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Le
développement du mouvement national avant la Première Intifada
Julien Salingue
Affiche de l'artiste militant Jihad Mansour
Samedi 3
mai 2008 Avertissement : comme mon précédent
article sur les Accords
d'Oslo, le texte qui suit est directement issu de mes travaux
universitaires. Je le mets en ligne suite à plusieurs
sollicitations et questions concernant une période déjà
ancienne mais néanmoins instructive pour qui s'intéresse aux développements
de la lutte du peuple palestinien. Il s'agit de la période qui précède
la première Intifada (1987), principalement la période
1967-1987. Je ne prétends évidemment pas faire ici
un panorama exhaustif du développement du mouvement national
palestinien durant ces années. Des livres entiers ont été écrits
à ce sujet. Il s'agit plutôt, de manière synthétique, de
tenter d'identifier les principaux groupes qui ont joué un rôle
dans le développement du mouvement national à l'intérieur des
territoires occupés, de penser leurs évolutions et de faire
un "état des lieux" du poids de ces différents groupes
et des rapports qu'ils entretiennent à la veille de la Première
Intifada. L'objectif de ce travail n'est pas juste
"historique". Un certain nombre des dynamiques identifiées
ici permettent d'apporter un éclairage sur bien des développements
ultérieurs, que ce soit la Première Intifada elle-même, les
Accords d'Oslo, la Seconde Intifada ou la situation complexe qui règne
aujourd'hui dans les territoires palestiniens. L'article
comporte 5 parties :
1 Les élites palestiniennes traditionnelles
2) L'OLP
3) Le mouvement nationaliste dans les territoires palestiniens
4) La volonté d'hégémonie de l'extérieur
5) Les élites palestiniennes à la veille de l'Intifada
1) Les élites palestiniennes traditionnelles
« Le groupe politique dominant dans la société
palestinienne durant le 19ème et le 20ème siècle a été la
classe à laquelle on se réfère sous le nom de notables. La
formation de cette classe de notables remonte au 19ème siècle,
lorsque l'Empire ottoman, dans le cadre d'une restructuration
administrative d'ampleur, a utilisé des personnalités locales
proéminentes en Palestine comme intermédiaires entre [le pouvoir
central] et le reste de la population de la zone. (…)
[Mais] alors que la classe des notables a été généralement
renversée, dans le Monde arabe, durant la période qui a suivi
les indépendances, en Palestine elle a conservé sa position de
domination. L'explication est assez simple : tous les Etats
dominants ont continué de s'appuyer sur les notables
palestiniens, intermédiaires utiles [entre ces Etats] et
la population locale » 1.
Durant la période d’administration jordanienne (1948-1967), les
autorités d'Amman s'appuient sur les notables palestiniens, qui
ont subi des pertes considérables avec la guerre de 1948,
l'annexion de plusieurs milliers d'hectares de terres par Israël
et l'exode forcé de près de 800 000 Palestiniens. Industriels,
commerçants et grands propriétaires terriens, les notables ont
pour la plupart été frappés par la guerre. Leur rôle central
dans la société palestinienne est menacé de décroître considérablement
du fait de la forte diminution de leurs ressources et donc de la
base matérielle de leur légitimité et de leur position sociale.
La stratégie du Roi de Jordanie, afin d'assurer la domination
d'Amman sur la Cisjordanie, consiste donc à s'appuyer sur les
notables menacés par la situation qui suit la guerre de 1948 en
leur donnant une place et un rôle dans la nouvelle administration
jordanienne de la Cisjordanie.
Les notables palestiniens ont en effet perdu une partie importante
de leurs sources de revenus et « [ne peuvent] conserver leur
influence qu'en servant d'intermédiaires entre le pouvoir
central, désormais principal prestataire de richesses, et la population
locale » 2. La Jordanie va donc utiliser ces notables
affaiblis et dépendants du pouvoir central. Certains sont nommés
maires, d'autres sont intégrés au Parlement, exerçant même parfois
des responsabilités dans le gouvernement jordanien : Mohammad Ali
al-Jabari, membre d'une grande famille d'Hébron, est nommé maire
d'Hébron et sera Ministre de l'Education nationale ; Raghib Bey
al-Nashashibi, représentant d'une grande famille de Jérusalem est
nommé gouverneur militaire de la Cisjordanie puis Ministre de
l'Agriculture.
Les notables de Cisjordanie sont au cœur du dispositif jordanien
d'administration de la rive ouest du Jourdain. « La volonté
de la plus grande partie de l'élite de Cisjordanie de coopérer avec
Amman sur la base d'arrangements temporaires rencontra l'approche
jordanienne, qui consistait à développer une politique de pacification
des relations avec les groupements politiques de Cisjordanie tant
qu'ils ne remettaient pas en cause (…) le pouvoir du
royaume. En ce sens, les tendances à la coopération chez l'élite
palestinienne permirent au gouvernement jordanien d'assurer son contrôle
sur cette élite sans avoir recours à la confrontation » 3.
Chacune des deux parties trouve son intérêt dans cet arrangement
implicite : la Jordanie asseoit son contrôle sur la Cisjordanie en
évitant notamment de devoir affronter des revendications indépendantistes,
dans la mesure où sont favorisés les notables qui sont le plus dépendants
de la politique et de l'économie jordaniennes. De leur côté, les
notables palestiniens, qui deviennent des éléments
incontournables, notamment dans le domaine administratif, pour la
population palestinienne, continuent d'occuper, grâce au roi de
Jordanie, une position sociale d'importance, qui était menacée par
les pertes consécutives à la guerre.
