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Islam-Occident :
guerre des mots et distorsions terminologiques
Jamel Khermimoun
Mercredi 28 octobre 2009 Le champ
lexical du rejet et de la confrontation, prisme à travers lequel
est perçu l’Islam en Occident, ne reflète aucunement la réalité
des fondements et de la substance d’une « religion »
qui ne s’apparentent ni à une doctrine, ni à une idéologie, ni à
un quelconque courant philosophique ou politique. L’association
de l’Islam et du Coran, dans l’esprit du non musulman, à une
terminologie de l’extrême, de la violence, de l’intolérance, du
repli, du recul, en opposition au progrès, à la modernité, au
développement, consolide une image de l’Islam prête à consommer,
imposée, sans alternative aucune.
L’affaire des caricatures réalisées à
l’encontre du Prophète de l’Islam, naît en Europe dans un
contexte déjà tendu, du fait notamment du déclenchement d’une
véritable croisade médiatique contre le port du voile à l’Ecole
et dans les lieux publics. Les auteurs de ces caricatures,
volontairement promoteurs d’une surenchère de la haine et de
tensions entre les communautés se targuent d’être les vaillants
défenseurs d’une liberté d’expression qui s’interdit toute
limite. L’atteinte délibérée du respect des convictions de
l‘autre est présentée par le pouvoir médiatique et une classe
politique s’exprimant d’une seule voix pour « la bonne cause »,
comme la condition sine qua non de la sauvegarde du droit
reconnu à chaque citoyen d’exprimer librement et publiquement
son opinion.
Cette construction subjective portée
par un courant de pensée qui prône fièrement l’universalité du
modèle occidental, d’une laïcité définitivement libérée du
carcan de la religion, comprend et présente l’Islam comme le mal
absolu, la source de tous les périls pour la pérennité des
Etats-Nations, de moins en moins assurée par un idéal
démocratique se voulant universel, mais visiblement contesté,
même de l’intérieur, et dont le devenir fait aujourd’hui l’objet
de toutes les interrogations. La conception dominante de la
laïcité occulte de l’idéal humain la dimension spirituelle de
l’être.
Marcel Gauchet consacre l’un de ses
ouvrages à la question de l’avenir des démocraties modernes.
Il s’interroge sur le profond malaise d’un système seul garant
du bon fonctionnement des Etats Républicains : celui d’une
démocratie laïque infaillible et inévitablement applicable à
tout peuple aspirant à la civilisation moderne. Sa légitimité
incontestée, qui prend source dans l’antiquité gréco-romaine et
la philosophie des lumières, est quelque peu ébréchée par un
constat simple : les démocraties modernes au summum du progrès
matériel n’arrivent pas à offrir au sein en leur sein et au
monde un modèle d’équité et de justice sociale et économique
comme en témoigne l’accroissement de la pauvreté, des phénomènes
de ségrégation, dans un contexte mondial où le fléau de la faim
ravage des pays tout entiers. Les démocraties postmodernes, qui
font désormais face à une crise existentielle, ne trouvent pas
en leur sein les remèdes à des maux qui, au départ,
matérialisaient la suprématie et l’infaillibilité de leurs
idéaux.
Charia
Le terme français qui se rapproche le
plus des significations du terme arabe Charia est
« voie ». L’attitude volontaire de certains « penseurs » et de
médias, unis pour la « bonne cause », qui consiste à définir
l’Islam à partir d’interprétations erronées des termes
coraniques, compose l’ossature du discours de la croisade de
dénigrement contre l’Islam et de conditionnement de l’opinion
publique.
Même dans l’esprit des musulmans,
c’est l’aspect légal qui est le plus fortement rattaché à ce
terme coranique. Si l’aspect juridique intègre les multiples
significations de ce terme, il désigne d’abord la finalité de
l’homme et la voie qui lui est tracée par Dieu. Cette voie
représente un idéal d’équilibre entre la relation de l’homme
avec ses semblables, avec son environnement, et avec Dieu.
Réhabiliter afin de comprendre les
finalités et les sens de la terminologie céleste implique une
double approche fondée sur l’écoute et la méditation du Message,
sans préjugés aucuns, accompagnées par un effort de
contextualisation de l’intellect à la lumière des évolutions
sociales, politiques, économiques et culturelles du monde
moderne.
La porte restée longtemps fermée du
dit « effort d’interprétation » ou Ijtihad, mis très tôt
sous tutelle du pouvoir, doit être rouverte. Le défi consiste
désormais à réconcilier la marche de la civilisation
postmoderne, aspirituelle, avec la lumière de la révélation.
