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Blog Julien Salingue
Convention de Béthléem : la seconde mort
du Fatah
Julien Salingue
Dimanche 16 août 2009
« La crise consiste précisément dans le fait que l’ancien
meurt et que le nouveau ne peut pas encore naître ; durant cet
entredeux, une grande variété de symptômes morbides se font
jour » [1].
« Sang neuf », « Renouvellement d’ampleur », « Caciques
évincés », « Direction sortante battue », « Victoire de la jeune
garde »… La presse semble unanime pour commenter les résultats
des élections internes du Fatah à l’occasion de sa 6ème
Conférence, reprenant à son compte une division « jeune
garde/vieille garde » popularisée depuis plusieurs années par
nombre de commentateurs, au premier rang desquels Khalil Shikaki
[2]. L’emballement médiatique autour de
cette opposition commode mais pourtant largement erronée appelle
un certain nombre de réflexions : c’est ce que je tenterai de
faire ici, même si en l’état actuel des choses je ne peux
prétendre à produire une analyse réellement exhaustive de la 6ème
Convention du Fatah.
Un « rajeunissement » très relatif
Un premier constat s’impose : parler du rajeunissement de la
direction d’une organisation qui n’a pas tenu de convention
depuis 20 ans est au mieux une tautologie, au pire une banalité.
Est-il besoin de rappeler ici que les membres du Comité Central
(CC) sortant présentaient la respectable moyenne d’âge de 69 ans
? Est-il besoin de rappeler ici les décès, au cours des
dernières années, de deux des membres les plus éminents du CC,
Yasser Arafat et Fayçal al-Husseini ?
Qui plus est le rajeunissement n’est que très relatif : la
survalorisation de l’arrivée de Marwan Barghouthi (50 ans) ou de
Mohammad Dahlan (48 ans) est un prisme déformant. La moyenne
d’âge du nouveau CC, dans lequel on retrouve Mohammad Ghneim (72
ans), Salim Za’noun (76 ans) ou encore Nabil Shaath (71 ans), se
situe, selon les informations que j’ai pu réunir, entre 61 et 62
ans. Soit 12 ou 13 ans de plus que la moyenne d’âge du CC
sortant lors de son élection en 1989. On le voit donc, en termes
arithmétiques, le rajeunissement n’est que très relatif. On ne
parlera pas ici de la féminisation, souvent révélatrice du
renouvellement : il n’y a plus aucune femme au CC.
Dans l’organigramme du Fatah, si le CC est l’exécutif et,
dans les faits, le lieu où se prennent les décisions
importantes, il existe un organe de décision large, le Conseil
Révolutionnaire (CR), également réélu à l’occasion de la 6ème
Convention. À l’heure où j’écris, les résultats proclamés ne
sont que très partiels. On pourra néanmoins noter ici que sur
les 19 élus au nouveau CC, 15 étaient membres du CR sortant et
sont donc loin d’être des novices dans les instances du Fatah,
aussi faible soit le poids du CR.
La thèse de la « jeune garde »
Une deuxième question émerge rapidement : existe-t-il une
quelconque homogénéité politique au sein du groupe appelé
« jeune garde » ? Existe-t-il même un groupe ?
Au cours des années 2000, plusieurs analystes, dont Khalil
Shikaki, ont défendu la thèse selon laquelle deux groupes
coexisteraient de manière conflictuelle au sein du Fatah : une
« jeune garde », composée de quarantenaires nés à l’intérieur
des territoires occupés, cadres de la première Intifada,
implantés localement, en lutte contre une « vieille garde »
corrompue et despotique, composée de returnees
cinquantenaires ou soixantenaires, revenus à Gaza et en
Cisjordanie après les Accords d’Oslo, monopolisant le pouvoir et
les ressources financières.