Dans le même temps, la Jordanie se prémunit contre toute émergence
d'une direction politique indépendante en Cisjordanie : les trois
provinces qui la composent sont divisées en sept districts dont les
autorités sont directement responsables devant le Ministère de l'Intérieur
jordanien. De même, Amman reste la capitale politique et administrative
alors que des responsables palestiniens réclamaient le transfert
d'un certain nombre d'institutions à Jérusalem. Les autorités jordaniennes
vont donc maintenir, voire renforcer, la position des notables, tout
en les maintenant dans une situation de dépendance, notamment économique,
et en veillant à fragmenter suffisamment le pouvoir en Cisjordanie
pour que la « zone d'influence » de ces notables se limite à leur
localité ou, au maximum, leur district. La Jordanie va par ailleurs
contrôler l'opposition en interdisant tous les partis politiques
dissidents (avec notamment la Constitution de 1952 qui interdit toute
organisation politique dont l'idéologie ou les activités menaceraient
« l'ordre public et la sécurité »).
La politique jordanienne « renforce la structure patriarcale
de la société [avec le recours] aux liens personnels plutôt
qu'à des relations institutionnalisées comme unique mode de participation
politique » 4. Les notables sont liés individuellement
à Amman, dépendent financièrement de la Jordanie, ce qui permet
à cette dernière « [d']assurer son contrôle sur la Cisjordanie
en soutenant ces " représentants " locaux,
traditionnels, dont la loyauté est assurée tout en faisant obstacle
à l'éventuelle formation d'une infrastructure politique palestinienne
moderne et institutionnalisée, qui aurait réduit le pouvoir du régime
hachémite » 5.
À Gaza, même s'il n'y a pas d'annexion comme en Cisjordanie, le
pouvoir égyptien va également s'appuyer sur les notables locaux.
« Durant ses 19 années d'administration de Gaza, l'Egypte a
utilisé les familles de notables comme intermédiaires avec la population
locale. Les clans Shawwa et Rayyes ont été utilisés par les Egyptiens
pour maintenir le calme politique à Gaza, et en conséquence les
deux familles ont continué à prospérer » 6. Nasser
n'établit pas une administration directe de la bande de Gaza mais
se contente de la contrôler indirectement via des grandes familles
de notables cooptées politiquement et économiquement.
L'Egypte va permettre, en les contrôlant sévèrement, l'émergence
de structures politiques palestiniennes comme le Gouvernement
de toute la Palestine (créé en septembre 1948). Il s'agit pour
l'Egypte, non de favoriser le développement de forces politiques
palestiniennes autonomes, mais de s'en servir comme un outil dans
sa lutte d'influence avec la Jordanie. Le fait que le leadership du
Gouvernement de toute la Palestine soit confié à Haj Amin al-Hussaini
est révélateur : ce représentant d'une grande famille de Jérusalem
est un rival déclaré du clan al-Nashashibi, avec lequel Amman a
choisi d'entretenir une relation privilégiée. Autre élément notable
: contrairement à la Jordanie, l'Egypte n'impose pas aux réfugiés
de Gaza l'acquisition de la nationalité égyptienne. Ce faisant,
Nasser indique qu'il ne souhaite pas, contrairement au Roi
Abdallah, intégrer les territoires palestiniens et leur population
à son propre Etat. Il ne faut cependant pas en conclure que Nasser
a favorisé l'émergence d'un mouvement national palestinien autonome
à Gaza. Le véritable pouvoir a été confié aux grandes familles
tandis que les structures politiques étaient sévèrement contrôlées
par l'Egypte. Aussi les Frères Musulmans comme le Parti Communiste
étaient-ils interdits à Gaza.
« À la différence de la Cisjordanie intégrée au royaume
hachémite, la bande de Gaza n'a jamais été annexée par l'Égypte
qui a toujours mis en avant le caractère provisoire de sa gestion
d'un territoire palestinien placé sous contrôle militaire. L'Égypte
n'en a pas pour autant favorisé ni même toléré le développement
d'une vie politique palestinienne propre. L'éphémère expérience
du " gouvernement arabe de toute la Palestine " comme celle
de la première OLP n'ont ainsi été avant tout que des extensions
de la politique égyptienne dans le cadre de la rivalité interarabe
en matière palestinienne. Détenu par une classe étroite de personnel
nommé par le gouverneur militaire, le pouvoir à Gaza n'a ainsi jamais
donné lieu à une véritable compétition politique » 7.
Avec la Guerre des Six Jours et l'occupation israélienne la
situation va progressivement se modifier. Israël fait le choix de
maintenir une partie des structures locales de pouvoir (les maires
sont laissés en place jusqu'à l'organisation d'élections en
1972), espérant pouvoir se décharger d'une partie des
responsabilités de la gestion des territoires palestiniens en
s'appuyant sur les leaders locaux, notamment les Maires et les
Mukhtars (chefs de villages). Certains, parmi les notables, se
satisfont au départ de ce système : « Shaykh [Mohammed
Ali al-] Jabari est passé facilement [d'une situation] où
il était le lien vital des Jordaniens avec la population à
[une situation] où il a joué le même rôle pour les Israéliens
» 8. Mais, comme les Jordaniens, les Israéliens
encadrent strictement le pouvoir des notables locaux et veillent
à ce qu'il ne s'étende pas au-delà des limites de la
municipalité ou du district. « Avec la municipalité, ou au
maximum le district, comme limite de l'influence du leader
palestinien, les Israéliens ont rapidement découvert les
avantages, pour une armée d'occupation, de l'absence d'un
leadership uni et unifiant » 9.
Mais la relative stabilité (malgré le déséquilibre dans la
relation entre Amman ou Le Caire et les notables palestiniens) qui
avait caractérisé la période 1948-1967 ne va pas durer sous
l'occupation israélienne. La puissance occupante ne va pas
pouvoir établir un réseau d'alliés locaux comme elle l'espérait,
et ce pour trois raisons principales :
a) Que ce soit d'un point de vue symbolique ou d'un point de vue
politique, Israël n'est pas la Jordanie ou l'Egypte. Aux yeux de
la population palestinienne elle présente toutes les caractéristiques
d'une puissance étrangère occupante et, dans la mesure où elle
se comporte comme telle, une stratégie d'alliance explicite avec
les autorités d'occupation est impossible pour les notables.
b) Les bases matérielles du pouvoir des notables, notamment la
possession de terres et le pouvoir économique, ont déjà été
considérablement amoindries par la guerre de 1948. Avec la
vassalisation de l'économie palestinienne, ces bases se
restreignent encore plus. L'économie palestinienne et son développement
sont en effet subordonnés aux intérêts économiques israéliens.