Le renouveau de l’éthique, de
l’éducation et de la pensée musulmane ne pourra s’accomplir que
si l’effort personnel et collectif d’interprétation et de
contextualisation des sources, enrichi par l’héritage existant
en la matière, abouti au rassemblement des cœurs, des volontés,
et à mobiliser toutes les forces en présence. Franchir le pas
implique le courage de concevoir l’Ijtihad, non pas comme
une fin en soi, mais comme la condition d’une compréhension
rénovée et dynamique de l’Islam, consciente des enjeux présents.
Réconcilier le spirituel et le
temporel est la vocation de la « Loi » qui est réduite dans la
perception de certains spécialistes de l’Islam, comme Dominique
Sourdel, à des rudiments de « commandements » sur le plan de la
vie morale et sociale : « La piété ne consiste point à
tourner vos visages du côté du levant ou du couchant. Pieux est
celui qui a foi en Dieu et au jour dernier, aux anges et aux
livres, aux Prophètes ; qui pour l’amour de Dieu, donne de son
avoir à ses proches, aux orphelins, aux pauvres, aux voyageurs
et à ceux qui demandent ; qui rachètent les captifs ; qui
observent la prière ; qui fait l’aumône ; qui remplit les
engagements qu’il contracte ; qui est patient dans l’adversité,
dans les temps durs et dans les temps de violences. Ceux-là sont
justes et craignent le Seigneur ».
Penser alors comme Dominique Sourdel
que « la notion de devoir moral est étrangère à l’Islam »,
qui ne connaîtrait « qu’une obligation juridique »,
serait méconnaître la raison d’être de la « Loi ». L’entraide,
l’hospitalité, la générosité, la fidélité aux engagements, la
sobriété, vertus universelles, prônée par l’Islam et que ne nie
pas l’auteur, n’ont pas pour moteur un appareil juridique sans
âme. Agir pour Dieu, par amour pour Lui, donc pour l’homme, est
l’essence du Message, sa substance et son plus noble dessein.
Jihad
L’Islam place la vertu de l’effort
personnel et collectif, continus, comme la concrétisation et
l’aboutissement du cheminement vers Dieu. La notion de Jihad,
polysémique, employée sciemment en rupture avec son contexte par
les détracteurs de l’Islam en Occident, alimente tous les
fantasmes, et fait l’objet de toutes les interprétations.
Jihad, comme Ijtihad, a pour racine le verbe
Jahada qui admet une multitude de sens que la langue
française ne pourrait restituer en un seul mot.
Effort, surpassement de soi,
préparation, rassemblement des forces, détermination,
persévérance, engagement, etc. : les dimensions de l’effort sur
la voie de Dieu sont plurielles et s’appliquent dans les
différentes sphères de la vie. L’intention et la volonté sincère
de parfaire, de sans cesse aspirer à l’excellence, doit guider
toute pensée et tout acte.
De cette attitude de tous les
instants, de vouloir résolument maîtriser l’ego, de le soumettre
aux aspirations positive du cœur et de l’esprit, découlent les
différentes dimensions du Jihad : le don de soi, de ses
biens et ses vertus éducatives, sociales et économiques, la
maîtrise de l’avoir, l’apprentissage et l’éducation, la
participation politique, la construction et l’unification de la
pensée, la lutte contre les injustices, le témoignage par la
parole et les actes.
L’héritage des croisades entretient
inconsciemment en Occident une appréhension de l’Islam et de ce
qui s’y réfère. La focalisation de la perception de l’Islam à
travers la seule exégèse, réductrice et périlleuse, du Jihad
porte grandement préjudice à l’âme cette conception autre de
l’homme, aux valeurs réelles qu’il prône et à tous ceux qui y
adhèrent.
Cette stigmatisation à outrance,
accompagnée d’une méconnaissance avérée de l’Islam, fait naître
les peurs et les préjugés dans des sociétés déjà lourdement
atteintes par les maux que sont l’individualisme, la
discrimination, les luttes partisanes, le déficit de dialogue,
d’échange et de partage entre les habitants d’un même immeuble
ou d’une même rue.