Le soulèvement de septembre 2000 a été analysé à la lumière
de cette thèse : « La vérité est que l’Intifada qui a commencé
en septembre 2000 a été la réponse d’une « jeune garde » au sein
du mouvement national palestinien, non seulement à la visite de
Sharon [sur l’esplanade des Mosquées] et aux impasses du
processus de paix, mais aussi à l’échec de la « vieille garde »
de l’OLP (…). La jeune garde a eu recours à la violence pour
forcer Israël à se retirer unilatéralement de la Cisjordanie et
de Gaza (…) et, dans le même temps, pour affaiblir la vieille
garde et, à terme, la supplanter » [3].
Cet article n’est pas le lieu pour revenir sur cette
interprétation très contestable des dynamiques du soulèvement de
septembre 2000 [4]. L’essentiel est ici
l’idée selon laquelle il existerait un groupe relativement
homogène, la « jeune garde » du Fatah, avec des visées et une
stratégie communes : thèse que l’on retrouve dans nombre
d’articles publiés à l’occasion de la Convention du Fatah. Thèse
qui, comme on va le voir, ne résiste pas à l’analyse.
Dahlan, Rajoub, Barghouti : 3 hommes, un groupe ?
Mohammad Dahlan
Trois noms reviennent régulièrement lorsque la « jeune
garde » est évoquée : Jibril Rajoub, Mohammad Dahlan et Marwan
Barghouti. Un examen un tant soit peu attentif du parcours de
ces trois cadres du Fatah fait voler en éclats (au moins) trois
des fondements de la thèse de la « jeune garde » : a)
l’exclusion de ces cadres des structures de pouvoir mise en
place avec Oslo, b) leur hypothétique volonté d’en finir avec
les pratiques anti-démocratiques et la corruption, c) une vision
politique commune.
a) Rajoub et Dahlan, jeunes militants du Fatah dans les
territoires occupés durant les années 70 (Rajoub) et 80 (Dahlan),
ont très tôt rejoint l’appareil de l’OLP à Tunis, après avoir
été bannis des territoires dès 1988. Tous deux ont alors été
rapidement associés au commandement des forces de sécurité de
l’OLP. Ils sont revenus en 1994, à l’occasion de la mise en
place de l’Autorité Palestinienne (AP), et ont été nommés
responsables d’un des principaux organes sécuritaires de l’AP :
la Sécurité Préventive. Dahlan l’a dirigée à Gaza, Rajoub en
Cisjordanie. Lorsque l’on connaît le rôle central des services
de sécurité dans l’appareil de l’AP, l’exclusion de Dahlan et de
Rajoub n’est que très relative.
Si Rajoub, devenu en 2003 Conseiller à la Sécurité de Yasser
Arafat, n’est pas un proche d’Abu Mazen (qui lui a offert par la
suite le poste de… Président de la Fédération Palestinienne de
Football !), le moins que l’on puisse dire est qu’il n’a jamais
été très éloigné des structures de pouvoir. Quant à Dahlan, s’il
n’exerce plus officiellement de poste dans l’organigramme de
l’AP depuis son putsch manqué contre le Hamas en juin 2007
[5], il est de notoriété publique dans les
territoires palestiniens et dans le Fatah qu’il est l’un des
plus proches conseiller du Président de l’AP Mahmoud Abbas (Abu
Mazen).
b) On peut également s’interroger quant au supposé
positionnement anti-corruption et pro-démocratisation de Dahlan
et Rajoub. La plupart des travaux sur les Services de sécurité
palestiniens indiquent en effet que, loin d’avoir freiné la
corruption, ils ont participé de sa généralisation :
« Partenaire privilégié des services de sécurité israéliens, la
Sécurité Préventive joue un rôle central dans la constitution
d’une rente commerciale qui permet d’alimenter les réseaux de
pouvoir de Yasser Arafat » [6]. La
possibilité de négocier, avec Israël, des permis et
autorisations pour la circulation des marchandises au sein des
territoires palestiniens et entre les zones autonomes est
rapidement devenue l’apanage des services de sécurité, ce qui a
généré un vaste réseau de corruption et de clientélisme, dans
lesquels Dahlan et Rajoub ont été largement impliqués.
