiques
aux Etats-Unis sont, comme partout,
réalistes. Quand une carte ne peut plus
être jouée, ils l’abandonnent. Le projet
de Morsi était de vendre 40% du Sinaï à
des prix insignifiants non pas au peuple
de Gaza, mais aux richissimes
Palestiniens de ce territoire, qui
auraient fait venir des travailleurs de
là-bas. C’était un plan israélien pour
faciliter leur tâche d’expulsion des
Palestiniens, en commençant par ceux de
Gaza vers le Sinaï d’Egypte de manière à
pouvoir coloniser davantage et plus
aisément ce qui reste de
la Palestine, encore
arabe de par sa population. Ce projet
israélien a reçu l’approbation des
Etats-Unis et, de ce fait, celle de
Morsi également. Sa mise en œuvre avait
commencé. L’armée est entrée en jeu et a
réagi de manière patriotique, ce qui est
tout à fait à son honneur, et a dit :
«On ne peut pas vendre le Sinaï à
quiconque, fussent-ils des Palestiniens
et faciliter le plan israélien.»
C’est à ce moment-là que l’armée
est rentrée en conflit avec Morsi et les
Américains. […]»
Voir aussi la
déclaration du Parti communiste égyptien,
le 3 août 2013
:
Extrait :
[…]
la géniale campagne Tamarrod a su
mobiliser toutes les contributions au
rejet populaire de la loi des Frères
musulmans à travers une campagne de
signatures de plus de 22 millions de
personnes signataires en moins de deux
mois. Elles ont été recueillies par
toutes les organisations, les classes et
les catégories du peuple égyptien, même
au sein des institutions de l’Etat et
des organismes dans tous les
gouvernorats d’Egypte. Elle a été suivie
par la grande manifestation du peuple
égyptien le 30 Juin, avec plus de 30
millions de citoyens rassemblant dans
tous les gouvernorats d’Egypte. Les
forces armées égyptiennes s’associant à
la volonté du peuple, adoptant les
exigences du peuple et annonçant la
feuille de route pour faire tomber le
régime des Frères et de leurs alliés des
forces de la droite religieuse. Cela a
mis les Etats-Unis et l’Union européenne
dans une véritable crise. C’était la
première fois que les forces armées
égyptiennes agissaient contre la volonté
américaine depuis plus de 40 ans.
C’était aussi la première fois que le
peuple égyptien de toutes les
obédiences, les forces politiques et les
institutions s’unissent pour corriger la
trajectoire de la révolution et
commencer à élaborer une constitution
civile et démocratique pour le pays,
pour sortir de la dépendance et de la
servilité.[…].
http://lepcf.fr/spip.php?page=article&id_article=1961 .
A propos de la répression et des
« massacres » de l’armée égyptienne qui
inquiètent maintenant la « communauté
internationale » (et certains de nos
camarades), voir ci-dessous des vidéos
et photos reçues (et commentées) d’amis
journalistes algériens : elles ont été
postées sur des sites ou médias arabes,
et mettent en scène des images filmées
et diffusées par les Frères Musulmans :
« -
vidéo 1, al Jazeera a diffusé en direct
une scène d'un homme blessé : le médecin
a soulevé la chemise pour voir la plaie,
il n’y a pas de blessure, Al Jazeera a
coupé la diffusion rapidement.
https://www.youtube.com/watch?feature=player_embedded&v=WeMXe6MB0gE ;
- vidéo 2, quelques photos édifiantes
pour la presse :
https://www.youtube.com/watch?v=sPMEA-vszIg ;
- vidéo 3, un jeune homme face au char
(façon Tien An men ? m-a p.), la balle
vient de derrière, voir la réaction de
son pied, et la balle qui pénètre dans
le dos, soit :
- mise en scène
- les frères tuent leurs partisans pour
gagner la bataille médiatique.
https://www.youtube.com/watch?feature=player_embedded&v=akXz5JwR2lo#at=110 ».
Voir aussi :
« Égypte : soutenez-vous
un coup d’État militaire ?
Réponse le 8 juillet 2013 de
Thierry Meyssan à des courriers de
lecteurs.
Extrait :
[…]
le coup n’a pas mis fin à la démocratie,
mais à la confiscation du pouvoir par
une secte de putschistes, les Frères
musulmans. Il était donc légitime, a été
appuyé par tous les autres partis
politiques et par les chefs religieux,
avant d’être célébré dans les rues. Le
problème n’est pas l’intervention de
l’Armée, mais sa capacité à suivre la Feuille de route vers la
démocratie qu’elle a négociée avec les
leaders politiques et religieux.
http://www.voltairenet.org/article179273.html
La prochaine rubrique
Sous nos yeux de T. Meyssan, qui
sera publiée le lundi 26 août, traitera
de la situation en Egypte.
Merci à Samir Amin pour ses
confirmations sur le marchandage avorté
du Sinaï.
m-a patrizio,
20 août 2013
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