Tout musulman serait ainsi forcément
hanté par les démons de la haine, ce qui fait potentiellement de
lui un dangereux terroriste mettant en péril la pérennité et
l’équilibre de la Nation. Cette vision défendue par
l’incontestable « voie de la raison », relayée par un front
médiatique dévoué à la cause, ne trouve face à elle qu’une
faible résistance qui peine à rassembler ses forces et à
manifester avec détermination une identité musulmane,
spirituelle et de présence au monde, commune.
Les traductions restrictives de
Jihad, que ce soit dans les ouvrages d’histoire, les manuels
scolaires, les travaux scientifiques, ou dans le discours
médiatique, tentent très souvent de confiner et d’inscrire
l’Islam dans un registre de la haine et du rejet de l’autre.
« Guerre sainte », « Guerre légale », constituent des attributs
à travers lesquels est perçu l’Islam par l’opinion publique
occidentale.
Le droit de se défendre, de résister
à tout ce qui porte atteinte au droit d’exister, loin de tout
esprit vindicatif, de mépris de la différence, de violence
infondée, est le sens réel de l’interprétation d’une des
dimensions du Jihad, à l’origine des attaques et des
polémiques. Historiquement, les vertus civilisatrices de l’Islam
en Occident, sont admises même par les plus farouches opposants
du dernier des monothéismes et contrastent avec une
représentation de cette religion, construite au fil des siècles
et des antagonismes. Celle-ci contribue à entretenir l’esprit de
croisade et à voiler au monde le vrai visage d’une conception de
l’être et de l’existence qui s’inscrit dans la continuité
historique du mouvement d’émancipation et de civilisation
humaine.
Les peuples entrés en contact avec
l’Islam n’ont pas été contraints à adhérer à ce message par
l’épée, comme l’affirme la thèse soutenue et forgée
insidieusement par nombre d’historiens et d’intellectuels
Occidentaux qui prédisent un brutal « choc des civilisations ».
Ce message a conquis et apaisé les
cœurs par son originalité et les valeurs d’amour, de paix et de
progrès pour l’homme qu’il prône intrinsèquement. L’expansion
singulière de l’Islam, sans précédent dans l’histoire,
s’explique avant tout par le rayonnement d’hommes et de femmes
dévoués à Dieu, animés par l’espoir de voir l’autre,
indépendamment de sa culture, de ses origines ethniques, de ses
traditions, vivre et partager l’expérience du cheminement
spirituel.
Porter en soi, à chaque instant,
l’intention d’œuvrer pour la justice, la dignité et la
libération de la personne humaine, constitue l’essence de
l’effort pour Dieu en Islam. Le combat social, politique,
économique, intellectuel, nécessite un sacrifice de soi et un
dépassement des petits calculs terre à terre, dans le but de
défendre la cause commune qui est celle de Dieu et celle des
hommes.
Substrat jurisprudentiel
Etymologiquement, le Fiqh a
pour sens « comprendre » et « assimiler ». D’un point de vue
terminologique, ce terme signifie en arabe la connaissance des
règles juridiques pratiques tirées des sources. La vocation
première de la jurisprudence en Islam est de rendre aisée et
limpide la compréhension et la pratique de la foi. La science
des fondements de la jurisprudence ou Ussul el Fiqh,
cherche elle à fixer les principes sur lesquels reposent la
jurisprudence (droit pratique).
Les sources de Coran sont
principalement le Coran et la Sunna,
unanimement reconnus car de natures célestes et très tôt
consignées méticuleusement par écrit. D’autres sources de droit
viennent s’ajouter aux deux références de base, en concordance
et en continuité avec elles. Ces sources inspirent elles aussi
les principes de sagesse, de souplesse et d’ouverture.
L’Ijma ou consens des savants
en accord sur des questions divers en matière jurisprudentielle,
le raisonnement par analogie, Qiyas, l’Istihsân ou
recherche de la meilleure solution, l’Istiçlah, ou
recherche du bien commun. Cette approche compartimentée de
l’Islam en disciplines scientifiques est la conséquence d’un
éclatement du modèle solidaire d’éducation, de gouvernement, de
gestion de la société, de l’économie.
Les abus et les dérives d’un pouvoir
très tôt corrompu, marquent la fin d’une période prospère, car
centrée sur l’homme et sur l’édifice d’une société fraternelle
garantissant à chacun la possibilité de s’épanouir
spirituellement au sein d’un projet de cheminement collectif
vers un idéal de justice. Les instances dirigeantes se sont
défaites du « joug » et de la supervision du spirituel et de la
morale, jusque-là garants de l’intégrité et de l’équilibre du
système.