C’est ainsi, par exemple, que la Sécurité Préventive de
Rajoub a été chargée par la direction de l’AP de faire respecter
son monopole auto-attribué sur les importations d’essence
(source considérable de revenus servant à alimenter les réseaux
de clientèle), car certaines stations-service palestiniennes
continuaient d’importer de l’essence en contournant le monopole
établi. Les hommes de Rajoub ont ainsi bloqué les camions
transportant l’essence devenue illégale et averti l’ensemble des
propriétaires de stations-service que plus une goutte d’essence
ne parviendrait dans leurs stations s’ils ne respectaient pas
les nouvelles règles. Au-delà, « après que l'Autorité
palestinienne a consolidé son pouvoir dans les territoires,
Rajoub s’est saisi de la situation et a annoncé que dorénavant
les propriétaires de stations-service devraient payer une taxe
additionnelle à un taux basé sur leurs ventes quotidiennes »
[7]. De la sorte, Rajoub a établi une
source indépendante de revenu pour ses services et pour son
propre réseau de clientèle.
Mohammad Dahlan a lui aussi mis en place un vaste système de
clientélisme dans la Bande de Gaza. Il s’est ainsi construit un
véritable fief électoral dans la zone de Khan Younes (il a été
réélu député en 2006). Après son départ précipité de Gaza en
2007, il a réussi à étendre son réseau de loyautés à plusieurs
villes de Cisjordanie. C’est ainsi, par exemple, que lors d’un
entretien, un responsable de la Sécurité Préventive à Jénine m’a
déclaré : « [même si] Dahlan n’est plus à la tête de la Sécurité
Préventive, (…) si jamais demain il me demande de faire quelque
chose, je le ferai » [8].
Les préoccupations démocratiques de Rajoub et Dahlan sont
elles aussi très relatives. Lors des élections primaires du
Fatah organisées en vue du scrutin législatif de janvier 2006,
des hommes armés proches de Rajoub (candidat aux primaires) ont
« protégé » certains bureaux de vote du district d’Hébron,
dissuadant nombre de membres du Fatah de « mal voter ». La forte
implication de Mohammad Dahlan dans la tentative de renversement
armé du Hamas [9], pourtant
démocratiquement élu, indique qu’il a, comme Rajoub (et nombre
d’autres cadres du Fatah), une conception singulière de la
démocratie [10].
Jibril Rajoub
c) Le dernier point problématique est celui de l’hypothétique
homogénéité politique de la « jeune garde ». Et là encore, le
moins que l’on puisse dire est que l’hypothèse ne résiste pas à
l’analyse, que l’on s’intéresse aux relations entretenues entre
les trois hommes ou à leurs positions politiques.
La rivalité, voire la haine, entre Dahlan et Rajoub, est
quasiment proverbiale dans les territoires palestiniens. Elle a
de plus été soigneusement entretenue, durant les première années
de l’autonomie, par un Yasser Arafat passé maître dans l’art du
divide and rule : « Yasser Arafat saisit l’occasion de
distribuer des postes de direction à ses fidèles et de s’assurer
de leur loyauté. En répartissant l’exercice de la force entre
les mains de plusieurs responsables, il évite de confier trop de
pouvoir à un seul homme » [11]. Dahlan et
Rajoub ont, chacun de leur côté, longtemps espéré être le
successeur de Yasser Arafat, qui ne s’est pas privé d’entretenir
le doute à ce sujet.
Cette rivalité a connu un nouveau développement en 2003
lorsque Mohammad Dahlan, mis en disgrâce par Arafat après des
déclarations très critiques à l’encontre du vieux leader, a été
nommé Ministre de la Sécurité Intérieure par un Abu Mazen alors
Premier Ministre et en conflit avec le Président de l’AP. Arafat
a alors nommé Rajoub « Conseiller National à la Sécurité », dans
le but de contrer l’influence de Dahlan, voire de le
neutraliser.
