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Réseau Voltaire
L’autopsie
des pendus de Guantánamo Bay
Jürgen Cain Külbel *
Photo Réseau Voltaire
Depuis l’ouverture en 2002 du centre de détention
militaire de Guantánamo Bay, un millier de personnes au moins y
ont été placées au secret par le Pentagone. Leurs identités
sont inconnues. Les charges qui pèsent sur elles sont inconnues.
Elles n’ont pas accès à des avocats ou à des médecins. Notre
collaborateur et ancien enquêteur de police criminelle Jürgen
Cain Külbel revient sur les conditions de détention dans ce
centre au travers de l’autopsie de trois personnes qui s’y
seraient suicidées, le 10 juin 2006.
Un Yéménite et deux Saoudiens
auraient été découverts pendus dans leur cellule, le samedi 10
juin 2006, par l’équipe de surveillance de la prison militaire
de haute sécurité de Guantánamo. D’après la BBC,
le commandant du camp, le vice-amiral Harry Harris Jr. a commenté
« l’affaire » au cours d’une téléconférence en
ces termes : « Ils sont très malins.
Ils sont inventifs. Ils sont convaincus de leur cause. Ils n’ont
pas de respect pour la vie, ni pour la nôtre ni pour la leur. Je
crois qu’il ne s’agit pas d’un acte de désespoir, mais
d’un acte de guerre contre nous. » Colleen Graffy,
sous-secrétaire d’État chargée de la propagande, a repris la
même rhétorique quelques heures plus tard. Selon elle, ces
suicides étaient « un coup de relations
publiques pour attirer l’attention, une tactique pour soutenir
la cause du Djihad ».
Le Pentagone a publié, le
dimanche 11 juin 2006, les noms des morts : Mani bin Shaman
bin Turki al- Habardi, né le 16 mai 1981 en Arabie Saoudite ;
Yasser Talal Abdulah Yahya al-Zahrani, né le 22 septembre 1984 en
Arabie Saoudite ; ainsi que Salah Ali Abdullah Ahmed
Al-Salami, né le 12 janvier 1970 au Yémen. Des documents du
Pentagone prouvent que le Saoudien Al-Zahrani avait déjà été
emprisonné, quand il était adolescent, dans le camp. Si l’on
en croit les autorités états-uniennes, ces hommes se seraient
pendus « pendant le week-end avec des vêtements
et des draps dans leur cellule ». Aucune mesure de réanimation
par le personnel médical n’aurait été entreprise, puisque ces
personnes seraient déjà décédées lorsqu’elles auraient été
découvertes par les surveillants. Il y aurait eu 41 tentatives de
suicides, avant celles-là, qui n’ont parfois été annoncées
qu’avec 18 mois de retard par la direction du camp.
Depuis l’attaque de l’Afghanistan
en 2002 par les États-Unis d’Amérique, plus d’un millier de
« combattants illégaux », y compris des enfants et
des adolescents de plus de 40 pays, ont été enlevés et séquestrés
à Guantánamo Bay, où aucun droit ne leur est reconnu, même pas
celui des prisonniers de guerre. Le 29 juin 2006, la plus haute
instance judiciaire des États-Unis a jugé que les commissions
militaires du camp de Guantánamo sont illégales, parce
qu’elles enfreignent la Convention de Genève, le droit
militaire et la Constitution états-unienne. Les magistrats ont
estimé que le président George W. Bush avait outrepassé ses
compétences. Le Conseil de l’Europe a exigé, le 9 janvier
2007, la fermeture immédiate du camp de Guantánamo, parce que
c’est une violation flagrante des droits de l’homme, et une
souillure pour les États-Unis. Les détenus devraient, soit
comparaître devant des tribunaux judiciaires, soit être libérés.
