Opinion
A propos de Gilad
Atzmon
Jean
Bricmont
Jean
Bricmont
Samedi 12 novembre
2011
« Un des fondateurs de
l’International Solidarity Movement
m’a dit qu’il préférait de beaucoup
se battre contre un soldat israélien
à un barrage routier que de se
battre contre nos détracteurs juifs
"anti"- sionistes. Je n’aurais pas
pu être plus d’accord. » (Gilad
Atzmon dans un entretien (*) avec
Silvia Cattori)
Gilad Atzmon, musicien d’origine
israélienne vivant en Angleterre, est
sans doute une des personnes les plus
controversées au monde. Son nouveau
livre, The Wandering Who ?, [1]
est une réflexion critique sur
l’identité juive.
Ce
livre se vend apparemment comme des
petits pains et a reçu le soutien d’une
liste impressionnante d’intellectuels [2],
y compris John Mearsheimer, co-auteur
avec Stephen Walt du livre
Le lobby pro-israélien
et la politique étrangère américaine [3]
et Richard Falk, qui a été deux fois
représentant des Nations-Unies pour la
Palestine.
Par
contre, le livre et son auteur sont
attaqués, pour
antisémitisme évidemment, par un
grand nombre de personnalités juives, y
compris « pro-palestiniennes ».
Un juif israélien, exilé volontaire, qui
est accusé d’antisémitisme par des juifs
pro-palestiniens, le sujet vaut
peut-être qu’on s’y arrête.
Il
est très facile de
« démontrer » le [prétendu]
« antisémitisme »
d’Atzmon : celui-ci explique
fréquemment, y compris au début de son
livre, qu’il distingue trois sens du mot
« juif » : les gens
d’origine juive, avec lesquelles il n’a
aucune querelle, les gens de religion
juive, avec lesquelles il n’a également
aucune querelle et ceux qu’il appelle de
la troisième catégorie, c’est-à-dire
ceux qui, sans être particulièrement
religieux, mettent constamment en avant
leur « identité »
juive et la font passer avant et
au-dessus de leur simple appartenance au
genre humain. Il suffit alors
d’interpréter dans le premier sens (les
gens d’origine juive) le mot
« juif » chez
Atzmon, alors qu’il est utilisé dans le
troisième sens, dans un discours dont le
style est souvent extrêmement polémique,
pour « démontrer »
son [prétendu]
« antisémitisme ».
Est-il légitime de critiquer les juifs
au sens de la troisième catégorie ? Tout
d’abord, je dois souligner que, pour
moi, les gens ont parfaitement le droit
de se « sentir »
appartenir à un groupe dont ils sont
fiers, ou dont ils pensent qu’il apporte
quelque chose d’important à leur image
d’eux-mêmes, qu’il s’agisse des juifs,
des bretons, des français, des
catholiques, des noirs, des musulmans
etc. Comme toutes ces identités sont
liées aux hasards de la naissance, ces
sentiments de fierté me semblent
complètement irrationnels, mais qui
penserait forcer les êtres humains à
être rationnels ? Par ailleurs, je n’ai
personnellement aucun intérêt pour les
discours sur les
« identités » et les
« cultures », qui sont en général
très peu scientifiques, mais je ne
souhaite pas empêcher d’autres de s’y
intéresser.
Le
problème se pose quand ces identités
acquièrent une signification politique,
exactement comme lorsque les religions
acquièrent un tel statut. Aujourd’hui,
on appelle cela la politique de
l’identité ; dans le temps, on appelait
cela le nationalisme. Quand une
communauté, groupée autour de son
« identité »,
revendique certains droits, ou
compensations, ou privilèges, il doit
être permis à d’autres, ne partageant
pas l’identité en question, de critiquer
ces revendications (étant Belge, je suis
malheureusement habitué à ce genre de
débats). Exactement comme lorsqu’une
religion cherche à imposer sa morale au
reste de la société.
