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IRIS
La guerre de Libye
révélatrice de la géopolitique latino-américaine
Jean-Jacques Kourliandsky
Jean-Jacques Kourliandsky - © Photo: IRIS
Vendredi 25 mars 2011
A bien des égards la crise libyenne bouscule à des
milliers de kilomètres la famille politique et la diplomatie
latino-américaines. Deux cents ans après les indépendances
célébrées presque en commun, en forçant quelque peu l’histoire,
la Libye dont le leader Mouammar Khadafi a été présenté par Hugo
Chavez comme l’égal de Simon Bolivar, a une fois de plus révélé
l’impossibilité pour les Latino-américains de parler d’une seule
voix. Les lignes de clivage n’ont rien d’inattendu.
Elles confirment l’existence de failles que l’on avait pu
constater en d’autres occasions, au moment de l’intervention
unilatérale des forces de l’Otan au Kossovo, ou de celle tout
aussi unilatérale des Etats-Unis en Irak, pour ne prendre que
ces deux exemples. Notons malgré tout qu’elles ne recoupent pas
les positionnements adoptés dans les forums économiques et
commerciaux. Au sein de l’OMC (Organisation mondiale du
commerce), et face à l’Union européenne, les consensus en effet
sont plus larges.
A tout seigneur tout honneur, le Venezuela, comme la presse
occidentale l’a signalé de façon répétée, a refusé de qualifier
les évènements intérieurs de Libye. Son président, Hugo Chavez,
a proposé sa médiation pour régler le conflit interne. Cette
initiative était justifiée par la nature amicale des
coopérations existant entre les deux pays, également membres de
l’OPEP, entretenue depuis plusieurs années. Bien que cette
médiation ait été refusée par Saif al Islam, fils de M. Khadafi,
le Venezuela a condamné dés le 18 mars 2011 le recours à la
force par trois pays membres de l’OTAN. Cette disponibilité et
cette condamnation ont été peu ou prou partagées par les autres
pays membres de l’Alliance Bolivarienne des Amériques, l’ALBA, à
savoir la Bolivie, Cuba, l’Equateur, et le Nicaragua.
L’argumentation repose selon les gouvernants de ces pays sur le
refus critique des justifications occidentales qui derrière la
morale affichée, masqueraient une intentionnalité impérialiste
classique. Qu’Evo Morales, premier magistrat de Bolivie, a
exprimé de la façon suivante : « C’est comme en Irak où le
problème n’était pas Saddam Hussein. Aujourd’hui ils inventent
aussi un problème Khadafi. En fait ce qu’ils veulent c’est
prendre son pétrole ». Cette position signale par ailleurs
le refus d’abandonner un pays, la Libye, qui au côté de ceux de
l’ALBA défend l’exigence d’un ordre mondial organisé de façon
alternative, en marge des puissants. Cette attitude constitue
enfin un rappel du refus de l’ingérence. Les pays de l’ALBA, en
défendant la souveraineté libyenne, pensent garantir la leur qui
pourrait être un jour mise en cause selon le même scénario. Les
autorités équatoriennes ont ainsi condamné « le recours
inadmissible à la force par des puissances étrangères en Libye ».
De ce point de vue la crise libyenne a accentué une distance
grandissante avec l’Europe. « Derrière cette action
d’ingérence irresponsable, il y a la main des Etats-Unis et de
leurs alliés européens (..) Quand on voit des présidents
européens s’enorgueillir de dire que leurs avions sont prêts à
bombarder, on voit qu’ils se croient encore les maîtres du
monde », », a déclaré le président vénézuélien.
Un autre groupe de pays a manifesté son malaise. Leurs
dirigeants ont condamné la répression à l’égard des populations
libyennes, et ont soutenu la saisine de la Cour internationale
de justice. Mais ils vivent mal le recours à la force sous la
conduite de trois pays membres de l’OTAN. Le Mexique, proche à
tous égards des Etats-Unis, conformément à une vieille tradition
de non ingérence, a demandé que les populations civiles soient
épargnées. Façon euphémistique d’exprimer la condamnation du
recours à la force. Un cran au dessus, Argentine, Brésil,
Paraguay, Uruguay, ont plus clairement pris position pour un
cessez-le-feu, et la suspension des opérations en cours. José
Mujica, chef de l’Etat uruguayen, a exprimé son opinion dans son
style, terre à terre et efficace, « Le remède est pire que le
mal. Essayer de sauver des vies en bombardant est un contresens
inexplicable ». Le Brésil, plus impliqué dans la crise comme
membre non permanent du Conseil de sécurité avait le 17 mars
dernier laissé passer, comme les autres BRIC (Brésil ; Russie ;
Inde ; Chine), une résolution qui officiellement ne visait qu’à
protéger les populations civiles. L’Otanisation de l’ingérence
démocratique pratiquée en Libye manifestement bouscule une
diplomatie qui défend depuis 2003 la nécessité de construire des
ponts entre espaces contraires. Le recours au feu des armes a
brûlé beaucoup de ces ponts lancés ces dernières années par
Brasilia. Ponts en direction de l’ALBA en vue de modérer ses
exigences à l’égard des Occidentaux. Pont transcontinental entre
Amérique du sud et pays arabes, déstabilisé par la guerre en
Libye. Pont en direction de la France, jugée encore gaullienne
et donc apte à répondre en Europe aux appels du pied brésiliens.
Pont en direction des Etats-Unis, dont le chef de l’Etat était
en visite au Brésil au démarrage des hostilités. Pont en
direction des alliés latino-américains de Washington brutalement
réorientés vers l’Etoile polaire nord-américaine par la crise
libyenne.
C’est en effet l’autre retombée notable de ces évènements.
Plusieurs pays latino-américains avec la même détermination que
ceux de l’ALBA ont immédiatement pris position en faveur de la
guerre contre Kadhafi. Le Chili, la Colombie et le Pérou, ont
pratiquement mot pour mot repris l’argumentaire occidental pour
fonder leur soutien à la guerre. Alan Garcia, président
péruvien, a exprimé son sentiment de la façon suivante : « Je
souhaite rendre hommage à l’action prise par les gouvernements
des Etats-Unis, de France et de Grande-Bretagne pour répondre au
massacre perpétré par le gouvernement libyen ». « La
Colombie », qui a voté au Conseil de sécurité la résolution
1973, a déclaré son président Juan Manuel Santos, « est
toujours derrière ceux qui défendent les libertés, la démocratie
et les droits de l’homme ».
Cette crise aura eu ainsi la vertu intellectuelle de montrer
une fois de plus combien l’Amérique latine se décline au
pluriel. Elle aura aussi une fois encore placé les pays
charnières, soucieux de construire des dénominateurs communs, et
de multilatéraliser les questions qui fâchent, on pense bien sûr
au Brésil, en difficulté diplomatique. L’Amérique latine comme
la Méditerranée, et dans une certaine mesure l’Europe, est un
espace d’identité toujours aussi virtuelle. Cette crise, enfin,
aura probablement fini de déconstruire l’image de pays
occidental ouvert aux compromis avec le Sud que la France avait
maintenu en Amérique latine de 1963 à 2007.
Jean-Jacques Kourliandsky, chercheur à l'IRIS,
spécialiste de l'Amérique du Sud
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Publié le 28 mars 2011 avec l'aimable autorisation de l'IRIS.
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