L’Arabie Saoudite a rejeté
fermement, le jour même de l’annonce de la tragédie, la thèse
du suicide des trois détenus. Selon le porte-parole du ministère
de l’Intérieur, le général de division Mansur al-Turki, ces
prisonniers auraient été torturés à mort. Un des avocats des
prisonniers saoudiens, Maître Katib al-Schammari, a exigé une
enquête internationale immédiate ; il a de « grands
doutes sur la mort des prisonniers ». Comment un détenu
de la prison militaire états-unienne aurait-il pu se suicider,
sans que l’on ne s’en aperçoive ? Les détenus y sont
surveillés 24 heures sur 24 avec des caméras. La direction du
camp a rejeté les reproches de manque de surveillance, car, selon
elle, les « suicidés » auraient dissimulé habilement
leurs actions. Le Comité International de la Croix Rouge (CICR)
avait effectivement, déjà en juillet 2004, dans un rapport
confidentiel adressé au gouvernement états-unien, qualifié de
tortures les méthodes d’interrogatoire pratiquées à Guantánamo.
Le CICR avait clairement critiqué les conditions de détention.
Le 15 février 2006, quand la Commission des Droits de l’Homme
de l’ONU a exigé la fermeture du camp, elle a, par ailleurs, dénoncé
vigoureusement la torture qui y est pratiquée. Un rapport du
Pentagone avait déjà confirmé ces reproches au début de 2004.
Étaient citées, entre autres, des violations graves des droits
de l’homme de la part des agents chargés des interrogatoires,
comme « de menacer de traquer les familles
des prisonniers, de bailloner les détenus avec une bande adhésive
pour les empêcher de réciter les versets du Coran, d’enduire
leur visage d’un liquide en précisant que ce liquide serait du
sang de menstrues, d’enchaîner des prisonniers en position fœtale
et de les priver de sommeil ». Le supplice de la
baignoire (waterboarding), au cours duquel la victime est
maintenue sous l’eau pour lui donner l’impression de noyade,
est couramment pratiquée sur les détenus de ce « camp de
l’horreur ». Mubarak Hussan bin Abul Hasin, du Bangladesh,
qui a été enfermé pendant cinq longues années dans cette
prison états-unienne, y a été torturé par « des
électrochocs et par privation de nourriture », comme
nous l’avons appris début mars 2007.
La famille du Yéménite Salah Ali
Abdullah Ahmed Al-Salami doutait, dès le début, des déclarations
peu sérieuses des autorités états-uniennes —suicide par
pendaison— car, pour elle, il était impossible que leur fils se
soit donné la mort. Elle est entrée immédiatement en contact
avec l’organisation arabe de défense des droits de l’homme
Alkarama, basée à Genève. Cette ONG a pris ce cas en charge et
a mandaté de suite l’Institut de médecine légale de
l’université de Lausanne pour pratiquer une autopsie.
Abdul-Wahab Al-Homygani, fondateur d’Alkarama, et des représentants
de l’ONG, en sont certains : « Les États-Unis
sont en tout cas responsables du décès d’Al- Salami, même si
c’était un suicide. »
Sans perdre de temps, une équipe,
menée par le professeur Patrice Mangin, directeur de l’Institut
de médecine légale de l’université de Lausanne et sommité en
médecine légale dans son pays, s’est rendu au Yémen et a
entrepris, le 21 juin 2006, à l’hôpital militaire de Sanaa, la
capitale, la première série d’examens sur le corps de Salah
Ali Abdullah Ahmed Al-Salami. Le lendemain, le professeur Mangin a
déclaré lors d’une conférence de presse à laquelle
participaient aussi ses assistants, les docteurs Beat Horisberger
et Bettina Schrag : « La conclusion
finale ne sera pas connue aussi longtemps que les examens médicaux,
qui font partie de l’autopsie, ne seront pas terminés. »
Mangin était plutôt confiant à ce moment-là : « Nous
devons attendre les rapports de la première autopsie que les États-Uniens
ont effectué sur le corps. » Les médecins légistes
ont déclaré que la deuxième phase des examens deviendrait plus
difficile. Les différents prélèvements effectués sur le corps
et les organes devraient être soumis à des examens
toxicologiques et histologiques. En outre, les médecins légistes
ont besoin d’informations précises sur la position dans
laquelle le présumé suicidé, qui se serait pendu dans la
cellule, se trouvait, et aussi sur l’instrument qui aurait servi
à ce geste : une corde ou un vêtement.