Les modifications que cette situation entraîne sont considérables
et amoindrissent le pouvoir des notables. Avec les confiscations
de terres (chute des emplois dans le domaine agricole) et le
recours massif à la main d'œuvre palestinienne en Israël, la
population est de moins en moins dépendante de ces grands propriétaires
terriens ou de ces grands commerçants. De plus, contrairement à
ce qui était le cas à l'époque jordanienne, les notables
palestiniens n'exercent pas de fonctions d'importance dans
l'administration israélienne. Leur statut de représentants
incontournables du pouvoir central s'amoindrit lui aussi même
s'ils restent dépositaires d'une partie des prérogatives de
l'administration jordanienne. Les notables ne tirent donc pas de bénéfice
de l'occupation israélienne, bien au contraire, et vont
progressivement, pour une partie d'entre eux, se tourner vers le
mouvement nationaliste.
c) Le développement de l'OLP et la prise de contrôle de sa direction
par les mouvements de guérilla en 1969 va avoir des répercussions
dans les territoires palestiniens. Durant les années 70 et 80 les
notables vont perdre leur légitimité politique au profit des organisations
et personnalités se revendiquant de l'OLP et du mouvement
nationaliste.
2) L'OLP
À la fin des années 50, un groupe de Palestiniens exilés fonde,
depuis le Koweït, le « Mouvement de libération nationale palestinienne
», connu sous son acronyme inversé Fatah. On trouve parmi
ses membres fondateurs Yasser Arafat (Abu Ammar), Khalil al-Wazir
(Abu Jihad), Salah Khalaf (Abu Iyad) et Farrouk Kaddoumi (Abu
Lutf). Tirant les conséquences de la défaite de 1948 et de ce qu'ils
considèrent comme la passivité des régimes arabes depuis cette
défaite et « à l'inverse des idéaux panarabes, nassériens
ou baathistes dominants à l'époque, le mouvement fait de la libération
de la Palestine la condition de l'unité du monde arabe. Dans un souci
d'autonomisation de la décision palestinienne et fort des exemples
vietnamien et algérien, il prône la " guerre populaire
" menée par les " masses " avec ou sans le concours
du monde arabe » 10. Le Fatah va, à partir de
1965, multiplier les actions armées contre des objectifs militaires
israéliens depuis les Etats arabes frontaliers, notamment la Jordanie
et le Liban.
Mais ce n'est qu'après la défaite arabe de juin 1967 que le Fatah
va connaître sa véritable expansion. « Au lendemain de la
victoire d'Israël (…) la lutte armée du Fatah rendit
l'espoir à des millions de personnes dans le monde arabe sur la
possibilité de résister. Au cours de la " bataille de Karameh
" menée par le Fatah en 1968, une guérilla palestinienne
sous-équipée tint tête aux Forces de Défense Israéliennes tout
près de la ville jordanienne de Karameh. De partout dans le
monde, des milliers de personnes, palestiniennes ou non, rejoignirent
les rangs du Fatah » 11. C'est en 1968-1969 que
le Fatah prend le contrôle de l'OLP.
L'Organisation de Libération de la Palestine (OLP) a été créée
en 1964 à l'initiative des Etats de la Ligue Arabe, notamment de
l'Egypte de Nasser. À ses origines l'OLP n'est pas une organisation
dont les Palestiniens se seraient eux-mêmes dotés mais bel et
bien une création ex nihilo des Etats arabes, qui reflète
les débats et les oppositions qui traversaient la Ligue Arabe
à l'époque 12. Les statuts et la charte de l'OLP adoptés
en 1964 ne font aucune référence à une quelconque « souveraineté
palestinienne », la Palestine est au contraire définie comme
« une partie arabe liée par les liens du nationalisme aux
autres contrées arabes qui forment avec elle la Grande Patrie Arabe
» (art. l). « L'article 24 de la Charte précise même que
l'OLP n'exerce aucune souveraineté « régionale » (iqlimiya)
sur la Cisjordanie, ni sur la bande de Gaza, ni sur la région d'El
Himma (territoire palestinien aux mains de la Syrie) » 13.
En d'autres termes, l'OLP n'est à ses débuts qu'une création
diplomatique qui ne rencontre aucun écho en Cisjordanie et à
Gaza.
Après la défaite militaire de juin 1967, la légitimité des régimes
arabes va considérablement s'affaiblir dans la population
palestinienne, que ce soit celle des territoires occupés ou celle
des pays alentours. C'est dans ce contexte que le Fatah et sa ligne
de refus de la subordination de la question palestinienne à la
politique des régimes arabes vont gagner en popularité et en
audience. Avec la prise de contrôle de l'OLP par les organisations
de guérilla (dont la plus connue et la plus forte est le
Fatah), les choses vont donc se modifier. « En juillet
1968, se réunit le quatrième Conseil national palestinien, dominé
par le Fath. La Charte nationale ainsi que des statuts de l'OLP
sont modifiés. Ils mettent en avant la lutte armée. L'article
9 de la Charte amendée précise que " Le peuple arabe
de Palestine [...] affirme son droit à l'autodétermination et
à la souveraineté sur son pays ". Dès l'article 1 on
définit la Palestine comme " la patrie du peuple arabe
palestinien ", dont le rôle est sans cesse souligné.
