|
Counterpunch
A
la rencontre de l'Autre, en Israël et en Palestine
Kathleen et Bill Christison *
Kathleen Christison
8
novembre 2007
http://counterpunch.org/christison11082007.html
Dans le meilleur des cas, en voulant apprendre
à toute force aux enfants israéliens et palestiniens à « s’entendre »
entre eux, on ne fait qu’enterrer les vrais problèmes.
On hésite à
critiquer ce genre d’initiative. Elles débordent de tellement
de bonne volonté, et elles sont si trognons. Mais la myriade
d’efforts dispensés dans le monde entier afin de placer les
enfants impliqués dans des conflits politiques, en particulier
dans le conflit palestino-israélien, dans une sorte d’intimité
forcée – écoles, camps de vacances, ou initiatives du même
type – dans l’espoir qu’ils seront amenés à se connaître
et à apprendre que le petit camarade est un être humain, risque
de (et, bien souvent, ne fait que) pérenniser le conflit. Ces
initiatives bien-intentionnées ne font, en définitive, que détourner
l’attention des problèmes réels et des griefs réels, et
bercer les gens dans l’illusion que toute cette douceur et toute
cette lumière représenterait quelque part un progrès quelconque
sur la voie de la résolution du conflit.
Un de ces camps de
filles israéliennes et palestiniennes se tient, à plusieurs
reprises, chaque été, dans une villégiature de montagne, près
de là où nous habitons, au Nouveau Mexique. Ces dernières années,
ce camp a rassemblé des adolescentes des deux côtés, pour une
vie commune de deux semaines – à partager les chambres, les
repas pris en commun, les activités artisanales et musicales, et
des conversations interminables sur elles-mêmes, sur leur société,
sur leur peur mutuelle. Elles en repartent avec une nouvelle
perspective ; elles sont capables de voir dans l’autre des
personnes réelles, avec des préoccupations similaires à propos
des garçons, une même anxiété d’adolescentes, des problèmes
identiques avec les parents. Toutefois, aussi égales aient-elles
été dans les montagnes du Nouveau Mexique, elles ne retournent
certainement pas chez elles en tant qu’égales, et elles ne
retrouvent pas non plus un ensemble de circonstances entièrement
nouveau et différent dans leur vie quotidienne…
Des initiatives du
même type se déploient, un peu partout. L’association Graines
de Paix [Seeds of Peace] fait se réunir des enfants de conflits,
en particulier des Arabes et des Israéliens, dans les forêts du
Maine, depuis des décennies. Il y a une école internationale,
relevant du système United World College, créé voici des décennies
par Lord Mountbatten dans l’espoir d’amener les dirigeants
futurs du monde à apprendre de la culture d’autrui et à forger
une civilité dans un âge précoce, dans un autre village, pas très
loin de là où nous habitons. Il y a des écoles, en Israël et
en Palestine, destinée aux enfants des deux côtés, supposées
leur enseigner la narration nationale de l’autre. A Jérusalem,
voici quelques jours, nous avons rencontrés un des principaux
promoteurs de la plus récente de ces tentatives de créer des écoles
pour les jeunes d’Israël-Palestine. Cet homme, un Américain
qui manifeste un intérêt récent pour le conflit, rassemble des
enseignants israéliens et palestiniens afin de définir un
programme qui enseigne aux enfants des deux côtés qu’ils sont
à même de réaliser bien plus de choses à travers l’ouverture
et l’amitié qu’au moyen de la colère et de la haine.