Si l’on dépasse les querelles personnelles, on se rend compte
que les positions politiques de Rajoub et de Dahlan sont
relativement proches : adhésion au processus d’Oslo, volonté
(qui s’est vérifiée sur le terrain) d’une coopération avec les
Israéliens, notamment dans les domaines sécuritaires et
économiques, rejet manifeste de la lutte armée… Ce en quoi ils
diffèrent largement des prises de position du « troisième
homme », Marwan Barghouti : ce dernier, s’il prône le dialogue
avec Israël, demeure un partisan de la négociation sous la
pression de la résistance, y compris armée, et a exprimé à
plusieurs reprises des critiques du Processus d’Oslo et de la
construction de l’AP. Même si d’aucuns pourront affirmer que ces
prises de position sont essentiellement tactiques, il n’en
demeure pas moins que Dahlan/Rajoub et Marwan Barghouti
incarnent deux orientations significativement différentes.
Sur une autre question-clé, les rapports au Hamas, il est de
nouveau difficile de trouver une quelconque communauté de vue
entre les trois hommes. Dahlan a fait montre d’une hostilité
sans équivalent vis-à-vis de l’organisation islamique ; Rajoub
(dont un frère est l’un des députés Hamas du district d’Hébron)
fait preuve de davantage de nuance ; Barghouti, quant à lui,
co-signataire en mai-juin 2006 du document des prisonniers
appelant à la réconciliation nationale [12],
est partisan d’un dialogue avec le mouvement d’Ismaïl Hanyhah,
même s’il a adopté des positions très critiques lors des
événements de juin 2007.
En termes politiques, la prétendue « jeune garde » présente
donc un large spectre d’orientations qui, loin de constituer une
quelconque plate-forme commune, s’avèrent contradictoires. Le
rapprochement entre Barghouti et Dahlan avant les élections
législatives de 2006 [13] n’était pas le
fruit d’un accord politique quelconque mais l’un des avatars de
la bataille rangée au sein du Fatah consécutive à la mort
d’Arafat, qui avait conduit à des alliances conjoncturelles et à
des rapprochements contre-nature, à visée essentiellement
interne et tactique. Le supposé pacte Dahlan-Barghouti a
d’ailleurs fait long feu.
On peut dès lors contester l’idée même de l’existence d’une
« jeune garde ». Impossible d’établir une quelconque exclusion
des postes à responsabilité de l’AP. Si Barghouti a longtemps
été mis à l’écart par Arafat, ce n’est pas le cas de Dahlan et
Rajoub. Impossible, également, de définir ce prétendu groupe en
l’opposant aux pratiques clientélistes et autoritaires de la
direction historique de l’OLP. Au contraire, des individus comme
Dahlan et Rajoub en ont été, et en sont encore, partie prenante.
Impossible, enfin, de trouver un quelconque programme politique
commun fédérant des individus aux positions très diverses.
Impossible, dès lors, de dégager la pertinence de l’opposition
jeune garde/vieille garde.
Qui a gagné ?
S’il n’y a pas de triomphe de la prétendue jeune garde, quels
enseignements tirer de la 6ème Convention du Fatah ?
Il est encore trop tôt pour tirer l’ensemble des conclusions
relatives à la réunion de Béthléem ou pour produire une analyse
exhaustive des dynamiques qui s’y sont exprimées. On peut
néanmoins tirer quelques bilans et formuler un certain nombre
d’hypothèses.
Une question, simpliste mais nécessaire, s’impose : qui a
gagné ?
