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Les inculpés du 11 novembre
L'affaire de Tarnac
: symptôme d'une société psychotique
Jean-Claude Paye
Samedi 17 janvier 2009
Le 11 novembre 2008, les policiers français ont procédé à la
spectaculaire interpellation d’un groupe de « terroristes
présumés » dans un petit village de Corrèze. Deux mois plus
tard, il apparaît qu’il s’agit en réalité de jeunes gens
réfractaires à la société de consommation et de surveillance, et
que l’instruction ne dispose d’aucune preuve à charge. Le
sociologue Jean-Claude Paye, qui étudie depuis plusieurs années
la dérive autoritaire des sociétés occidentales, analyse ici cet
étrange usage des lois anti-terroristes. L’affaire de Tarnac
est exemplaire d’un processus rapide de subjectivation de
l’ordre juridique. On est poursuivi pour terrorisme, non pas sur
base d’un délit matériel déterminé, mais en fonction d’une
virtualité construite par l’imaginaire du pouvoir. Le 11
novembre 2008, dans le cadre de « l’opération Taïga », 150
policiers ont encerclé Tarnac. Simultanément, des perquisitions
étaient menées à Rouen, Paris, Limoges et Metz. L’interpellation
de 10 jeunes gens est avant tout un spectacle destiné à créer
l’effroi.
Leur arrestation serait en rapport avec des actes de
sabotages de lignes de chemin de fer, qui ont causé, le 8
novembre, le retard de certains TGV sur la ligne Paris-Lille.
Les actes malveillants, l’arrachage de plusieurs caténaires, ont
été qualifiés de terroristes, alors qu’ils n’ont, à aucun
moment, menacé la vie humaine. L’accusation, qui dit disposer de
nombreux indices, notamment des écrits et la présence de cinq
suspects près de lignes sabotées au moment des faits, reconnaît
n’avoir aucune élément matériel de preuve.
C’est leur profil qui justifie leur inculpation. Ils ont été
arrêtés car « ils tiennent des discours très radicaux et ont des
liens avec des groupes étrangers » et nombre d’entre eux
« participaient de façon régulière à des manifestations
politiques », par exemple : « aux cortèges contre le fichier
Edvige et contre le renforcement des mesures sur
l’immigration » [1]
Quant à leur logement, il est désigné comme un « lieu de
rassemblement, d’endoctrinement, une base arrière pour les
actions violentes ».
Bien qu’ils seraient le « noyau dur d’une cellule qui avait
pour objet la lutte armée » [2],
la plupart seront rapidement libérées, certains sous condition,
d’autres assignés à résidence, mais ils resteront inculpés. Seul
le « chef » et sa compagne demeureront emprisonnés. Le 26
décembre, la Cour d’Appel de Paris, a, à la requête du parquet,
annulé l’ordonnance de mise en liberté de Julien Coupat [3].
Le 16 janvier, la Cour d’Appel de Paris a ordonné la remise en
liberté, sous contrôle judiciaire, d’Yldune Lévy. Sa remise en
liberté devra être confirmée vendredi 23 par la chambre de
l’instruction de Paris, qui examinera, sur le fond, l’appel du
parquet.
Le discours du pouvoir procède à un double déplacement : de
simples actes de sabotages, comme il peut, par exemple, y en
avoir dans un mouvement social, sont qualifiés de terroristes et
ces actes sont nécessairement attribués aux jeunes de Tarnac,
malgré que la police reconnaît l’absence de tout élément
matériel de preuve. L’image du terrorisme érigée par le pouvoir
crée un réel qui se substitue aux faits. Ceux-ci ne sont pas
niés, mais toute capacité explicative leur est déniée. Les actes
de sabotage ne peuvent être que le fait de personnes désignées
comme terroristes. L’acte de nommer, antérieur à toute procédure
d’évaluation objective, renverse celle-ci et enferme dans
l’image, dans une forme vide.
Une reconstruction du langage
L’absence d’éléments matériels permettant de poursuivre les
inculpés n’est pas niée, mais la nécessaire prévalence des faits
est renversée au profit de la primauté de l’image construite par
le pouvoir. La position du ministre de l’intérieur, Michèlle
Alliot-Marie, reprise au sein d’un rapport de la Direction
Centrale du Renseignement Intérieur, est particulièrement
intéressante : « Ils ont adopté la méthode de la clandestinité,
assure la ministre. Ils n’utilisent jamais de téléphones
portables et résident dans des endroits où il est très difficile
à la police de mener des inquisitions sans se faire repérer. Ils
se sont arrangés pour avoir, dans le village de Tarnac, des
relations amicales avec les gens qui pouvaient les prévenir de
la présence d’étrangers. » Mais la ministre en convient : « Il
n’y a pas de trace d’attentats contre des personnes. » [4]
Ces déclarations résument bien l’ensemble de l’affaire. Ce
qui fait de ces jeunes gens des terroristes, c’est leur mode de
vie, le fait qu’ils tentent d’échapper à la machine économique
et qu’ils n’adoptent pas un comportement de soumission
« proactive » aux procédures de contrôle. Ne pas avoir de
téléphone portable devient un indice établissant des intentions
terroristes. Rétablir le lien social est également un
comportement incriminé, puisque cette pratique reconstruit le
lien symbolique et permet de poser un cran d’arrêt au
déploiement de la toute puissance de l’État.
