|
The Harvard Crimson
Les
contempteurs d'Israël n'ont aucun souci à se faire
J. Lorand Matory
in
the Harvard Crimson, 5 juin 2008
http://www.thecrimson.com/article.aspx?ref=523879
Dans quelle mesure
les disparités dans l’accès à l’argent, aux médias et aux
appareils administratifs de la société constituent-ils une
censure de toute opposition ? Les événements récents, à
l’Université Harvard, nous en offrent un exemple éclairant…
Lors
de la tenue du conseil de la Faculté des Arts et des Sciences
(FAS), le 13 novembre dernier, j’ai proposé la motion suivante :
« Notre faculté s’engage à encourager un dialogue civil
dans lequel des gens aux perspectives les plus larges et diverses
se sentent en sécurité et sont encouragés à exprimer leurs idées,
pour peu que celles-ci soient mesurées et fondées sur des faits ».
Exprimant la crainte que recaler une proposition coulant à ce
point de source serait gênant, mes collègues ont voté
massivement (74-26) la « mise à l’écart » de cette
motion – c’est-à-dire, en clair, de mettre fin à la
discussion et d’éviter ainsi toute mise aux voix. S’ils ont
eu cette attitude, c’est parce que ma motion avait surgi dans le
contexte de ce que nombre de mes collègues plus silencieux que je
ne le suis moi-même considèrent être une censure généralisée
de tout dissentiment à propos du problème israélo-palestinien
sur le campus et dans les bibliothèques avoisinantes, qui
constituent une part essentielle de la vie intellectuelle de
l’Université. De plus, comme je l’ai déjà montré dans ces
colonnes au mois de novembre dernier, le vote violait de manière
patente le Robert’s Rules of Order, qui est la norme de la procédure
parlementaire à l’usage des conseils d’université. C’est
la ferveur de leurs convictions qui a rendu aveugles
soixante-quatorze éminents titulaires du prestigieux Ph. D. au
fait qu’ils ne faisaient qu’apporter de l’eau à mon
moulin…
Le
déplacement massif de population qui résulta de la création
d’Israël, il y a soixante ans, est l’objet d’un oubli
volontaire dans la politique étrangère américaine et d’une
ignorance confondante chez les citoyens américains, de manière générale.
Comment pourrions-nous justifier autrement le vol massif et
toujours en cours de la terre ancestrale des Palestiniens depuis
le milieu du vingtième siècle – un vol subventionné
annuellement par plus de trois milliards de dollars du
gouvernement américain – tandis que nous faisons appliquer, à
juste titre, le droit de réfugiés juifs à recouvrer des propriétés
en Europe, d’où ils avaient été évincés au milieu du vingtième
siècle ? Si nous ne reconnaissons pas l’égalité entre
les droits des Palestiniens et ceux des juifs, comment
pourrions-nous prôner l’égalité des droits entre les Tibétains
et les Chinois Han, entre les Sahraouis et les Marocains, entre
les Africains et les Américano-libériens, entre les femmes et
les hommes, entre les Noirs et les Blancs, entre les gays et les hétéros ?
Toutefois,
je note que jamais, sur aucun autre sujet, à Harvard, je n’ai
entendu parler de la dés-invitation d’un orateur invité, et
donc encore moins de la dés-invitation de trois orateurs invités…
En 2002, la Faculté d’Anglais d’Harvard a invité Tom Paulin
– professeur à Oxford et un des poètes britanniques
actuellement vivants les plus géniaux – à parler, mais il a
promptement été désinvité, après que le Président de
l’Université de l’époque, Lawrence H. Summers, eut exprimé
sa désapprobation des critiques de Paulin à l’encontre
d’Israël. Bien que la Faculté ait voté, par la suite, pour
revenir sur cette dés-invitation, Paulin n’est jamais venu sur
notre campus. En 2005, l’historien à l’Université DePaul
Norman G. Finkelstein, qui a à la fois critiqué très fortement
le comportement militaire d’Israël et accusé le professeur à
l’Ecole de Droit d’Harvard Alan M. Dershowitz de plagiat,
avait été invité à prendre la parole à la librairie Harvard
Book Store, mais il avait été abruptement désinvité sans la
moindre explication. Bien que Finkelstein ne soit pas en mesure
d’apporter la preuve que Dershowitz était à l’origine de sa
dés-invitation, le modus operandi dershowitizien saute aux yeux,
dans les centaines de pages de correspondance juridique lourde de
menace qui voudrait étayer la campagne de Dershowitz visant à
faire interdire la publication du livre de Finkelstein par
l’University of California Press (UCP), et qui a à l’évidence
réussi à le faire aux éditions New Press. Dershowitz est allé
jusqu’à écrire – utilisant du papier à l’en-tête de
l’Ecole de Droit d’Harvard – pour demander au gouverneur (de
la Californie) Arnold Schwarzenegger d’interdire la publication
de cet ouvrage.