Cette insistance se traduit dans la définition même de l'OLP,
" qui représente les forces révolutionnaires
palestiniennes, est responsable du mouvement du peuple arabe palestinien
dans sa lutte en vue de recouvrer sa patrie, de la libérer et d'y
revenir afin d'y exercer son droit à l'autodétermination
" » 14.
À ses débuts, la « nouvelle OLP » considère la lutte armée
révolutionnaire comme seule tactique dans son combat contre
Israël. L'occupation militaire de la Cisjordanie et de Gaza rend
impossible l'établissement de cellules de guérilla, d'où une
faible préoccupation, de la part de la direction de l'OLP, pour
les territoires occupés et une focalisation sur les camps de réfugiés
des pays arabes voisins et sur la construction de l'OLP comme entité
politique à part entière.
Dès le début des années 70, Arafat et ses proches, à la recherche
d'une légitimité internationale, adoptent le principe d'une solution
négociée, pensée comme une étape vers la libération de toute
la Palestine. Dès lors, « l'OLP décida de conquérir sa place
politique [dans les territoires occupés] face au royaume
hachémite et manifesta pour la première fois son intérêt pour
l'Intérieur. La population, qui s'était détournée de la Jordanie
après les massacres de Septembre Noir (1970), n'hésita pas à
répondre positivement à cette demande et, rapidement, accorda
un soutien massif à cette OLP renouvelée, dynamisée tant par
ses succès diplomatiques à l'Extérieur (discours de Yasser Arafat
à l'ONU et sommet arabe de Rabat en 1974) que par l'activité de
quelques grandes figures charismatiques de l'Intérieur. L'OLP s'imposa
alors comme acteur désormais central dans les territoires occupés
bien qu'extérieur par la localisation de son haut commandement
» 15.
On assiste alors à un rapide mouvement de bureaucratisation à
l'intérieur de l'organisation. « Un rapport sur
" les structures de l'OLP ", rédigé par le
" responsable du bureau de Yasser Arafat ", après
avoir longuement décrit les différentes instances législatives,
exécutives et judiciaires de la centrale palestinienne, y compris
ses tribunaux, ses prisons et ses départements aussi variés que
ceux de toute administration étatique, conclut : " L'OLP
diffère par sa nature des autres organisations qui ont représenté,
ou représentent encore, leurs peuples respectifs dans leur lutte
de libération nationale. L'OLP n'est pas un parti politique, et
elle est plus large qu'un front de libération. C'est une institution
qui a la nature d'un Etat " » 16. Après son expulsion
de Jordanie en 1970-1971, l'OLP-Fatah va établir au Liban un véritable
Etat dans l'Etat, qui restera dans l'Histoire sous le nom de « République
de Fakahani ». L'appareil bureaucratico-militaire de l'OLP
emploie des dizaines de milliers de Palestiniens aux quatre coins
du monde, avec entre autres la multiplication, à l'instar d'un
Etat constitué, des représentations diplomatiques à l'étranger.
On peut enfin noter que l'établissement de cet « appareil
d'Etat sans Etat » (Achcar) et la manne financière qui transite
par ses caisses (dons des pays arabes mais aussi taxes sur les revenus
des travailleurs palestiniens des pays pétroliers) vont donner
naissance à un vaste réseau de corruption et de clientélisme
sous le contrôle des plus hauts dirigeants de l'OLP, au premier
rang desquels Yasser Arafat et les « spécialistes » des questions
financières comme Ahmed Qoreï (Abu Ala) et Mahmoud Abbas (Abu
Mazen).
Le développement et les choix stratégiques de l'OLP sous la
direction du Fatah vont bouleverser la donne dans les
territoires palestiniens occupés par Israël. Une
reconfiguration du paysage politique s'opère au cours des années
70 : les élites traditionnelles vont voir progressivement s'éroder
leur hégémonie sur le champ politique, que ce soit dans
l'exercice des responsabilités (si infimes soient-elles) ou
dans la représentation. On entre dans un combat à trois (Israël,
la Jordanie, L'OLP) dans la lutte pour la légitimité auprès
de la population des territoires occupés et pour le contrôle
de ses élites.
3) Le mouvement nationaliste dans les territoires
palestiniens
Les Palestiniens « de l'intérieur » n'attendent pas le
changement de stratégie de la direction de l'OLP pour tenter de
construire un front de résistance à l'occupation israélienne.
Constatant l'impuissance des élites traditionnelles pour
organiser la lutte contre l'occupation israélienne, et ce bien
qu'une majorité d'entre elles y soit ouvertement hostile, des
militants nationalistes décident de mettre en place des
structures de lutte et de coordination dans les territoires
occupés. Le Front National Palestinien est fondé en 1972-1973.
L'initiative est prise par le Parti Communiste, rejoint par des
militants du Mouvement Nationaliste Arabe, des Baathistes, des
membres des organisations de guérilla (le Fatah bien sûr, mais
aussi le Front Démocratique pour la Libération de la Palestine
(FDLP), tous les deux membres de l'OLP). Une partie des notables
se joignent à l'initiative. « Les fondateurs du Front
National Palestinien le voyaient avant tout comme un moyen
d'organiser l'opposition politique à l'occupation militaire
israélienne. (…) Le but du Front, prétendaient-ils,
était l'unification de tous les groupes et de toutes les forces
politiques des territoires occupés dans la lutte contre Israël,
nonobstant leurs orientations idéologiques et politiques
» 17.