Mais
il doit également être permis à des
personnes ayant grandi dans une certaine
identité ou religion de rompre avec
elle, de se révolter contre elle, et
d’en faire la critique d’une certaine
façon « de
l’intérieur ». Il ne manque pas de
gens d’origine catholique, musulmane,
française, allemande etc. qui deviennent
hyper-critiques à l’égard de leur
culture d’origine ; en général, on les
considère comme des libre-penseurs. Mais
pas quand ils sont d’origine juive comme
Atzmon.
Celui-ci est certes obsédé par
l’identité juive et par la critique de
celle-ci ; il est souvent excessif,
provocateur, irritant même. Mais au nom
de quoi un juif ne pourrait-il pas être
hyper-critique de sa culture d’origine,
et ne pourrait-il pas être excessif,
provocateur, irritant ? Je sais, par
expérience personnelle, que Atzmon est
loin d’être le seul dans son genre, même
s’il est un des rares à l’être
publiquement.
N’est-ce pas une forme subtile
d’antisémitisme que de refuser à un juif
le droit d’être un révolté par rapport à
ses origines, alors que ce type de
révolte est admis et même respecté
lorsqu’il s’agit d’autres origines ? Un
juif n’a-t-il pas droit aux excès de
langage que l’on admire chez Sade ou
Nietzsche ?
Mais
il est probable que ceux qui attaquent
Atzmon n’espèrent pas l’empêcher de
s’exprimer (des juifs progressistes
anglais s’y emploient d’ailleurs, sans
succès) mais plutôt empêcher les
non-juifs de s’intéresser de trop près à
ce « sulfureux »
personnage, parce que cela risquerait
d’engendrer chez eux de mauvaises
pensées.
Alors
que les Allemands anti-nationalistes ont
toujours étés accueillis à bras ouverts
en France, que les ex-catholiques ou les
ex-musulmans le sont par les laïcs, pour
ne pas parler des ex-communistes ou
ex-maoïstes devenus thuriféraires des
droits de l’homme, du marché libre et
des guerres américaines, qui le sont par
à peu près tout le monde, il serait
imprudent, pour un non-juif, d’avoir la
même attitude envers un ex-israélien tel
que Atzmon.
Et
c’est là que la discussion autour du
« cas » Atzmon
devient fondamentale. Est-il vraiment
raisonnable, ou même légitime de tenter
de verrouiller certains débats, celui
sur la signification et les conséquences
de l’identité juive par exemple, au nom
de la « lutte contre
l’antisémitisme » ?
Il
existe en France des lois interdisant de
contester l’existence de faits
historiques liés à la Deuxième Guerre
mondiale, alors qu’une telle
interdiction n’existe pour aucun autre
événement historique. Des gens sont
poursuivis pour avoir prôné le boycott
d’Israël (mais pas d’autres pays).
Les
spectacles ou les écrits qui heurtent
des sensibilités des uns ou des autres
sont multiples, et il est banal
d’insulter ce qui est sacré aux yeux des
musulmans ou des chrétiens, mais seuls
les spectacles de Dieudonné sont
régulièrement interdits.
Il
est risqué de discuter publiquement du
lobby pro-israélien. Lors d’une émission
de Daniel Mermet consacrée au lobby
pro-israélien, John Mearsheimer a
déclaré que Tony Judt (historien
américain des idées, spécialiste de la
France et cible lui-même du lobby
pro-israélien aux Etats-Unis, bien que
d’origine juive) lui avait dit que la
France serait le pays où il lui serait
le plus difficile de se faire entendre,
ce qu’au départ Mearsheimer ne croyait
pas, mais qu’il a pu vérifier par la
suite.
Le
récent incendie des locaux de
Charlie Hebdo a
provoqué une réaction absolument unanime
en faveur de la liberté d’expression, au
moment où ce journal heurte une fois de
plus les sentiments des musulmans. Mais
y aurait-il eu la même unanimité si
Charlie Hebdo avait
fait un compte-rendu favorable d’un
spectacle de Dieudonné, avait publié des
extraits du livre d’Atzmon, ou avait
dressé une liste de groupes et
d’individus soutenant la politique
israélienne en France ?
