Opinion
Lettre à une
journaliste
Jean
Bricmont
Jean
Bricmont
Mardi 21 février
2012
Une journaliste (dont je ne
mentionnerai ni le nom ni le
journal pour lequel elle
travaille) m’a posé une question
à propos de mon « soutien aux
dictateurs » (en particulier Assad), de l’ingérence dans les
affaires intérieures de pays
comme la Syrie que ce soutien
représenterait, de mes liens
avec l’extrême droite ainsi
qu’avec des sites «
conspirationnistes » et de la «
caution » rationaliste et
progressiste que je leur
apporterais.
Voici ma réponse :
Vous soulevez deux questions
importantes : mon « soutien aux
dictateurs » et mes « liens avec
l’extrême droite ». Ces
questions sont importantes, non
parce qu’elle seraient
pertinentes (elles ne le sont
pas), mais parce qu’elles sont
au coeur de la stratégie de
diabolisation des modestes
formes de résistance à la guerre
et à l’impérialisme qui existent
en France. C’est grâce à ce
genre d’amalgames que mon ami
Michel Collon a été interdit de
parole à la Bourse du travail à
Paris, suite à une campagne
menée par de soi-disant
anarchistes.
Tout d’abord, puisque vous
parlez de rationalisme, pensons
au plus grand philosophe
rationaliste du 20ème siècle :
Bertrand Russell. Que lui est-il
arrivé lors de la Première
Guerre mondiale, à laquelle il
était opposé : on lui a reproché
de soutenir le Kaiser
évidemment. L’astuce qui
consiste à dénoncer les
opposants aux guerres comme
soutenant la partie à laquelle
on fait la guerre est vieille
comme la propagande de guerre.
Dans les dernières décennies,
j’ai ainsi « soutenu »
Milosevic, Saddam Hussein, les
talibans, Kadhafi, Assad et
peut-être demain Ahmadinedjad.
En réalité, je ne soutiens
aucun régime-je soutiens une
politique de non ingérence,
c’est-à-dire que non seulement
je rejette les guerres
humanitaires, mais aussi les
élections achetées, les
révolutions colorées, les coups
d’état organisés par l’Occident
etc. ; je propose que l’Occident
fasse sienne la politique du
mouvement des pays non alignés,
qui, en 2003, peu avant
l’invasion de l’Irak, souhaitait
« renforcer la coopération
internationale afin de résoudre
les problèmes internationaux
ayant un caractère humanitaire
en respectant pleinement la
Charte des Nations Unies » et
réitéraient « le rejet par le
mouvement des non alignés du
soi-disant droit d’intervention
humanitaire qui n’a aucune base
dans la Charte des Nations Unies
ou dans le droit international.
» C’est la position constante de
la majorité de l’humanité, de la
Chine, de la Russie, de l’Inde,
de l’Amérique Latine, de l’Union
africaine. Quoi que vous en
pensiez, cette position n’est
pas d’extrême droite.
Comme j’ai écrit un livre sur
ce sujet (Impérialisme
humanitaire Aden,
Bruxelles), je ne vais pas
expliquer en détail mes raisons
; je noterai simplement que si
les Occidentaux sont tellement
capables de résoudre les
problèmes de la Syrie, pourquoi
ne résolvent-ils pas d’abord
ceux de l’Irak, de l’Afghanistan
ou de la Somalie ? Je ferai
également remarquer qu’il y a un
principe moral élémentaire qu’il
faudrait respecter quand on
s’ingère dans les affaires
intérieures des autres pays-en
subir les conséquences soi-même.
Les Occidentaux évidemment
pensent qu’ils font le bien
partout, mais les millions de
victimes causées par les guerres
d’Indochine, d’Afrique australe,
d’Amérique centrale et du
Moyen-Orient voient sans doute
les choses différemment.
Pour ce qui est de mes liens
avec l’extrême droite, il y a
deux questions distinctes : que
veut-on dire par liens et que
veut dire extrême droite ? Je ne
demanderais pas mieux que de
manifester avec toute la gauche
contre la politique d’ingérence,
comme je pense qu’elle devrait
le faire. Mais la gauche
occidentale a été complètement
convaincue par les arguments en
faveur de l’ingérence
humanitaire et, en fait,
critique très souvent les
gouvernements occidentaux parce
qu’ils ne s’ingèrent pas assez à
leur goût. Donc, les rares fois
où je manifeste, je le fais avec
ceux qui sont d’accord pour le
faire, qui ne sont pas tous
d’extrême droite, loin de là (à
moins évidemment de définir
comme étant d’extrême droite le
fait de s’opposer aux guerres
humanitaires), mais qui ne sont
pas non plus de gauche au sens
usuel du terme, vu que le gros
de la gauche appuie la politique
d’ingérence. Au mieux, une
partie de la gauche se réfugie
dans le « ni-ni » : ni l’Otan,
ni le pays attaqué au moment
donné. Personnellement, je
considère que notre devoir est
de lutter contre le militarisme
et l’impérialisme de nos propres
pays, pas de critiquer ceux qui
se défendent par rapport à eux,
et que notre position n’a rien
de neutre ni de symétrique,
contrairement à ce que suggère
le slogan « ni-ni ».