Le Front National Palestinien est légitimé par le Conseil National
Palestinien (CNP, « parlement » de l'OLP) de janvier 1973. Il
est l'expression de l'émergence d'une nouvelle élite dans les
territoires occupés, une élite politique qui, contrairement à
la période de domination des notables, ne se confond pas avec l’élite
sociale et économique : « Une nouvelle élite politique, plus
jeune et à la base sociale plus diversifiée que les notables pro-jordaniens
traditionnels, se structure ainsi au sein du Front dont le comité
central, clandestin, regroupe des personnalités de tous bords
politiques. L'unité entre la Cisjordanie et la bande de Gaza y
est manifestée par la présence d'un représentant de Gaza
» 18. On trouve au sein du FNP des représentants des
divers groupes de guérilla, des factions politiques, mais aussi
des syndicats, des associations étudiantes, des organisations de
femmes, des marchands, des propriétaires terriens, des paysans,
ainsi que des représentants de l'establishment religieux. Malgré
la répression dont sont victimes ses membres, le FNP parvient
à remporter, au nom de l'OLP, les élections municipales de
1976, expression du développement des courants nationalistes et
du sentiment national dans les territoires palestiniens. Ce seront
d'ailleurs les dernières élections qu'Israël tolèrera. Le FNP
disparaît en 1977 (pour de raisons sur lesquelles je
reviendrai), mais d'autres structures du même type suivront, comme
le Comité d'Orientation Nationale (1978-1982).
La croissance économique et la modification de la structure sociale
palestinienne vont avoir comme conséquence la massification et
la diversification sociale du milieu étudiant. L'Université de
Bir Zeit est fondée en 1972, celle de Bethléem en 1973-1974, l'Université
al-Najah de Naplouse en 1977. Les universités vont être un terrain
d'intervention et de recrutement privilégié pour les factions
politiques de l'OLP. La forte politisation du milieu étudiant,
la répression dont sont victimes les étudiants nationalistes et
l'expérience de la prison (lieu de formation politique pour de
nombreux jeunes) participent de la modification de la composition
des élites politiques palestiniennes et de l'émergence de nouveaux
cadres. C'est autour de cette nouvelle génération d'intellectuels
issus de toutes les couches de la société palestinienne que se
développent, au cours des années 1970 et 1980, les mouvements
étudiants, les syndicats, les organisations de femmes et de multiples
autres structures ayant vocation à venir en aide et à organiser
la population des territoires occupés (associations médicales,
coopératives agricoles…).
À l'initiative des organisations membres de l'OLP, ces structures
ont deux objectifs intrinsèquement liés : pallier les manques
liés à la situation d'occupation militaire et à la quasi-absence
de prise en charge par les autorités israéliennes de ces manques
(hôpitaux, aide aux agriculteurs... ) et construire la conscience
nationaliste et la résistance à l'occupation dans la population
palestinienne. C'est le Parti Communiste qui est le premier et le
plus actif sur ce terrain, principalement pour des raisons politiques
(privilégier la lutte des masses sur la lutte armée
minoritaire) et aussi car, contrairement aux organisations de guérilla,
ses cadres ne sont pas, sauf exception, à l'extérieur des territoires
palestiniens.
Malgré les divisions entre factions palestiniennes, sur lesquelles
je reviendrai, ces structures vont avoir un impact important sur
l'ensemble de la population palestinienne des territoires occupés.
Elles répondent à des demandes bien réelles, elles créent des
liens unissant les différentes couches de la population (par exemple
des centaines d'étudiants participent à des travaux de réhabilitation
de terres agricoles, aux côtés des paysans) et elles popularisent
l'OLP et la lutte contre l'occupation tout en marginalisant les
notables et les élites traditionnelles.
En une quinzaine d'années, l'intervention des organisations de
l'OLP a considérablement changé la donne à l'intérieur des territoires
occupés par Israël. Elle a contribué à la légitimation de la
direction « extérieure » de l'OLP et a permis l'émergence de
leaders reconnus à l'intérieur des territoires. Elle a redonné
l'espoir à des centaines de milliers de Palestiniens abattus par
les défaites de 1948 et 1967 et par la violence de l'occupation
israélienne. Au-delà ce ces considérations générales, la politique
menée par l'OLP à cette époque nécessite un examen plus précis,
notamment sous l'angle des rapports entre « intérieur » et «
extérieur », qui permettra de comprendre certains processus qui
se sont développés lors de l'Intifada et, plus tard, lors de l'établissement
de l'Autorité palestinienne.
4) La volonté d'hégémonie de l'extérieur
Si le noyau dirigeant de l'OLP, constitué des membres fondateurs
du Fatah et de quelques individus cooptés par Yasser Arafat et
ses proches, entend s'appuyer, dans la perspective d'un processus
négocié, sur le développement du mouvement national à l'intérieur
des territoires occupés, il ne souhaite cependant pas l'établissement
d'infrastructures politiques autonomes en Cisjordanie et à
Gaza. Il s'agit pour ce groupe dirigeant d'éviter qu'émerge,
à l'intérieur des territoires occupés, une direction politique
alternative susceptible d'être un partenaire crédible aux yeux
d'Israël et des Etats-Unis.
Yasser Arafat et Khalil Al-Wazir
D'où une attitude ambivalente vis-à-vis des initiatives de
l'intérieur, renforcée par le fait que les équilibres entre forces
politiques diffèrent sensiblement entre l'intérieur et l'extérieur
des territoires occupés. Le poids du Parti Communiste et de la gauche
de manière générale est beaucoup pus important à l'intérieur
que dans l'OLP (et dans ses instances exécutives, que le PC ne rejoindra
qu'en 1987), ce qui permet par exemple de comprendre l'attitude de
la direction Fatah de l'OLP vis-à-vis du Front National Palestinien
dont j’ai parlé plus haut. Le FNP, bien qu'unitaire, est assez
largement dominé par la gauche, notamment le Parti Communiste. Il
affirme sa filiation à l'OLP et la reconnaît comme « seul représentant
légitime du peuple palestinien ». Mais le FNP se pense comme l'organe
le plus représentatif des Palestiniens vivant dans les territoires
occupés et considère dès lors que ses rapports avec l'OLP ne doivent
pas être à sens unique, en ce sens que les orientations générales
de l'OLP doivent tenir compte des positions du FNP (sur l'équilibre
entre la lutte armée et la lutte populaire, sur la représentation
des personnalités de Cisjordanie et de Gaza dans les instances dirigeantes
de l'OLP…). La direction de l'OLP refuse de laisser cette autonomie
au FNP : « En 1975 le Conseil Central Palestinien (un organe
politique intermédiaire entre le Comité exécutif de l'OLP et le
CNP) demande que le FNP se contente de publier les déclarations de
l'OLP. Et le Comité exécutif de l'OLP demande que la littérature
du FNP soit élaborée à l'extérieur des territoires occupés et
que le FNP soit responsable de sa seule diffusion en Cisjordanie et
à Gaza » 19. Les différends entre les organisations
membres de l'OLP et l'intransigeance de la direction Arafat vis-à-vis
de ce qu'elle considère comme une tentative d'élaborer une direction
alternative à celle de l'OLP vont renforcer la factionnalisme au
sein du FNP et progressivement mener à sa chute, chacun se rejetant
mutuellement la responsabilité de cet échec.