Dans les déclarations de Mme Alliot-Marie la référence aux
faits, en l’absence de tout indice matériel probant, ne peut
être intégrée rationnellement et engendre la phase du délire,
une reconstruction du réel avec l’image du terrorisme comme
support.
Ce processus est également visible dans les rapports de
police, dans lesquels s’opère, au niveau du langage, toute une
reconstruction fantasmatique de la réalité. Ainsi, comme indice
matériel prouvant la culpabilité des inculpés, la police parle
« de documents précisant les heures de passage des trains,
commune par commune, avec horaire de départ et d’arrivée dans
les gares » [5]
Un horaire de la SNCF devient ainsi un document particulièrement
inquiétant, dont la possession implique nécessairement la
participation à des dégradations contre la compagnie de chemins
de fer. De même, une échelle devient du « matériel d’escalade »
et, ainsi, sa possession est un élément à charge.
Cette construction psychotique n’est pas le seul fait des
autorités françaises. Elle est partagée par la Belgique. Le 27
novembre, a eu lieu une arrestation, des perquisitions et des
saisies chez des membres du comité belge de soutien aux inculpés
de Tarnac. Le mandat de perquisition portait la mention
« association de malfaiteurs et détériorations en réunion » [6]
Détenir des documents relatifs à un comité de soutien peut,
selon le rapport de forces du moment, autoriser des poursuites
et, en tout cas, associe ses détenteurs à l’enquête menée en
France.
Un ordre social psychotique
La mise en scène de l’arrestation et de l’inculpation des
« autonomes de Tarnac » est un phénomène qui révèle non
seulement un bouleversement de l’ordre juridique, mais aussi une
mutation plus profonde, celle de l’ordre symbolique de la
société. Le renversement du rôle de la loi est lui-même le
phénomène d’une « père-version » de la Loi symbolique.
Les procédures mises en place représentent un des aspects les
plus significatifs de la tendance imprimée par la « lutte contre
le terrorisme », à savoir qu’un individu est désigné comme
terroriste, non pas parce qu’il a commis des actes déterminés,
mais simplement parce qu’il est nommé comme tel.
Le pouvoir a la possibilité de créer un nouveau réel, une
virtualité qui ne supprime pas, mais qui supplante les faits. La
faiblesse du mouvement social, la faillite de la fonction
symbolique explique l’absence de frein à la toute puissance de
l’État qui se montre en tant qu’image englobante, en tant que
figure maternelle. À un ordre social névrotique qui se révèle
contradictoire, se substitue une structure psychotique, un ordre
qui supprime tout conflit, toute possibilité de confrontation
subjective.
L’affaire des « autonomes » de Tarnac n’a pas grand chose à
voir avec la vieille notion d’ennemi intérieur et la
stigmatisation traditionnelle des opposants politiques. Ici, on
ne s’attaque pas à une idéologie déterminée, à une forme de
conscience, mais simplement au corps, à des comportements, au
refus de s’abandonner à la machine de mort. Il ne s’agit donc
pas de démanteler une avant-garde, mais de montrer que le refus
de faire de l’argent, d’éviter les dispositifs de contrôle ou la
volonté de refaire du lien social constituent une forme
d’infraction, la plus grave qui existe dans notre société, un
acte terroriste. Cela concerne tout un chacun et non seulement
une minorité.
Jean-Claude Paye est
sociologue. Derniers ouvrages publiés :
La Fin de l’État de droit, La Dispute 2004 ;
Global War on Liberty, Telos Press 2007.
Un première version de cet article est parue dans
L’Humanité du 29 décembre 2008.
[1]
« Terrorisme ou tragi-comédie », par Giorgio Agamben,
Libération, 19
novembre 2008.
[2]
« Au village, sans prétention », par Marie-Noëlle Bertrand et
Sébastien Homer, L’Humanité,
28 novembre 2008.
[3]
« Sabotages à la SNCF : Julien coupat maintenu en détention »,
Le Monde,
27 février 2008.
[4]
Isabelle Mandraud, « L’obsession de l’ultra gauche »,
Le Monde, 3
décembre 2008.
[5]
Agamben, Op. Cit.
[6]
Soutien aux inculpés du 11 Novembre
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