Bien entendu, ça
n’est jamais une mauvaise idée, pour des ennemis,
d’entreprendre de se connaître mutuellement, et c’est une idée
géniale que de former les jeunes, dans des sociétés en conflit,
à regarder par-dessus la frontière et à voir, de l’autre côté,
des êtres humains respectables, et non des monstres. Mais à
moins qu’il y ait une quelconque perspective raisonnable de voir
changer de manière drastique les conditions dans lesquels ces
enfants retourneront (une fois leurs vacances terminées), l’expérience
s’assimile plus à une diversion et à un préjudice qu’à un
pas en avant. Les filles, dans ce camp d’été, peuvent acquérir
une nouvelle perspective, mais si elles retournent à leurs
existences ségréguées d’enfants d’une population occupée
vivant sous la domination des filles d’une puissance occupante,
rien n’aura changé. L’idée que ces jeunes gens vont grandir
et devenir les dirigeants de leur pays respectif, et que le fait
d’avoir eu cette expérience qui réchauffe le cœur, à savoir
d’avoir eu l’occasion de connaître l’ « autre »,
ne pourra que générer des changements notables dans leur âge
adulte, c’est un peu court. D’une part, dans le cas d’un
conflit comme le conflit palestino-israélien, beaucoup trop de
personnes seront tuées, durant les vingt ou trente années à
venir, avant que ces jeunes soient à des postes de responsabilité
et amenés à exercer un pouvoir quelconque dans leur société
respective. Par ailleurs, quels que soient les changements dans
leur vision des choses et dans leur mode de pensée qu’ils
auraient été en mesure d’acquérir en raison de ce qu’ils
auront appris les uns des autres et les uns sur le compte des
autres à l’âge de quinze ou seize ans, ces changement ont fort
peu de chance de subsister, à moins que les circonstances dans
lesquelles ils vivent changent, elles aussi, du tout au tout…
Nul ne devrait
escompter qu’un camp d’été ayant rassemblé des filles
d’esclaves avec des filles de propriétaires d’esclaves ait un
impact durable, dès lors qu’au terme de deux semaines
idylliques, ils retournent dans un contexte où l’esclavage se
sera poursuivi, et où les filles d’esclaves continueront à
vivre soumises aux filles des esclavagistes. De la même manière,
on ne peut attendre de réel changement, dès lors que les filles
des Palestiniens opprimés continuent à vivre sous la domination
des filles de leurs oppresseurs israéliens. A la fin de ces camps
d’été, à la fin de chaque trimestre, dans les écoles fréquentées,
ensemble, par des jeunes Palestiniens et des jeunes Israéliens,
les jeunes Israéliens retournent immanquablement à leur
existence ordinaire d’Israéliens – ils font leur service
militaire, il dominent et humilient des Palestiniens à des
checkpoints dans l’ensemble de la Cisjordanie, ils habitent,
bien souvent, dans des colonies construites illégalement sur des
territoires palestiniens confisqués, ils emprisonnent des
Palestiniens dans la bande de Gaza, ils vivent, de manière générale,
comme la population favorisée d’un Etat majoritairement juif
qui accorde fort peu de droits aux non-juifs, et en particulier
aux Palestiniens. Les leçons de réconciliation et de respect
mutuel de l’humanité de l’Autre, que l’on enseigne dans ces
camps et dans ces école, ne servent strictement en rien, dépourvues
qu’elles sont de toute valeur sur le long terme.
Ce sont presque
toujours des Israéliens et des pro-israéliens qui créent ces écoles
coopératives et ces camps de vacances – des sionistes soft dont
le désir de mettre fin au conflit en mettant fin à
l’occupation est tout à fait sincère, mais dont le principal
souci est de préserver Israël en tant qu’Etat juif, et qui,
par conséquent, très vraisemblablement de manière inconsciente,
mais néanmoins notable, agissent entièrement au service d’Israël.
L’initiative est bien moins d’enseigner le roman national
palestinien aux enfants israéliens que de tenter d’amener des
enfants palestiniens à comprendre et à admettre le point de vue
israélien. Une lettre d’information publiée par les
organisateurs du camp d’été de filles, au Nouveau Mexique, récemment,
notait triomphalement que, vers la fin des sessions, les filles
palestiniennes en étaient même parvenues au point de comprendre
pourquoi les filles israéliennes devaient retourner remplir leurs
obligations militaires vis-à-vis de leur pays. Il n’y a pas la
moindre trace, dans l’esprit de ces organisateurs, de l’idée
d’induire de sérieux changements dans la situation sur le
terrain en Israël/ Palestine, ni d’altérer la hiérarchie de
supériorité des juifs sur les Arabes, qui définit tant Israël
que les territoires palestiniens occupés.