Le 2 mars 2007, le directeur de
l’Institut de médecine légale de l’université de Lausanne,
le professeur Mangin, présenta le rapport à la presse, mais
cette fois-ci à Genève, et il déclara que « la
cause du décès des trois détenus est probablement le suicide,
cependant des questions importantes restent sans réponses ».
Selon le médecin légiste, la cause du décès était « L’asphyxie
par strangulation ». Le légiste, qui n’a pourtant
autopsié que le cadavre du Yéménite, a déclaré que les
militaires états-uniens retiennent des informations et des
preuves importantes : « Je trouve
regrettable que, même s’il n’y a pas a priori de raison de
douter de la thèse du suicide, on ne nous a pas donné accès à
toutes les preuves qui permettraient d’étayer cette thèse »
a expliqué le professeur Mangin.
Rachid Mesli, qui représente
Alkarama en Suisse, explique que l’organisation de défense des
droits de l’homme a écrit directement, le 29 juin 2006, au
docteur Craig Mallak, en demandant au médecin légiste des forces
armées états-uniennes, sa coopération. Une copie de cette
lettre a été adressée à l’ambassade des États-Unis à
Berne. « Entre-temps, nous avons consulté
l’ambassade plusieurs fois, par téléphone et par courriel, au
sujet de notre lettre. Nous avons aussi été à maintes reprises
en contact avec le docteur Mallak, qui nous a répondu qu’il ne
lui était pas possible d’être en contact avec une organisation
sans l’approbation expresse des autorités états-uniennes.
Jusqu’ici, il n’avait pas reçu l’accord à ce sujet. À ce
jour, nous n’avons rien reçu de la part des autorités états-uniennes. »
Washington a pourtant assumé
toute sa responsabilité, a affirmé Dan Wendell, le porte parole
de l’ambassade des États-Unis à Berne : « Nous
faisons tout pour empêcher les détenus de se faire du mal. Les
cadavres ont été traités avec dignité. »
Le professeur Mangin, a dû considérer
cela comme un mépris pour les victimes et aussi bien pour son
propre travail. Il a fait part de ses questions dans un rapport
qu’il a présenté à la presse, mais force est de constater que
celles-ci sont restées sans réponse. Dans une interview au
quotidien suisse Le Temps, le Pr. Mangin a
indiqué que : « Les restes du corps du
Yéménite montraient des traces au niveau du cou, des traces de
strangulation. Mais il manquait les organes des régions du
pharynx, du larynx et de la trachée, or ce sont les plus
importants à examiner en cas de pendaison (...) nous avons adressé
une lettre aux autorités états-uniennes, sans réponse à ce
jour. Le médecin légiste saoudien, qui a autopsié les deux
autres corps, a été confronté aux mêmes problèmes. Les
parties anatomiques autour du cou sont absentes ».
Rachid Mesli considère que les États-Uniens « ont
manifestement imposé leurs propres règles » concernant
la rétention des pièces du corps humain. « Ce
que nous déplorons est l’absence totale de coopération de la
part des autorités états-uniennes. »
Le Pr. Mangin avait constaté la
présence d’ecchymoses sur le revers de la main droite du mort,
qui pouvaient faire penser à des injections par voie veineuse. « L’équipe
suisse n’était pas en mesure de déterminer le type
d’injection » a précisé Rachid Mesli.
Mais Said Al Ghamidi, le médecin
chef du Centre de médecine légale de Riyadh, a également découvert
les mêmes traces d’injections étranges sur les mains des deux
corps saoudiens, chez lesquels les mêmes organes essentiels, qui
sont définitivement nécessaires pour prouver un suicide,
manquaient également.
Mangin a paru toutefois convaincu
que « le Yéménite est mort par asphyxie ».
Il est par conséquent possible qu’il s’agisse de suicide,
puisque les signes de pendaison ont été relevés. En conséquence
la victime était vivante quand elle avait la corde au cou.
Quoique ce ne soit pas la seule cause potentielle du décès. Le
professeur n’a pas voulu exclure une exécution par pendaison ou
par strangulation.