Pour nombre de commentateurs, le « grand vainqueur » de la
Convention est Mahmoud Abbas, réélu triomphalement à la tête du
CC sans opposition déclarée. On pourra noter ici que certains ne
sont pas à une contradiction près, qui soulignent dans le même
temps la victoire de la pseudo-« jeune garde » et le succès
d’Abu Mazen, 74 ans, membre fondateur du Fatah en 1959, à la
tête de son CC, Secrétaire Général de l’OLP, responsable des
négociations d’Oslo (c’est lui qui a signé la Déclaration de
Principes en 1993), ancien Premier Ministre et actuel Président
de l’Autorité Palestinienne. La notion de « vieille garde » est
donc elle aussi à géométrie variable…
Affirmer qu’Abu Mazen est le grand vainqueur de la Convention
du Fatah n’est cependant pas une contre-vérité. Il a en effet
réussi à franchir le principal obstacle auquel il risquait de se
heurter avec l’organisation de cette Convention : des critiques
trop virulentes de la politique conduite par l’AP depuis sa
création il y a quinze ans, qui auraient pu conduire à une
remise en cause de sa légitimité personnelle pour diriger le
Fatah. Le moins que l’on puisse dire est que, si des voix
discordantes se sont exprimées, elles ont été pour l’essentiel
contenues. Et ce pour principalement deux raisons : a) les
modalités d’organisation de la Convention ; b) la fragmentation
du Fatah.
a) En choisissant d’organiser la Convention à Béthléem,
Mahmoud Abbas et ses proches ont neutralisé une bonne partie des
opposants « de l’extérieur » : nombre de militants et cadres
critiques, résidant à l’extérieur de la Cisjordanie, ont tout
simplement refusé de se rendre à la Convention, affirmant que la
tenue du congrès d’un Mouvement de libération nationale dans un
territoire sous occupation et donc, avec l’autorisation et sous
contrôle de la puissance occupante, était un non-sens. Certains,
qui avaient décidé de ne pas boycotter, n’ont pas reçu le permis
d’entrée des autorités israéliennes.
Trois jours avant le début de la Convention, Azzam al-Ahmad,
à la tête du Groupe Fatah au Conseil Législatif Palestinien,
annonçait que le nombre de délégués avait été relevé de 1252 à…
2265 ! Soit un quasi-doublement, à la totale discrétion d’Abu
Mazen et de certains membres du Comité d’organisation. En
augmentant arbitrairement le nombre de délégués, désignés dans
des conditions plus qu’opaques, l’équipe d’organisation de la
Convention a non seulement « noyé » les opposants de
l’intérieur, mais s’est aussi offert les loyautés de certains
éléments critiques, leur offrant la possibilité de gonfler
artificiellement le nombre de leurs partisans à la Convention et
donc de prétendre à une place dans les instances de direction du
mouvement.
En décidant de se faire élire en public, par acclamation, à
main levée, et avant même les votes pour l’élection du CC et du
Conseil Révolutionnaire (procédés qui favorise les réflexes
légitimistes et dissuade les opposants de s’exprimer
[14]), Abbas, tout en contournant les
statuts du Fatah et en évitant de se mesurer aux autres
candidats au CC (rien ne semble indiquer, bien au contraire,
qu’il est celui qui aurait obtenu le plus de voix…), a parachevé
son succès : la presse a relevé son élection « à l’unanimité »
alors que tous les observateurs indépendants présents sur place
ont refusé d’employer ce terme, tant la manœuvre était
grossière. Le procédé est d’ailleurs aujourd’hui contesté à
l’intérieur même du Fatah [15], entre
autres par le Secrétaire Général sortant, Farouq Qaddoumi, qui
affirme que « ce mode d’élection est une forme de coercition
indirecte pour influencer la volonté de l’électorat et pour
donner au dirigeant le pouvoir absolu de bannir ses opposants »
[16].
Mahmoud Abbas
b) Mais au-delà des manœuvres administratives, c’est l’état
de décomposition avancée du Fatah qui explique la victoire d’Abu
Mazen. Intérieur/extérieur, Gaza/Cisjordanie, Zones autonomes de
Jénine/de Naplouse/de Béthléem/etc… : depuis les Accords d’Oslo
le Fatah s’est progressivement transformé en conglomérat de
fractions locales, dans lequel les groupes d’affinités ne se
sont plus structurés en termes de clivages politiques mais
autour des localismes et des réseaux individuels de loyautés.