D’aucuns
ont émis l’avis qu’avec le terme de l’administration
Summers, en 2006, ces menaces contre la liberté d’expression dès
lors qu’il est question d’Israël, avaient pris fin.
Toutefois, en 2007, soit bien longtemps après le départ de
Summers, Martin A. Nowak, professeur de mathématiques et de
biologie et Directeur du Programme d’Harvard pour la Dynamique
Evolutionnaire (Program for Evolutionary Dynamics – PED), invita
le biologiste de Rutgers Robert L. Trivers à prendre la parole à
l’occasion de sa réception du prestigieux Prix de sciences
biologiques Crafoord, décerné par l’Académie Royale des
Sciences suédoise. Quelques heures, seulement, avant le discours
et la réception prévus, sous les ordres de ‘quelqu’un’
dont il a refusé de révéler l’identité, Nowak annula
abruptement l’invitation, disant qu’il le faisait sous les
injonctions d’une personne qu’il ne pouvait nommer. Toujours
d’après Trivers, Jeffrey Epstein aurait reconnu, par la suite,
avoir donné l’ordre de l’annulation, disant qu’il l’avait
fait sous la pression de Dershowitz. Epstein, client du cabinet
juridique de Dershowitz, avait fait don des fonds nécessaires à
la création du PED, lequel programme, d’après d’autres
sources, dépend, pour son action à venir, de nouveaux
financements de ce même donateur.
Dershowitz,
qui est également un professeur détaché de l’Université au
sein du PED, a porté plainte contre une lettre publiée dans le
Wall Street Journal, dans laquelle Trivers qualifiait les attaques
israéliennes contre les civils libanais durant l’invasion de
l’été 2006 de ‘boucherie’. Il y qualifiait également
Dershowitz, qui avait soutenu cette guerre, d’ « apologiste
quasi-nazi », et il y disait à Dershowitz de
‘s’attendre à ce qu’il vienne le voir’ au cas où il
poursuivrait ses justifications publiques. Trivers dénia toute
intention de menacer, ou de porter physiquement atteinte à
Dersho. En 2008, c’est un professeur n’appartenant pas au PED
qui, finalement, invita à nouveau Trivers. Nonobstant la déclaration
dramatique de Dershowitz, selon laquelle il avait disposé son
secrétaire-karatéka à la porte de son bureau afin qu’il le
protège, Trivers prononça un discours brillant, devant une
assistance nombreuse, et cela ne l’amena à aucun moment à se
rapprocher de Dershowitz, ou de son bureau. Le fait que Trivers
ait été désinvité n’en demeure pas moins une honte non lavée
pour Harvard, sans précédent depuis l’ère McCarthy (en ce qui
concerne, bien entendu, tous les sujets autres que la question
israélo-palestinienne…)
Deux
des trois principales librairies locales ont participé à ce
processus de censure. J’ai mentionné la dés-invitation de
Finkelstein par la librairie Harvard Book Store. En 2002, Hillel
Stavis, propriétaire de la défuncte librairie Wordsworth, sise
à Harvard Square, a joué un rôle prééminent dans un
boycottage hautement destructeur de la campagne de dons en vue du
financement de la radio publique WBUR, au motif qu’elle aurait,
soi-disant, diffusé trop librement des opinions
pro-palestiniennes. A la suite de ma conférence de décembre
2007, à l’Ecole de Droit d’Harvard, consacrée au contexte de
ma motion au à la FAS, conférence au cours de laquelle je fis référence
à Stavis comme ayant « dirigé » le boycott, il m’a
hurlé dessus, depuis le public, et il m’a menacé d’intenter
un procès contre moi.