Les ongles des doigts et des
orteils du Yéménite étaient coupés à ras, ce qui est complètement
incompréhensible. Est-ce que les ongles ont été taillés, par
exemple, pour empêcher que le médecin légiste ne découvre d’éventuelles
microtraces sous les ongles ? Chaque candidat au suicide
effectue cet acte à l’aide d’un instrument, qu’il aurait
confectionné, et chez chacune de ces victimes on trouve donc des
microfibres sur les deux mains et sous les ongles. A cela
s’ajoutent les « substances », comme le montrent les
nombreuses traces sur les mains et sous les ongles du suicidé,
qui sont également examinées et les surfaces intérieures de
tous les doigts, l’hypothénar du pouce et la paume de la main.
Ces traces sont comparées, au microscope, avec les fibres de
l’instrument de la pendaison. Cela permet de constater, sans
laisser subsister de doute, que le suicidé s’est attaché lui même
la corde au cou. La documentation spécialisée fait remarquer que
l’on peut justement établir dans certains cas la vérité sur
« le suicide » avec ces traces de fibres.
Manifestement, le cadavre du Yéménite a été rigoureusement
nettoyé ; ce qui pourrait être une indication que les
traces ont été éliminées délibérément ou qu’elles
n’existaient pas.
Un élément important vient
s’ajouter à notre investigation, à savoir qu’une dent de
devant de la mâchoire inférieure du Yéménite était cassée. « La
dent a été cassée quand la victime était encore en vie »,
a dit Rachid Mesli. Le Pr. Mangin est même allé encore plus loin :
la lésion a eu lieu « peu avant sa mort ».
Les États-Uniens s’enferment
dans un silence total sur le déroulement des faits et sur les
instruments utilisés par les présumés suicidés. Les trois
victimes se seraient pendues à l’aide de « draps
et de vêtements » Cependant la trace au cou de la
victime Yéménite n’est pas compatible avec la thèse des
autorités états-uniennes. D’après Rachid Mesli, « Les
photographies montrent clairement que le sillon sur le cou de la
victime n’est pas compatible avec la thèse avancée par les
autorités états-uniennes ». Alkarama ne croit pas à
la thèse d’un suicide collectif que les autorités états-uniennes
ont voulu accréditer : « Il était irréalisable
pour les détenus de se pendre dans une cellule dans laquelle il
est pratiquement impossible d’attacher une corde ou un tissu
transformé en corde, car ils étaient sous surveillance de façon
permanente. » L’histoire des instruments de
strangulation fabriqués avec un drap et des vêtements « est
difficile à croire, si on n’a aucune information sur le lieu du
crime » remarque le professeur Mangin.
D’après des déclarations
d’anciens prisonniers, un gardien passait en effet toutes les
cinq minutes devant les cellules. « Un décès
par pendaison dure au moins trois minutes. La personne n’aurait
eu, par conséquent, que deux minutes pour tout préparer … et
trois suicides par pendaison le même jour ? »
s’est interrogé le professeur Mangin.
Ali Al Salami, le père du citoyen
Yéménite décédé, a témoigné que son fils a travaillé avec
son frère dans une épicerie à Aden. Après une dispute, le garçon
a quitté le pays « pour des raisons économiques ».