Le modèle d’un leadership dévoué à la
cause, désintéressé, capable de rassembler les cœurs, de
subjuguer les masses, de penser et de structurer la marche du
cheminement des sociétés et des hommes dans leur diversité,
d’organiser l’effort pour la construction d’un idéal de justice
et de société fraternelle, en mobilisant les hautes aspirations,
dotées de compétences certaines, se désagrège quelques décennies
après la mort du Prophète. Des hommes, aux convictions
profondes, n’ont cessé d’œuvrer pour restaurer le modèle
intégralement dans son esprit originel, parfois au péril de leur
vie.
Le pouvoir régalien pourvu de
l’autorité absolu, réduisit la place des « hommes de religion »
aux considérations spirituelles et rituelles, tout en exerçant
sur eux une pression continue et un contrôle strict de la pensée
et de l’action. La rupture avec le modèle de pouvoir et d’action
qui repose sur la concertation et le consensus coupe court aux
espoirs de renouveau de l’Islam dans son intégrité.
Pour que l’action de l’homme de
science soit efficiente, celui-ci doit acquérir une vision
globale sur la création et son Auteur, sur l’homme et sa
destinée, sur l’histoire et sur Celui qui l’a tracé, sur la
situation des musulmans et les causes de leurs dissensions, sur
la nécessité de rénover l’Islam, sur les obstacles internes et
externes liés à l’ego, de nature économique et sociale, se
dressant devant la marche vers le changement.
Cette perspective, pour rassembler
et unifier, doit émaner de cœurs voués à Dieu, sièges des
volontés supérieures, et d’intellects guidés par la Sagesse,
animés par l’effort de compréhension, de contextualisation et de
mise en perspective des sources. Seule une contextualisation des
sources, à la lumière des réalités du terrain, permettra
d’envisager l’émergence d’une intelligence et d’une application
globales de l’Islam. Si le pas n’est pas franchi, le devoir de
témoignage des musulmans en Occident, que doit traduire une
présence responsable, laissera place aux divisions, aux
tentations communautaristes et à l’enracinement dans une posture
minoritaire.
Question de méthode
Le terme coranique Minhaj,
englobe à la fois les idées de « voie » et de « méthode » à
suivre pour réussir à emprunter avec succès cet itinéraire. Les
musulmans, citoyens occidentaux, doivent relever collectivement
les défis qui s’érigent face à une réelle prise de conscience
dynamique des enjeux propres à leur contexte, à l’adoption d’une
attitude responsable face au devoir de témoignage qui leur
incombe, et à un engagement collectif, réfléchi et résolu.
La marche ardue vers une réforme en
profondeur et pour voir émerger un jour une alternative au
modèle prédominant de société matérialiste sans Dieu, implique
une compréhension et une vision globale qui intègre à la fois de
porter un regard critique sur les legs de l’histoire et sur la
situation présente, éclairé par les sources, et une projection
dans l’avenir permettant d’appréhender et d’anticiper les défis
futurs.
Seul un esprit critique, conscient
des legs du passé et de la lourde tâche qui incombe aux
candidats au changement, sera capable d’innover sans complexe
pour rénover en profondeur.
La foi musulmane est comparable à un
édifice complexe se composant de multiples ramures que tout
musulman est amené à connaître et à pratiquer afin de donner
sens à son cheminement terrestre et concrétiser progressivement
les hautes significations de la spiritualité et de l’effort. Ces
affluents peuvent être regroupés en vertus cardinales
interdépendantes qui matérialisent, lorsqu’il y a confrontation
dynamique de l’étude des sources avec l’intelligence du
contexte, la méthode pour un renouveau de l’Islam dans son
ensemble.
Les vertus de compagnonnage,
inhérentes à une atmosphère fraternelle qui a perdu au fil des
siècles de sa teneur, de présence à Dieu et de véracité, forment
les piliers et les garants d’une éducation modèle. Les autres
vertus, subsidiaires, procèdent de l’assimilation des trois
premières vertus fondamentales et parachèvent leur vocation
essentielle qui est de se préparer à la rencontre de Dieu. Les
vertus de la foi se déclinent toutes sur le triple plan de la
spiritualité, de la pensée et de l’effort déployé sur le
terrain. Et l’accomplissement de celles-ci représente le projet
d’une vie à l’échelle d’un individu, et l’affaire de plusieurs
générations, à l’échelle de l’humanité.
Publié le 28 octobre 2009 avec l'aimable
autorisation d'Oumma.com
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