Cette décomposition s’explique tant par la poursuite de
l’occupation israélienne (fragmentation des Zones autonomes) que
par la politique du noyau dirigeant de l’AP [17]:
en favorisant l’émergence de potentats locaux, la direction de
l’AP s’est assuré le monopole sur les instances « nationales »
et a tenté d’asseoir sa légitimité en multipliant les réseaux
dépendants de leur proximité avec le pouvoir central. Cette
politique a montré ses limites lors des élections législatives
de 2006, au cours desquelles les potentats locaux et nationaux
ont été balayés par le vote populaire. Lors des primaires
(internes) qui ont précédé ces mêmes élections, le Fatah a
littéralement implosé en raison des candidatures multiples et
des affrontements personnels entre notabilités locales
[18].
C’est ce Fatah fragmenté par le népotisme, de moins en moins
enclin aux débats internes quant aux questions politiques
nationales, qui a tenu récemment sa 1ère Convention
en 20 ans. On ne peut dès lors être que peu surpris de constater
que la Convention n’ait pas été polarisée par les débats
politiques mais par les querelles de personnes, les questions de
procédures, les alliances tactiques et, au final, l’élection
d’un CC qui n’est en aucun cas un organe de direction collective
porteur d’une orientation politique mais essentiellement une
juxtaposition d’individus portés par leurs réseaux personnels.
Et ce ne sont certainement pas les textes d’orientation
adoptés lors de la Convention, qui, dans la tradition de l’OLP,
prônent simultanément « la lutte jusqu’à l’élimination de
l’entité sioniste » et la nécessité d’une solution négociée avec
les autorités israéliennes, qui peuvent servir de mandat à la
nouvelle direction. Au contraire, les contradictions inhérentes
à ces textes leur confèrent une valeur proche de zéro.
Le mode d’élection du CC (vote sur des personnes, non sur des
programmes) a largement participé de cette dépolitisation. Si
l’on y ajoute le gonflement artificiel du nombre de délégués,
qui a renforcé le fonctionnement en réseaux, on comprend
d’autant mieux pourquoi aucune opposition politique structurée
n’a émergé lors de la Convention.
Fatah : renaissance ou seconde mort ?
Ainsi cohabitent, au sein du CC, des figures historiques de
l’OLP (Mohammad Ghneim, Salim Za’noun…), des fonctionnaires de
l’AP sans passé militant (Saeb Erekat…), des ex-responsables des
Services de Sécurité (Jibril Rajoub, Mohammad Dahlan, Tawfiq al-Tirawi…)
ou des cadres du Fatah relativement populaires et identifiés
comme critiques de la politique d’Abu Mazen (Marwan Barghouti,
Mahmoud al-Aloul…). Mais au-delà de cette juxtaposition de
légitimités, qui ne va pas manquer de se traduire en conflits
dans les semaines et mois qui viennent, se dégagent un certain
nombre de tendances qui permettent de porter une appréciation
politique sur les résultats de la Convention de Béthléem.
La 6ème Convention du Fatah est-elle, comme le
prétendent nombre de nouveaux élus et de commentateurs, celle de
la rupture et de la renaissance ?
Tout indique que l’on ne peut répondre à cette question que
par la négative. Si rupture il y a eu, elle date de plus d’une
quinzaine d’années, lorsqu’une fraction de la direction
historique de l’OLP, et donc du Fatah, s’est résolue à signer un
accord qui, loin de répondre aux revendications nationales des
Palestiniens, ne leur offrait qu’un semblant d’autonomie qui
s’est avéré, à l’épreuve des faits, n’être que la poursuite de
l’occupation par d’autres moyens. Les Accords d’Oslo et la
constitution de l’AP ont été une rupture majeure, réduisant la
question palestinienne à celle des Palestiniens de Cisjordanie
et de Gaza et fixant comme principales tâches au Fatah la
construction d’un appareil d’Etat sans Etat et la coopération,
parfois à marche forcée, avec Israël, afin d’obtenir davantage
dans le cadre du processus négocié, au détriment de la lutte
quotidienne contre l’occupation et pour le retour des réfugiés.