Il ne savait pas où il avait pu se rendre. Il a reçu des lettres
qui disaient que son fils se trouvait en prison et une autre qui
disait que son fils serait mort. Ali Al Salami ne sait pas quel
crime son fils a pu commettre. « Il était
probablement au Pakistan et pas en Afghanistan. Il est innocent et
il n’a pas eu droit à une procédure judiciaire. » Il
ne croit pas à un suicide : « Un
musulman ne se suicide pas. »
Face à cette affirmation, qu’en
est-il de l’idéologie des « kamikazes » ? « Au
cours de nos investigations, nous avons été en contact avec des
savants musulmans et nous avons aussi analysé des pages Web de
militants musulmans », disait Rachid Mesli. « On
peut reconnaître formellement qu’il y a d’une part des
savants musulmans et des sites Web qui légitiment les auteurs
d’attentats suicide et qui les interprètent comme un acte de
guerre. Mais nous n’avons pas trouvé un seul savant musulman ou
groupe militant qui approuve justement le suicide dans des
circonstances comme celles de Guantánamo. »
Qu’est-il arrivé au Yéménite
Salah Ali Abdullah Ahmed Al Salami ? Alkarama et le père de
Salah Ali Abdullah Ahmed Al Salami sont convaincus que les trois détenus
sont morts sous la torture. Aussi longtemps que les autorités états-uniennes
refusent de coopérer, il reste évidemment beaucoup de place pour
des spéculations. Le doute sur la mort exacte de ces trois détenus
est ainsi suscité indirectement. Ils pourraient avoir été
victimes d’une exécution sommaire. La « situation »
était très tendue au camp de Guantánamo : après plusieurs
tentatives de suicide, une révolte des détenus a éclaté le 18
mai 2006, qui a été réprimée par les gardiens. Suite aux événements,
14 détenus saoudiens ont été libérés le 5 juin et renvoyés
en Arabie Saoudite.
Malgré tout, aucun médecin légiste
ou enquêteur sérieux ne peut exclure évidement dans l’état
actuel des investigations, incomplètes et contradictoires, la thèse
d’une exécution ou d’un meurtre. Selon les écrits de 1976
des médecins légistes Dietz et Duerwald :
« L’étude criminologique des pendaisons
doit se concentrer principalement sur la question suivante. Dans
quelle mesure la personne a-t-elle pu se mettre elle-même la
corde autour du cou ? Pour cela il est nécessaire de faire
le rapprochement entre la ligature de la corde, la longueur de
l’instrument de pendaison utilisé et la hauteur du point de
pendaison. On devra aussi prendre en considération le type de nœud.
Les cas de meurtres par pendaison supposent une certaine incapacité
à se défendre de la part des victimes. En conséquence, un
meurtre par pendaison ou strangulation, ne peut être considéré
que lorsque la preuve d’une lutte, précédant la mort, peut être
fournie ou qu’existe une disproportion des forces entre le
bourreau et la victime. » [1]
« Disproportion
des forces entre le bourreau et la victime » :
Est-ce que Salah Ali Abdullah Ahmed Al-Salami a été rendu
inerte, en le frappant au visage, ce qui lui a cassé la dent,
parce qu’il s’est opposé peu avant son décès à la torture
ou à une injection ? Est-ce qu’on lui a injecté un somnifère ?
Est-ce que la victime, rendue amorphe, a été accrochée à la
corde, qui s’est resserrée sur elle, immédiatement après, par
son propre poids et qui l’a envoyée à la mort ? Est-ce
que la victime anesthésiée a pris momentanément conscience,
sous le stress, qu’elle était soulevée par la corde qui allait
l’envoyer dans quelques secondes à la mort ? Est-ce que sa
dernière résistance a été brisée par un coup au visage ?
Est-ce que la victime, qui se débattait contre la mort, suspendue
à la corde, a reçu ce coup comme « un coup de grâce » ?
Est-ce que les trois détenus ont été exécutés ce jour, de la
même manière, par pendaison ou strangulation, dans un état
d’anesthésie ?
Annexes
Entretien avec le père de Salah Ali Abdullah
Ahmad Al Salami, décédé au camp de Guantánamo Bay
Réalisé par
Alkarama le 1er mars 2007 (Traduction de l’arabe)
Alkarama : Quelle
est votre sentiment sur ce qui est arrivé à votre fils au camp
de Guantánamo Bay ?
Le père de la victime : En réalité,
ce qui s’est passé dans ce camp de sinistre réputation est un
crime odieux. Un acte contraire aux valeurs élémentaires que
partage l’Humanité. Car le détenu a des droits, il doit être
protégé jusqu’à son procès et à sa condamnation ou libération.
Celui qui affirme que mon fils et ses deux codétenus saoudiens se
sont suicidés est soit un menteur, soit il se trompe mille fois.
D’après les informations qui nous parvenaient du camp de détention,
avant leur assassinat, les trois victimes étaient en bonne santé
et avaient le moral élevé. Ils étudiaient le Saint Coran en
continu.