Le
doyen de la FAS, Michael D. Smith, a invité Dersho au conseil de
la Faculté, le 11 décembre, à contester ces informations.
Dersho a déclaré qu’ « il n’avait pas
connaissance de la moindre tentative, durant ses quarante-quatre
années passées à Harvard, d’empêcher des prises de parole,
des commentaires ou des débats au sujet de la question
palestinienne ». Pourtant, afin de formuler son désaccord,
il a reconnu que Paulin avait bien été, en effet, désinvité.
Dersho a reconnu aussi avoir prétendu à la Police de
l’Université d’Harvard que Trivers l’aurait menacé,
avouant de manière implicite que son allégation a pu amener
d’autres responsables de Harvard à désinviter celui-ci. Tout
en affirmant que Finkelstein l’aurait menacé, Dersho a catégoriquement
nié que Finkelstein aurait jamais été désinvité –
affirmation que Finkelstein conteste. La plupart des lecteurs
seront fondés à se demander si des personnes aussi nombreuses
sont effectivement en train de menacer Dersho, ou bien si cette
accusation ne serait pas, par hasard, devenue une manière expédiente
et « mains libres », pour Dersho, de maintenir
certaines personnes à bonne distance du campus ?
Personnellement,
je suis très satisfait que Dershowitz ait pu exprimer sa
position, lors du conseil de la FAS, ce 11 décembre dernier.
Toutefois, il doit être noté que son implication dans la
discussion – au-delà de sa distribution de tracts lors de
meetings et de ses multiples articles publiés dans le Crimson –
avait pour origine une application inéquitable des règlements.
D’un côté, on m’avait demandé de sauter à travers tous les
cerceaux procéduraux possibles et imaginables afin de soulever la
question de ces incidents lors du conseil de la FAS, et cela m’a
demandé beaucoup de temps, d’efforts et de capital social afin
de garantir mon droit inaliénable, en tant que membre de la
Faculté, de le faire. Par exemple, avant de reconnaître, un bon
mois après, qu’ils avaient commis une erreur en permettant la
« mise au congélo » de ma motion du 13 novembre, des
responsables m’ont dit, à plusieurs reprises, qu’ils avaient
eu raison, et que je devais porter mon débat ailleurs, que ma
proposition de reprendre le débat et de procéder à un vote à
bulletins secrets était « étrange », à leurs yeux.
D’un autre côté, les règles avaient été étirées, de façon
à permettre à Dershowitz, qui est professeur à l’Ecole de
Droit, de parler lors d’une réunion de la FAS. Selon le Règlement
des Procédures de la Faculté, « Le doyen de la Faculté…
peut inviter (des professeurs non-membres de la FAS) à assister
en tant qu’observateurs », mais ni le terme « observateurs »
ni un quelconque passage du Règlement ne suggèrent le droit de
prendre la parole.
En
fin de compte, mes collègues et moi-même avons le fort soupçon
qu’il avait été mis un terme à une procédure de nomination
en raison des écrits non-académiques du candidat au sujet de la
question israélo-palestinienne. Les règlements de la Faculté
m’interdisent de révéler davantage de détails. En dépit de
la brièveté avec laquelle ce cas a dû être traité, le
potentiel de parti-pris politique dans des décisions de
nomination est parmi les menaces les plus graves et les plus menaçantes
pour la liberté d’expression et pour la réputation
d’excellence de l’Université Harvard. Chacun des douze jeunes
membres de la Faculté qui ont exprimé en privé leur soutien à
ma motion ont également fait part de la peur qui les empêchait
de le faire publiquement.