Il me
semble que si on est
« démocrate », comme tout le monde
prétend l’être, la première chose à
faire est d’exiger l’égalité, au moins
en principe, entre tous les êtres
humains, en tout cas en ce qui concerne
l’accès à la parole. Or, pour tout ce
qui concerne Israël et les communautés
juives, ce n’est pas le cas. Il est par
ailleurs impossible de combattre le
communautarisme si on ne met pas d’abord
tout le monde sur un pied d’égalité en
ce qui concerne le droit à l’expression
d’idées.
Il ne
faut d’ailleurs pas s’étonner que, le
climat intellectuel étant ce qu’il est,
et toutes les identités, françaises,
catholiques, musulmanes, étant
régulièrement attaquées, un livre
critique de l’identité juive suscite
autant d’intérêt que, dans l’Angleterre
victorienne, un livre sur l’amour libre.
De
plus, avant de demander le droit à
l’autodétermination pour les
Palestiniens, peuple lointain et
relativement inconnu, le mouvement de
solidarité avec la Palestine, y compris
les progressistes juifs qui en font
partie, devraient exiger le droit à
l’autodétermination pour le peuple
français en ce qui concerne toutes les
questions soulevées ci-dessus,
autodétermination par rapport aux
incessantes pressions dont il est
victime de la part des organisations
sionistes.
En
effet, la société civile française peut
faire très peu de choses pour
« libérer la Palestine »,
le conflit étant fondé sur des rapports
de force militaires sur lesquels elle
n’a aucune prise. Elle pourrait espérer
influencer ses propres
« élites » politiques, médiatiques
et économiques, ce qui pourrait, à
terme, avoir un certain effet, mais
celles-ci ne bougeront pas tant qu’elles
seront terrorisées par les accusations
d’« antisémitisme »
manipulées par les organisations
sionistes. C’est à ces accusations qu’il
faudrait s’attaquer en premier lieu, au
lieu d’en lancer de nouvelles, fondées
sur une lecture partisane des écrits d’Atzmon.
On me
répondra peut-être : mais
quid du véritable
antisémitisme ? Et les propos d’Atzmon
(ou les miens) ne l’encouragent-ils
pas ? Bien que je n’aie pas les moyens
de mesurer cela objectivement, je suis
absolument convaincu (par simple
observation) que le véritable
antisémitisme (entendu comme hostilité
généralisée à l’encontre des personnes
d’origine juive) monte, et cela de façon
inquiétante. Mais cette montée est due
avant tout à l’incroyable arrogance de
la politique israélienne, à celle de ses
soutiens en France, à leur volonté
suicidaire d’imposer au peuple français
à la fois une politique dont il ne veut
pas et une censure de fait qui le musèle
lorsqu’il cherche à protester.
La
« lutte contre
l’antisémitisme », telle qu’elle est
menée actuellement, sans doute avec les
meilleurs intentions du monde, ne fait
que renforcer l’irritation que provoque
toute censure et, dans ce cas d’espèce,
ne fait que renforcer l’antisémitisme.
Lutter réellement contre l’antisémitisme
nécessite d’en finir avec la
« lutte contre
l’antisémitisme » fondée sur
l’intimidation et la censure. Les gens
qui ne comprennent pas cela devraient
réfléchir un peu plus à l’histoire du
socialisme réel ou du catholicisme à
l’heure de sa gloire.
Jean Bricmont
12 novembre 2011
Jean Bricmont est
Docteur en Sciences et a travaillé
comme chercheur à l’Université
Rutgers puis a enseigné à
l’Université de Princeton, situées
toutes deux dans l’Etat du New
Jersey (États-Unis). Il enseigne
aujourd’hui la physique théorique en
Belgique et est l’auteur de « Impérialisme
humanitaire : Droits de l’homme,
droit d’ingérence, droit du plus
fort ? »
[1]
Ce
livre n’est
pas encore publié en français. Lire à ce
propos l’entretien de Gilad Atzmon :
http://www.silviacattori.net/article2077.html
[2]
Voir : « Gilad
Atzmon répond à ses détracteurs »,
25 octobre 2011.
[3]
http://www.amazon.fr/lobby-pro-isra%C3%A9lien-politique-%C3%A9trang%C3%A8re-am%C3%A9ricaine/dp/2707152617
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