Alkarama : Avez-vous
un message à adresser à l’opinion publique, et à la presse en
particulier ?
Le père de la victime : Tout
ce que j’ai à dire est que j’exhorte l’opinion
internationale, les organisations des droits de l’homme, les
organisations internationales, islamiques, arabes et occidentales,
tous, à examiner ce cas de violation grave du droit, indigne
d’un pays comme les Etats-Unis qui se prétend une démocratie
et une superpuissance. Et j’affirme que nul droit n’est perdu
s’il est revendiqué avec force et constance. Il ne faut pas
oublier qu’il y a encore des détenus qui croupissent au camp
infâme de Guantánamo Bay et qu’il est du devoir de tous les
esprits libres du monde de faire pression pour que ce camp soit
fermé, pour que les détenus soient jugés ou libérés et pour
que réparation leur soit faite pour le tort qu’ils ont subi. Ce
qui se passe encore aujourd’hui à Guantánamo est inacceptable,
que ce soit au plan juridique, éthique ou humain. C’est une
honte pour l’Administration états-unienne qui se déshonore par
ce genre de pratiques.
Entretien avec Saad Al-Azimi, ancien détenu au
camp de Guantánamo Bay
Réalisé par
Alkarama le 1er mars 2007 (Traduction de l’arabe)
Alkarama : Pouvez-vous
vous présenter ?
Saad Al-Azimi : Je
m’appelle Saad Al-Azimi, de nationalité koweitienne. J’ai 28
ans et je suis commerçant. J’ai 11 frères et sœurs. Mon père
est décédé alors que j’étais en détention. Il a beaucoup
souffert et il était très affecté par ma détention à Guantánamo.
Sa santé s’est dégradée sensiblement et il a eu des
palpitations cardiaques. Je me sens coupable de sa mort. Je vis
actuellement avec ma mère et mes frères. Je me suis marié après
ma libération et j’ai une petite fille.
Alkarama : Dans
quelles circonstances avez-vous été enlevé ?
Saad Al-Azimi : J’ai été
enlevé en Afghanistan et détenu à la prison de Bagram gérée
par les États-Uniens. De Bagram, j’ai été transféré au camp
de Guantánamo par avion en compagnie de nombreux frères. Nous
avions les yeux bandés, et nous recevions des coups et des
insultes. Les militaires tenaient également des propos insultants
contre l’islam.
Alkarama : Quelles
étaient les conditions de détention à Guantánamo ?
Saad Al-Azimi : Nous avons
subi toutes sortes de mauvais traitements. Nous étions harcelés
par les enquêteurs. Interrogatoire après interrogatoire. Parfois
nous étions épuisés et disions n’importe quoi pour mettre fin
à notre douleur. Ils nous battaient afin de nous extorquer des
aveux sur des méfaits avec lesquels nous n’avions aucun lien.
Le pire était lorsqu’ils emmenaient des femmes arabes toutes
nues, pour nous provoquer. Elles nous parlaient en arabe et étaient
tout le temps accompagnées par Maggy, elle aussi nue. Elle
faisait partie de l’équipe d’investigation. Nous avons été
humiliés et avons subi, moi-même et d’autres frères, des
choses que j’ai honte de décrire.
Alkarama : Quand
avez-vous été libéré ?
Saad Al-Azimi : En novembre
2005.
Alkarama : Quelle
a été votre lien avec Ahmed Ali Abdullah, Yassir Talal
az-Zahrani et Mani’ Shaman al-Utaybi, décédés au camp de
Guantánamo ?
Saad Al-Azimi : J’avais des
liens très forts avec les trois frères, notamment avec Yassir
Talal Az-Zahrani qui était détenu dans la cellule voisine de la
mienne.
Alkarama : Que
pouvez-vous nous dire sur les trois victimes ?
Saad Al-Azimi : Les trois frères
étaient en bon état moral malgré les pressions et les difficultés.
Ils avaient un tempérament calme. Ils recommandaient aux autres détenus,
notamment les plus jeunes, d’être patients vis-à-vis des
provocations des gardiens et des enquêteurs.