Le Comité d'Orientation Nationale, fondé en 1978 par d'anciens
dirigeants du FNP et d'autres personnalités de l'intérieur
(maires, dirigeants d'associations…) constitue un autre exemple
de tentative d'une partie des nouvelles élites de Cisjordanie et
de Gaza de se doter de leurs propres instances de direction tout
en continuant de reconnaître l'OLP comme représentant légitime
du peuple palestinien. Si au début le Fatah participe aux
instances de ce Comité, très rapidement la situation change et
de nouveau la direction de l'OLP va tout faire pour réduire
l’influence de cette structure auprès de la population des
territoires occupés. Pour ce faire, « Fath décide alors de
s'attaquer à l'autorité du Comité d'Orientation en jouant de
son contrôle de l' OLP et de sa nouvelle alliance avec la
Jordanie dans le cadre du Comité Conjoint Jordano-Palestinien
(…), destiné à financer la résistance à Camp David. Le
Comité Conjoint décide ainsi, en février 1980 de contourner les
municipalités contrôlées par les personnalités du Comité
d'Orientation et jusque-là seules habilitées à recevoir les
fonds, en distribuant lui-même directement les aides aux
institutions de son choix. La Jordanie, de son côté, s'attache
également à réduire les prérogatives des maires en rouvrant,
par exemple, un bureau jordanien des passeports en Cisjordanie
(documents jusque-là délivrés par les municipalités) » 20.
La direction Arafat profite de son monopole dans la gestion des
immenses ressources financières de l'OLP pour concurrencer le PC
sur le terrain associatif. Le large réseau d'associations évoqué
plus haut est en effet largement dominé par le PC, même si ce
dernier ne souhaite pas leur donner un caractère exclusivement
factionnel. Le Fatah va développer son propre réseau au début
des années 80, renforçant dès lors le factionnalisme dans le
domaine associatif : chaque faction va alors créer ses propres
structures. Par exemple, au milieu des années 80, on trouve
quatre associations de femmes : Comités des Femmes au Travail
affiliés au Parti Communiste, Comités des Femmes Palestiniennes
affiliés au Front Populaire pour la Libération de la Palestine
(FPLP), Comités du Travail Féminin affiliés au FDLP et Comités
des Femmes pour le Travail Social affiliés au Fatah. Il en va de
même dans le domaine de la Santé, sur le terrain syndical ou
encore dans le domaine agricole.
Dans les universités, chaque faction constitue son propre bloc
pour les élections aux conseils universitaires, même si parfois
des alliances ponctuelles sont passées entre les différentes
factions de l'OLP pour défaire les organisations islamiques. La
création du mouvement de jeunesse du Fatah, Shabiba, en 1982, est
un exemple de la politique de concurrence exacerbée entre les
différents courants de l'OLP et de la politique spécifique du
Fatah de « prise en main » des nouvelles élites politiques de
Gaza et de Cisjordanie. Avec la création de ce mouvement de
jeunesse qui utilise largement les ressources financières de
l'OLP, ressources qui lui permettent d'être un véritable
prestataire de services pour les étudiants, le Fatah va considérablement
élargir son audience et sa popularité auprès de jeunes qui
deviendront les forces vives du mouvement national à l'intérieur
des territoires occupés. Les autres forces politiques ne peuvent
se prévaloir de telles ressources financières, ni de la légitimité
des dirigeants « historiques » de l'OLP (principalement Arafat
et Abu Jihad, chargé des relations avec la Cisjordanie et Gaza)
et vont progressivement perdre du terrain face à la machine
Fatah.
De la sorte, la direction « de l'extérieur » se prémunit de la
concurrence des forces politiques « de l'intérieur » et
construit un réseau de dirigeants locaux qui sont largement dépendants,
tant sur le plan matériel que sur le plan symbolique, des cadres
de Tunis. Il s'agit en effet, tout en assurant la domination du
Fatah sur les autres forces de l'OLP, de se prémunir dans le même
mouvement de l'émergence d'une direction Fatah de l'intérieur
qui pourrait revendiquer son autonomie vis-à-vis des dirigeants
de l'extérieur. La direction Fatah de l'OLP ne favorise pas l'émergence
de véritables dirigeants politiques pouvant s'émanciper de leurs
tuteurs, mais s'attelle à créer un réseau de « cadres intermédiaires
», un « middle command » selon les termes d'Hillel
Frisch 21, constitué « [d'hommes] qui savaient
agir mais pas s'exprimer, suivre mais pas commander et respecter
les règles fondamentales de base dans la relation entre l'OLP et
les territoires » 22.