A la différence de
la plupart des autres, l’organisateur d’une telle école, que
nous sommes allés rencontrer à Jérusalem, est un Palestino-américain.
Mais, lui aussi opère à partir d’un cadre de référence israélo-centré.
Dans ses propos, il ne fut question que de faire que des enfants
palestiniens, y inclus certains enfants de sa parenté vivant en
Cisjordanie, dépassent leur haine d’Israël et arrêtent de
tirer des roquettes à partir de Gaza. Il est tellement impliqué
dans la perspective israélienne, et tellement drapé dans son
optimisme qu’à eux seuls les discours et l’enseignement pris
ensemble peuvent résoudre tous les problèmes, qu’au cours
d’une visite dans la bande de Gaza, il n’a vu que le
poudroiement du soleil. Tout le monde est heureux, à Gaza, annonça-t-il
de manière absurde, parce que les habitants de Gaza sont libres
et jouissent de leur « Etat indépendant » ! Il
n’avait rien vu des horreurs de la vie sous domination israélienne
à Gaza, rien non plus des assassinats israéliens incessants,
rien non plus de l’horrible pauvreté ni de l’économie dévastée,
rien de l’emprisonnement des 1,4 millions de Gazaouis, rien de
la réalité, à savoir que tout le malheur de Gaza est généré
politiquement par la domination oppressive d’Israël. Il s’évertuait
à trouver des excuses à tous les agissements d’Israël.
Mais c’est un Américain,
divorcé de longue date de la Palestine, comme il l’a reconnu
lui-même, et c’est le point de vue américain, c’est-à-dire
le point de vue israélien, qu’il ne fait que refléter.
Il n’a parlé que
de l’avenir ; le passé, a-t-il dit, n’est pas pertinent.
Jamais n’a-t-il fait la moindre allusion au déséquilibre de
pouvoir entre les Israéliens et les Palestiniens ; cela,
aussi, n’est pas pertinent, de son point de vue. Ces réalités
sont manifestement trop inconfortables pour quelqu’un qui ne
croit qu’en la pertinence de sa propre approche, qui ne peut
changer les réalités contemporaines, ni les réalités futures
et qui, par conséquent, s’attèle à détourner l’attention,
la sienne propre et celle de tous les autres, de ce qu’il faut réellement
faire.
Une véritable
coexistence, c’est très différent du simple fait de supporter
la présence de l’autre. Apprendre à des enfants à se
souffrir, que leurs parents ennemis sont des êtres humains
qu’il ne faut pas déshumaniser ni diaboliser, c’est bel et
bon. Mais c’est terriblement insuffisant, et c’est, de fait,
mortellement incitateur à la complaisance.
Sauf à ce que
leurs parents eux-mêmes n’apprennent à coexister, et à
coexister dans une égalité totale, dans la justice et dans le
respect mutuel de la dignité de l’autre – et sauf à ce que
leurs parents s’engagent dans un effort sérieux pour modifier
la réalité calamiteuse faite d’une domination juive totale et
de tous les instants sur les Palestiniens – ces leçons de
civilité à l’usage de la jeunesse ne seront que d’une utilité
fort limitée.
Traduit
de l’étazunien par Marcel Charbonnier
[* Kathleen Christison est une ancienne analyste
politique à la CIA ; elle travaille sur les questions
moyen-orientales depuis une trentaine d’années. Elle est
l’auteur des ouvrages « Perceptions of Palestine »
et « The Wound of Dispossession » [La Blessure de la dépossession].
Elle est joignable à son adresse mél : kathy.bill.christison@comcast.net.]
|