Alkarama : Quand
avez-vous vu les trois victimes pour la dernière fois ?
Saad Al-Azimi : La dernière
fois que j’ai vu Yassir Talal Az-Zahrani, il était transporté
sur une civière suite aux mauvais traitements et aux violences
auxquels il était soumis.
Alkarama : Comment
expliquez-vous leur « suicide » au moyen de leurs
draps de lit ?
Saad Al-Azimi : Je ne crois
pas à cela. Pour moi, il n’y a aucun doute ; ils ont été
exécutés par les États-Uniens. Comment ils auraient pu se
suicider par pendaison, alors que le plafond de la cellule était
lisse et il n’y a aucune possibilité de suspendre quoi que ce
soit. En outre, les caméras de surveillance étaient partout, et
les lumières allumées en permanence. Nous étions surveillés
24h sur 24. Je n’exclus pas que des médecins de la base aient
participé à l’assassinat des trois frères, en leur
administrant des substances toxiques. A mon avis, par cet
assassinat, les responsables du camp de Guantánamo voulaient
donner une leçon à tous les autres détenus pour être plus coopératifs.
Autopsie de M. Ahmed Ali Abdullah décédé
par « suicide » au camp de détention de Guantánamo
Bay
Communiqué de
presse, 2 mars 2007
M. Ahmed Ali Abdullah, de
nationalité Yéménite, est décédé le 10 juin 2006 au camp de
détention de Guantánamo Bay simultanément avec deux autres détenus
de nationalité saoudienne, MM. Yassir Talal az-Zahrani et
Mani’ Shaman al-Utaybi. Les autorités états-uniennes ont
affirmé que ces trois détenus se sont suicidés. Les corps des
trois victimes ont été autopsiés à l’intérieur du camp par
une équipe médicale militaire dirigée par le Dr Craig T. Mallak
puis, après plusieurs jours, rapatriés et remis à leurs
familles.
La famille d’Ahmed Ali Abdullah
a sollicité Alkarama pour les aider à organiser l’autopsie du
corps de leur fils. Notre organisation a mandaté une équipe médicale
dirigée par le professeur Patrice Mangin, directeur de l’Institut
de médecine légale de l’université de Lausanne. L’autopsie
a été effectuée le 21 juin 2006 à l’Hôpital militaire de
Sanaa, Yémen. Après la réalisation à Lausanne d’analyses
toxicologiques complémentaires sur des échantillons prélevés
sur le corps de la victime, un rapport d’autopsie médico-légale
a été communiqué à notre organisation.
Alkarama a analysé ce rapport
d’autopsie et établi les constatations suivantes :
1) L’équipe médicale suisse ne
peut conclure définitivement sur la cause du décès de M. Ahmed
Ali Abdullah qu’une fois qu’elle aura obtenu les informations
demandées à l’équipe médicale militaire ayant effectué la
première autopsie sur le corps (voir liste en annexe). Or, les
autorités états-uniennes ont été sollicitées le 29 juin 2006
pour fournir ces informations, puis relancées, mais à ce jour,
elles refusent de les fournir. Il faut noter qu’une équipe médicale
saoudienne, présidée par le docteur Said Gharamallah Alghamdi,
chef du Centre de médecine légale de Riyad, a effectué également
une seconde autopsie sur les corps de MM. Yassir Talal
az-Zahrani et Mani’ Shaman al-Utaybi et a aussi formulé une
liste de sept questions adressées aux autorités états-uniennes
par l’intermédiaire du ministère saoudien de l’Intérieur.