Ce sont ces dynamiques qui ont été enregistrées lors de la
Convention du Fatah, qui a davantage joué un rôle de révélateur
que donné le signal d’un nouveau départ. Les militants du Fatah,
acteurs de la lutte de libération, sont très minoritaires au
sein de la nouvelle direction. La majorité du CC se compose en
réalité de purs produits des « années Oslo » et de l’appareil de
l’AP, quand bien même ils auraient un passé militant :
Ministres, anciens Ministres, anciens Conseillers d’Arafat,
Conseillers d’Abu Mazen, ex-responsables des forces de sécurité,
« négociateurs », hauts fonctionnaires… Tout le panel du
« personnel politique d’Oslo » est là.
Qui plus est, la forte présence de représentants du secteur
économique et du secteur sécuritaire est à l’image de la
politique de l’AP depuis sa prise en main par le duo Abbas-Fayyad
[19] : priorité accordée au développement
économique (passant par la normalisation des relations avec
Israël) et développement sans précédent des politiques
sécuritaires.
D’autres éléments confirment cette tendance :
quasi-disparition, au CC, des représentants des Palestiniens de
l’extérieur, sur lesquels l’AP n’exerce aucune juridiction (un
seul élu, Sultan Abu al-Aynayn, dirigeant du Fatah au Liban) et
des Palestiniens de la Bande de Gaza, que l’AP a « perdue » en
juin 2007 ; non-élection (remarquée) d’Hussam Khadr, figure
respectée du Fatah, connu pour ses activités militantes et ses
critiques de la politique de l’AP ; « recomptage » de dernière
minute qui a permis à at-Tayyib Abdul Rahim, adjoint du
Président Abbas, de « gagner » 26 voix et d’être finalement élu
au CC alors qu’il était au départ donné battu…
C’est en ce sens que l’on peut parler de la « deuxième mort »
annoncée du Fatah : passé de mouvement de libération nationale à
principal acteur de la construction d’un appareil d’Etat sous
occupation, le Fatah n’est désormais même plus une organisation
politique pouvant prétendre représenter de manière cohérente le
peuple palestinien. La Convention de Béthléem a sanctionné cet
état de fait, même si l’organisation compte encore en son sein
nombre de militants et de cadres honnêtes et sincères : le Fatah
est un conglomérat de baronnies locales et de réseaux
clientélistes, quasi-mafieux, sous la coupe d’un pouvoir non-élu
[20] qui n’hésite pas à fermer les bureaux
d’al-Jazeera, à traquer, enfermer, voire assassiner ses
opposants, quand il ne les livre pas à Israël au cours
d’opérations conjointes.
Depuis la fin du Congrès se succèdent les démissions, les
accusations de fraude, les déclarations de non-reconnaissance
des résultats du congrès et les affrontements physiques. Les
événements en cours ne sont que les plus récents symptômes de
l’irréversible agonie. Mais la mort du Fatah tel qu’il s’est
constitué il y a 50 ans ne signifie pas la mort du peuple
palestinien et de ses aspirations, ne préjuge en aucun cas des
évolutions à venir et n’empêchera pas, comme chacun s’en rendra
compte assez tôt, les explosions futures.
Notes:
[1]
Antonio Gramsci, Selections from the Prison
Notebooks, Quintin Hoare et
Geoffrey Nowell Smith (eds), International Publishers, New York,
1971, p.276 (traduction J.S.).