Par ailleurs, j’estime avoir
le droit de rencontrer et de
parler avec qui je veux : il
m’arrive de parler avec des gens
que vous qualifieriez comme
étant d’extrême droite (même si
je ne suis, dans la plupart des
cas, pas d’accord avec cette
qualification), mais bien plus
souvent avec des gens d’extrême
gauche et plus souvent encore
avec des gens qui ne sont ni
l’un ni l’autre. Je m’intéresse
aux Syriens qui sont opposés à
la politique d’ingérence, parce
qu’ils peuvent me fournir
éventuellement des informations
sur leur pays allant à
l’encontre du discours dominant,
alors que je connais évidemment,
à travers les médias, le
discours des Syriens
pro-ingérence.
Pour ce qui est des sites, je
m’exprime là où je peux — de
nouveau, si le NPA, le Front de
gauche ou le PCF veulent
m’écouter ou même débattre de
façon contradictoire avec moi
sur la politique d’ingérence, je
suis prêt à le faire. Mais ce
n’est pas le cas. Je note que
les sites « conspirationnistes »
comme vous dites, sont bien plus
ouverts puisqu’ils savent en
général que je ne partage pas
leurs analyses, en particulier
sur le 11 septembre, et
m’acceptent quand même. Par
ailleurs, les individus que je
connais et qui publient sur ces
sites ne sont nullement
d’extrême droite et le simple
fait d’être sceptique par
rapport au récit officiel sur le
11 septembre n’a rien, en soi,
d’extrême droite.
Le monde est bien trop
compliqué pour garder une
attitude « pure », où l’on ne
rencontre et parle qu’avec des
gens de « notre bord ».
N’oublions pas qu’en France
c’est la Chambre élue lors du
Front populaire qui a voté les
pleins pouvoirs à Pétain (après
l’exclusion des députés
communistes, et avec le concours
des sénateurs). Et l’opposition
à la collaboration réunissait
les staliniens (à l’époque les
communistes l’étaient vraiment)
et les gaullistes, dont beaucoup
étaient, avant guerre, très à
droite. La même chose se
produisait pendant la guerre
d’Algérie ou du Vietnam,
l’opposition à celles-ci
rassemblant, entre autres,
communistes, trotskistes,
maoïstes, chrétiens de gauche,
pacifistes-à propos, est-ce que
Staline, le FLN algérien et Ho
Chi Minh étaient démocrates ?
Avait-on tort de les « soutenir
», c’est-à-dire de s’opposer
avec eux au nazisme ou au
colonialisme ? Et dans les
campagnes anticommunistes des
années 80, la gauche des
droits-de-l’homme ne
faisait-elle pas cause commune
avec toute une série de
nationalistes extrêmes ou
d’antisémites (Soljenitsyne par
exemple) ? Et aujourd’hui, les
partisans de l’ingérence en
Libye et en Syrie ne font-ils
pas cause commune avec le Qatar,
l’Arabie Saoudite et une série
de mouvements salafistes ?
Ensuite, j’ai un problème
avec la définition « d’extrême
droite ». Je sais bien ce que
vous entendez par là, mais pour
moi ce qui compte, ce sont les
idées, pas les étiquettes.
Agresser des pays qui ne vous
menacent pas (ce qui est
l’essence du droit d’ingérence)
pour moi c’est une idée
d’extrême droite. Punir des gens
à cause de leurs opinions (comme
le fait la loi Gayssot), pour
moi c’est une idée d’extrême
droite. Enlever à des pays leur
souveraineté et par conséquent
le fondement de la démocratie,
comme le fait de plus en plus la
« construction européenne »,
pour moi c’est une idée
d’extrême droite. Dire «
qu’Israël est très critiqué
parce que c’est une grande
démocratie », comme s’il n’y
avait pas d’autre raison de
critiquer Israël, pour citer
celui pour qui presque toute la
gauche votera au 2ème tour
(François Hollande), pour moi
c’est une idée d’extrême droite.
Opposer de façon simpliste
l’Occident au reste du monde, en
particulier à la Russie et à la
Chine (comme une bonne partie de
la gauche le fait aujourd’hui au
nom de la démocratie et des
droits de l’homme), pour moi
c’est une idée d’extrême droite.
Si vous voulez trouver un
endroit où je serais sans
hésitation en accord avec la «
gauche », voyagez un peu, et
allez en Amérique latine. Là
vous verrez toute une gauche qui
est anti-impérialiste,
populaire, souverainiste et
démocratique : des dirigeants
comme Chavez, Ortega et Kirchner
sont élus et réélus avec des
scores impensables ici, y
compris pour la « gauche
démocratique », et ils font face
à une opposition médiatique bien
plus dangereuse qu’un simple
Faurisson (cette opposition va
jusqu’à appuyer des coups
d’état), mais qu’ils ne
penseraient jamais interdire.
Malheureusement, en Europe et
surtout en France, la gauche a
capitulé sur beaucoup de choses,
la paix, le droit international,
la souveraineté, la liberté
d’expression, le peuple, et le
contrôle social de l’économie.
Cette gauche a remplacé la
politique par la morale : elle
décide, dans le monde entier,
qui est démocrate et qui ne
l’est pas, qui est d’extrême
droite et qui est fréquentable
ou non. Elle passe son temps à
bomber le torse en « dénonçant »
les dictateurs, leurs complices,
les phrases politiquement
incorrectes, ou les antisémites,
mais elle n’a en réalité aucune
proposition concrète à faire qui
puisse rencontrer les
préoccupations des populations
qu’elle prétend représenter.
Ces abandons multiples de
causes progressistes ouvrent
effectivement un boulevard à une
certaine extrême droite, mais la
faute en incombe à ceux qui ont
accompli et accepté ces
changements, pas à ceux qui
tentent modestement de résister
à l’ordre du monde.
Jean Bricmont
© LE GRAND SOIR -
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Publié le 21 février 2012
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