2) L’autopsie effectuée par
l’équipe médicale suisse suscite plusieurs interrogations :
a) Le sillon sur le cou de la
victime, tel que le montre clairement les photographies, n’est
pas totalement compatible avec la thèse avancée par les autorités
états-uniennes selon laquelle la victime se serait pendue avec un
drap ou des vêtements.
b) La présence de traces d’injection sur le corps et le fait
que les extrémités des ongles de tous les doigts et orteils ont
été coupés.
c) La rétention par les autorités états-uniennes des pièces
anatomiques correspondant aux voies aériennes supérieures dont
le larynx, l’os hyoïde et le cartilage thyroïdien prélevés
en bloc et qui constituent des pièces maîtresses dans le cas
d’un suicide par pendaison. A noter que les mêmes pièces
anatomiques ont également été retenues dans les cas de MM. Yassir
Talal az-Zahrani et Mani’ Shaman al-Utaybi.
d) Le traumatisme dentaire constaté lors de l’autopsie et décrit
comme « un élément de suspicion quant aux circonstances du
décès » par l’équipe médicale suisse, en l’état
actuel des informations à leur disposition.
Alkarama a recueilli de nombreux témoignages
au sujet de cette affaire auprès des parents des détenus décédés
ainsi qu’auprès d’ex-détenus de Guantánamo qui ont connu
les victimes. Alkarama a aussi collaboré avec le cabinet
d’avocats Dickstein Shapiro (Washington DC, USA), mandaté par
les parents d’Ahmed Ali Abdullah, ainsi que le Center for
Constitutional Rights (USA).
Les investigations menées par
Alkarama donnent peu de crédit à la thèse du suicide des détenus
de Guantánamo. Bien au contraire, de nombreux indices portent à
croire que leur mort n’est pas due à un suicide. En effet et
hormis les éléments suscitant des interrogations et résultant
du rapport d’autopsie médico-légale, constatés également par
l’équipe médicale saoudienne, il existe d’autres éléments
particulièrement troublants, comme la simultanéité des trois
suicides commis par des personnes connues pour leur strict respect
des préceptes de l’islam qui interdit absolument cet acte, mais
aussi connues pour leur résistance à l’administration carcérale.
Enfin, tous les témoignages d’anciens détenus contactés font
état de l’impossibilité matérielle des détenus de se pendre
dans une cellule où il n’y a aucune possibilité de fixer une
corde ou autre lien à aucun endroit du plafond.
Le refus des autorités états-uniennes
de fournir des explications aux interrogations d’Alkarama et du
cabinet d’avocats Dickstein Shapiro (Washington DC, USA) ne fait
que renforcer nos soupçons.
En tant qu’organisation de défense
des Droits de l’homme, Alkarama déplore qu’un centre de détention
comme Guantánamo ait pu être créé car il constitue une
violation grave par le gouvernement des États-Unis d’Amérique
de ses engagements internationaux résultant de sa ratification
des divers instruments relatifs aux Droits de l’homme et en
particulier du Pacte international relatif aux droits civils et
politiques et de la Convention contre la torture.
L’Histoire a démontré que les
violations des Droits de l’homme ne connaissent pas de limites
et que s’il n’y a qu’un pas entre la pratique de la mise au
secret et celle de la torture il n’y a également qu’un autre
petit pas entre la torture et les exécutions extra judiciaires.
Le premier pas a été franchi par les autorités états-uniennes
qui sont allées jusqu’à justifier la torture des détenus. Il
semble malheureusement que le deuxième pas ait également été
franchi à Guantánamo.
Alkarama compte soumettre
prochainement le résultat de ses investigations aux institutions
des Nations Unies, notamment au Rapporteur Spécial sur les exécutions
extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires ainsi qu’à l’Expert
indépendant sur la Protection des droits de l’homme et des
libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste.
Par ailleurs, Alkarama envisage
d’engager, en collaboration avec le cabinet d’avocats
Dickstein Shapiro (Washington DC, USA) et le Center
for Constitutional Rights (USA) des actions légales aux USA.
Jürgen
Cain Külbel
Ancien enquêteur de la police criminelle de
RDA (1974-1988),
Jürgen Cain Külbel est journaliste indépendant et écrivain
Traduction Monica
Hostettler
Cet
article est principalement fondé sur des indications personnelles
du professeur Patrice Mangin et de M. Rachid Mesli d’Alkarama,
auxquels je témoigne ma gratitude.
[1]
D’après : Dietz Gerhard ; Dürwald Wolfgang : Gerichtliche
Medizin, Johann Ambrosius Barth Verlag 1976, page 94.
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