5) Les élites palestiniennes à la veille de l'Intifada
Au cours des vingt premières années de l'occupation israélienne,
la structure des élites palestiniennes dans les territoires occupés
s'est considérablement modifiée, que ce soit du point de vue de
leur composition que dans le rapport de forces entre les différents
groupes.
a) Les élites traditionnelles, pro-jordaniennes, représentent
toujours une force sociale conséquente en Palestine même si leur
pouvoir s'est progressivement érodé devant la montée des forces
nationalistes. Leurs liens avec Amman sont toujours très forts,
qui tente de s'assurer de la continuité de leur allégeance en
leur prodiguant un soutien économique et politique. Malgré les
événements de septembre 1970, malgré l'ascension de l'OLP,
malgré l'intégration économique des territoires palestiniens à
Israël, la Jordanie continue d'être un acteur à part entière
dans le combat pour le leadership politique sur les Palestiniens
« de l'intérieur » et entretient en conséquence son réseau de
notables. Représentants officiels ou officieux du gouvernement
jordanien, exerçant des responsabilités dans le domaine
administratif (délivrance de divers documents officiels), intermédiaires
commodes pour obtenir des postes dans cette administration ou des
bourses pour étudier à l'Université d'Amman, les notables
pro-jordaniens usent de leurs rapports privilégiés avec le
Royaume hachémite pour maintenir leur statut dans la société
palestinienne. Ils ont une force « [qui n'est] pas basée sur
un large soutien populaire mais sur leur rôle de médiateurs
entre Amman et la population des territoires Occupés » 23.
Leur force réside également dans leur capacité à gérer les
conflits internes à la société palestinienne qui, en l'absence
de structures judiciaires autonomes, se règlent dans la plupart
des cas par le recours à la loi coutumière et donc aux
structures claniques.
b) Les élites nationalistes se sont largement développées et
affirmées durant les années 70 et 80. Si elles sont la force
sociale qui a le plus grand soutien dans les territoires
palestiniens à la veille de l'Intifada et qu'elles affirment
toutes leur reconnaissance de l'OLP comme « seul représentant
légitime du peuple palestinien », il ne faut pas les considérer
pour autant comme un groupe homogène. Je reprendrai ici la
division de ce groupe en trois sous-ensembles, opérée par Ali
Jarbawi 24 : le leadership organisationnel, les
personnalités publiques, les indépendants.
- Le leadership organisationnel se compose des dirigeants des diverses
factions politiques de l'OLP et des différentes associations
(syndicats, associations de femmes, d'étudiants, d'agriculteurs,
associations professionnelles…). Les leaders organisationnels sont
des personnes reconnues comme d'authentiques militants
anti-occupation, issus de cette « nouvelle élite » qui s'est constituée
au cours des années 70 et 80, ils ont souvent connu la prison, ils
sont présents dans l'ensemble des villes, villages et camps de réfugiés
des territoires occupés et sont en contact permanent avec les directions
de l'extérieur. S'ils entrent parfois en conflit avec ces dernières,
ils adoptent, en dernière instance, les vues qu'elles expriment.
Malgré tout, ils souffrent d'un déficit de légitimité à l'échelle
« nationale », en raison de la répression des forces d'occupation
qui les oblige à agir dans la clandestinité et de la monopolisation
de la représentation par la direction de l'OLP à Tunis et par quelques
« personnalités publiques » à l'intérieur des territoires
occupés.
- Les personnalités publiques sont de deux types : notables et chefs
de grandes familles qui ont décidé de soutenir l'OLP, membres d'associations
professionnelles, journalistes ou universitaires nationalistes, choisis
par l'OLP pour la représenter « publiquement » dans les
territoires. Ce groupe n'est pas homogène et doit être pensé comme
un ensemble d'individus indépendants les uns des autres. Ils n'ont
pas, au contraire du précédent, de passé ou de présent « organisationnel
», ce qui présente au moins deux avantages : vis-à-vis de la direction
de l'OLP, ils ne sont pas une « menace » car ils tirent leur seule
légitimité du soutien que Tunis leur manifeste ; vis-à-vis d'Israël
et des pays occidentaux ils apparaissent comme des personnalités
« pragmatiques », « modérées », qui ont fait le choix de la
discussion (dans un anglais qu'ils maîtrisent en général
parfaitement) et de la négociation. « Il est essentiel de noter
que si ces personnalités sont devenues populaires en-dehors des territoires
occupés, particulièrement en Israël et en Occident, elles n'ont
pas bénéficié en général d'un large soutien à l'intérieur
» 25.
- À l'instar du groupe précédent, le groupe des indépendants ne
doit pas être pensé comme un groupe homogène. Les indépendants
sont des intellectuels, des élus, des notables locaux qui ont rompu
avec la Jordanie, des figures qui toutes, de longue date, participent
à la lutte contre l'occupation israélienne, participation de laquelle
ils tirent leur légitimité. Si certains sont des « anciens » de
telle ou telle faction de l'OLP, ils ont comme caractéristique commune
de ne pas être membre d'une organisation politique et ne pas dépendre,
en conséquence, des décisions prises par les directions « de l'extérieur
». Ils reconnaissent la légitimité de l'OLP, entretiennent des
rapports parfois conflictuels avec sa direction mais dans la mesure
où ils ne sont pas impliqués dans les querelles entre factions,
« ils insistent sur l'unité dans les périodes de crise, et
leur contribution la plus significative au mouvement national réside
dans leur capacité à réduire les tensions internes » 26.
c) Ce panorama des élites palestiniennes ne serait pas complet sans
mentionner l'ascension de l’intégrisme islamique dans les territoires
occupés. C'est au cours des années 70 que ce courant va se développer
en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. Monopolisé par les Frères
Musulmans égyptiens et les diverses structures qui en sont
issues, l'intégrisme islamique palestinien adopte, jusqu'au milieu
des années 80, une stratégie d'islamisation « par en bas » de
la société palestinienne, pensée comme un préalable à la lutte
contre l'occupation israélienne. Les intégristes se situent délibérément
en-dehors de l'OLP et plus généralement du champ du nationalisme
palestinien, privilégiant une politique de développement d'associations
caritatives et d'associations étudiantes dont les objectifs affichés
ne sont pas la lutte contre Israël mais la « réislamisation »
de la société, qui passe entre autres par une dénonciation de l'athéisme
des factions de la gauche de l'OLP, principalement du Parti
Communiste. La révolution iranienne et l'invasion soviétique de
l'Afghanistan vont renforcer le poids des intégristes et leur hostilité
aux forces de gauche.