[2]
Voir, entre autres, Khalil Shikaki,
Old Guard, Young Guard: the Palestinian
Authority and the Peace Process at Cross Roads
(novembre 2001), sur
http://www.ipcri.org/files/oldyoungshikaki.html,
et Palestinians divided
(février 2002), sur
http://www.foreignaffairs.com/articles/57622/khalil-shikaki/palestinians-divided
[3]
Shikaki,
Palestinians divided, op. cit.
[4]
On pourra se référer utilement à
Jean-François Legrain, « Le fantôme d’Arafat »,
Critique Internationale
n°16, janvier 2002, pp. 40-48, sur
http://www.gremmo.mom.fr/legrain/critiqueint200207.htm
[5]
Voir mon article
Comment les Etats-Unis ont organisé une
tentative de putsch contre le Hamas
sur
http://juliensalingue.over-blog.com/article-19456849.html
[6]
Laetitia Bucaille, « L’économie à l’ombre
des services de sécurité », dans A. Gresh, D. Billion
et al.,
Actualités de l’Etat palestinien,
Paris, Editions Complexe, 2000, p. 53.
[7] Eli Halahmi, ancien PDG de la
compagnie pétrolière Pedasco, cité par Ronen Bergman et David
Ratner, « The Man who Swallowed Gaza », dans
Ha'aretz,
supplément week-end du 4 avril 1997.
[8]
A Jénine, le Hamas est sous contrôle.
Entretien avec Hisham Rohr, responsable de la Sécurité
Préventive à Jénine (mai 2008),
sur
http://juliensalingue.over-blog.com/article-19569861.html
[9]
Salingue, Comment les Etats-Unis
ont organisé une tentative de putsch contre le Hamas, op. cit.
[10]
Ce qui a valu à Dahlan le surnom de
« Pinochet palestinien » chez certains commentateurs et
analystes… Voir par exemple Joseph Massad,
Pinochet in Palestine ?
(novembre 2006) sur
http://weekly.ahram.org.eg/2006/819/op2.htm
et Tony Karon,
Palestinian Pinochet Making His Move ?
(mai 2007) sur
http://tonykaron.com/2007/05/15/palestinian-pinochet-making-his-move/
[11]
Laetitia Bucaille,
Générations Intifada,
Paris, Hachette Littérature, 2002, pp. 65-66.
[12]
Voir le texte et les signataires sur
http://www.france-palestine.org/article4843.html
[13]
Ils avaient alors menacé de déposer une
liste concurrente à la liste officielle du Fatah.
[14]
Voir entre autres Robert Michels,
Les partis politiques, essai sur le
tendances oligarchiques des démocraties,
Flammarion, Collection « Champs », Paris, 1971 (Première édition
française : 1914), notamment le chapitre « La stabilité des
chefs ».
[15]
Voir par exemple
Angry Fatah members to deliver rejection
memo to Abbas over elections
sur
http://maannews.net/eng/ViewDetails.aspx?ID=218855
[16]
Qaddoumi rejects Fatah elections
sur
http://www.maannews.net/eng/ViewDetails.aspx?ID=218820
[17]
Voir notamment Jean-François Legrain,
« Autonomie palestinienne : la politique des néo-notables »,
dans Revue du Monde Musulmanet
de la Méditerranée (REMMM),
81-82, 1996, pp. 153-206, sur
http://www.gremmo.mom.fr/legrain/neonotables1.htm
[18]
C’est ainsi que dans le district d’Hébron
plus de 100 candidats se sont présentés lors des primaires du
Fatah (pour 9 places)… Certains des battus se sont néanmoins
portés candidats aux élections législatives, divisant encore un
peu plus le « socle électoral » du Fatah…
[19]
Voir mon article L’échec
programmé du plan « Silence contre Nourriture » : où va le
gouvernement de Salam Fayyad ?
(juin 2008) sur
http://juliensalingue.over-blog.com/article-20129960.html
[20]
Le mandat présidentiel d’Abu Mazen a pris
fin le 9 janvier dernier, tandis que le Premier Ministre Salam
Fayyad n’a obtenu que 2.4 des voix lors des législatives de
2006…
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