Cheikh Ahmad Yassine
Leur
politique va rencontrer un écho important dans la bande de Gaza avec
notamment le réseau d'associations connu sous le nom de Rassemblement
Islamique, dont le leader charismatique est Cheikh Ahmad Yassin. Les
Frères Musulmans vont asseoir leur contrôle sur les mosquées de
la Bande et sur l'Université islamique de Gaza. En Cisjordanie, leur
écho est moindre et leur structuration beaucoup plus faible. Les
affrontements avec la gauche sont parfois violents, notamment dans
les universités (comme en 1981 à Naplouse 27) et avec
certaines associations comme le Croissant Rouge à Gaza. Leur attitude
vis-à-vis du Fatah est plus ambivalente, avec parfois des confrontations
dans les universités mais aussi un soutien affiché à Yasser Arafat
lors de la mutinerie de 1983 28.
Ce n'est qu'au cours des années 80, avec l'apparition du Jihad
Islamique, créé par d'anciens membres des Frères Musulmans, que
certains fondamentalistes vont faire de la lutte, y compris armée,
contre l'occupation israélienne, un élément concomitant de l'islamisation
de la société palestinienne. À partir de 1984-1985, des commandos
se revendiquant du Jihad Islamique vont multiplier les opérations
armées contre les forces israéliennes. Jean-François Legrain considère
« le Jihad [islamique] comme catalyseur de la réconciliation
entre l'islam et le patriotisme » 29. Il est également
le révélateur d'une évolution dans le leadership des organisations
intégristes. Le leadership traditionnel est issu de milieux sociaux
assez aisés et peu enclins à la lutte armée (intellectuels, médecins,
marchands) mais, au cours des années 70 et 80, l'élargissement de
la base des courants intégristes a entraîné l'apparition d'un nouveau
type de leaders « intermédiaires », plus jeunes et plus
radicaux, qui ont grandi sous l'occupation israélienne et ont été
touchés par la vague de politisation et de radicalisation des universités
palestiniennes. Rejoignent ces nouveaux acteurs du mouvement nationaliste
palestinien certains militants ou anciens responsables du Fatah ou
d'autres organisations palestiniennes, séduits par l'idée d'un courant
politique mêlant références à l'Islam comme fondement des relations
sociales et lutte armée contre les troupes d'occupation. À la veille
de l'Intifada, les forces intégristes sont donc non seulement en
plein développement mais aussi, pour une partie d'entre elles, en
pleine réorientation stratégique. Notes : 1.
Glenn E. Robinson, Building a Palestinian State, the
Incomplete Revolution, Bloomington, Indiana University Press,
1997, p. 1.
2. Jean-François Legrain, “ Autonomie palestinienne : la
politique des néo-notables ”, dans Revue du Monde Musulman
et de la Méditerranée (REMMM), 81-82, 1996, pp. 153-206.
3. Shaul Mishal, “ Conflictual Pressures and Cooperative
Interests : Observations on West Bank-Amman Political Relations,
1949-1967 ”, dans Joel S. Migdal (ed.), Palestinian Society
and Politics, Princeton, Princeton University Press, 1980, p.
174.
4. Ali Jarbawi, “ Palestinian Elites in the Occupied
Territories, Stability and Change Through the Intifada, dans Jamal
R. Nassar et Roger Heacock (eds), Intifada : Palestine at the
Crossroads, New York, Bir Zeit University et Praeger
Publishers, 1990,pp. 287-305.
5. Ibid.
6. Robinson, op. cit.,p. 10.
7. Legrain, Autonomie palestinienne, la politique des néo-notables,
op. cit.
8. Joel S. Migdal, “ The Effects of Regime Policies on Social
Cohesion and Fragmentation ”, dans Migdal, op. cit., p.
49.
9. Ibid., p. 50.
10. Legrain, Autonomie palestinienne, la politique des néo-notables
(annexe), op. cit.
11. Lance Selfa (dir.), Le combat pour la Palestine,
Paris, Parangon, 2003, p. 192.
12. Alain Gresh, Deux Etats en Palestine, la longue marche de
l'OLP (1969-1993), 2007,
http://blog.mondediplo.net/2007-01-24-Deux-Etats-en-Palestine-la-longue-marche-de-l-OLP
13. Ibid.
14. Ibid.
15. Legrain, Autonomie palestinienne, la politique des néo-notables,
op. cit.
16. Gilbert Achcar, L’Orient incandescent, Lausanne,
Editions Page Deux, 2003, p. 177.
17. Emile Sahliyeh, In Search of Leadership, West Bank
Politics since 1967, Washington, The Brooking Institution,
1988, p. 52.
18. Legrain, Autonomie palestinienne, la politique des néo-notables,
op. cit.
19. Sahliyeh, op. cit.,p. 59.
20. Legrain, Autonomie palestinienne, la politique des néo-notables
(annexe), op. cit.
21. Hillel Frisch, Countdown To Statehood, Palestinian State
Formation in the West Bank and Gaza, Albany, SUNY, 1998, p.
53.
22. Ibid.
23. Ali Jarbawi, op. cit., p. 288
24. Ibid., p. 289.
25. Ibid., p. 291.
26. Ibid.
27. Voir entre autres Frisch, op. cit., p. 75 et sq.
28. Voir Sahliyeh, op. cit., pp. 154-155
29. Jean-François Legrain, “ Vers une Palestine islamique ?
”, L'Arabisant, n°35, 2001, p. 72-88.
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