Pour
certaines personnes, de telles dés-invitations, compromissions
lors de l’examen des candidatures, boycottages de donateurs et
menaces afférentes, de menaces légales, d’appels à des
gouverneurs d’Etats américains à intervenir dans la revue des
pairs et dans le processus des publications, et la distorsion
unilatérale des lois ne sont en eux-mêmes que de simples
exemples de « liberté d’expression » - des mécanismes
de ce que Dersho appelle « le marché des idées ».
Pour d’autres, ce sont rien moins que des menaces effrontées
contre les déroulements de carrières, le débat et la libre
diffusion de l’information. Ces attaques ont aussi pour résultat
la perte d’opportunités de carrière, auxquelles les chercheurs
ont droit, à juste titre. Un membre de la Faculté, qui a requis
l’anonymat, a parlé de « campagne d’intimidation »,
ajoutant : « Si vous êtes perçu comme
‘anti-israélien’, … et si vous êtes promis à quelque
honneur où à quelque nomination, vous risquez de ne pas les
obtenir », ou vous pouvez, en raison de « rétribution
dans les coulisses », perdre ce que vous avez déjà acquis.
Un autre collègue a écrit : « Impossible, de tenir un
quelconque débat rationnel au sujet d’Israël sans que
quelqu’un gueule à l’antisémitisme ! »
D’aucuns
ont interprété mon apparente non-peur et mon récent succès à
publier ces idées dans The Crimson en y voyant une preuve qu’il
n’y aurait ni censure, ni peur de critiquer Israël sur le
campus, et aux Etats-Unis, de manière générale. Ils doivent
savoir, tout d’abord, que tant le New York Times que le Boston
Globe ont, à plusieurs reprises, refusé de publier mes éditos
consacrés à cette question. De plus, j’ai peur. Le plus gros
de l’effectivité globale d’un professeur dépend de
l’estime personnelle et de la coopération des doyens, des
administrateurs et des collègues-professeurs. Même mes
augmentations de salaire annuelles sont déterminées par des
responsables qui semblent se sentir menacés par le fait que je
soulève cette question. De plus, j’ai reçu une série de méls
insultants et menaçants me qualifiant, entre autres choses, d’ « antisémite »,
de « pute », et de « Noir débile mental haïsseur
de juifs ». Certains appelaient à ma démission. C’est
difficile, de se lever, quand tout le monde autour de vous reste
assis : vous risquez de vous prendre un coup de marteau dans
la tronche !
Lors
de la réunion du conseil de la faculté du 11 décembre, le doyen
de l’Extension School, Michael Shinagel et moi-même, nous avons
introduit la motion avec un amendement évaluant les aspects
positifs et les manques, dans la législation de 1990. De manière
incroyable, beaucoup expriment la conviction que cette législation,
qui avait été formulée afin de renforcer les droits des
orateurs à Harvard contre ceux d’interrupteurs protestataires,
avait suffit, jusqu’ici à garantir la liberté de parole, de
manière générale, sur le campus. Le but de la législation,
toutefois, était très loin du phénomène de la dés-invitation,
de la législation politiquement orientée, et des boycotts de
donateurs. De plus, le principe de ‘laisser-faire’ (en français
dans le texte, ndt) de la précédente législation n’avait en
rien contribué à remédier à des situations où les plus
populaires, les plus fortes en gueule, les mieux financées et les
mieux soutenues administrativement des prises de position sont
autorisées à occulter toutes les autres.
Les
opposants s’empressèrent de faire des trous dans la motion,
parce qu’elle était soulevée dans le contexte d’une question
qui leur tenait à cœur. Le cirque des amendements et des motions
– au milieu d’une incertitude universelle au sujet des règles
de procédure applicables – m’a amené rapidement à retirer
carrément la motion. Mon seul espoir était que ceux qui seraient
tentés, à l’avenir, de désinviter un conférencier ou de
torpiller une candidature pour des raisons politiques y réfléchiraient
désormais à deux reprises. Finalement, toutefois, la
plupart de mes collègues geignirent littéralement, en forme de déni
collectif, convaincus que le rejet de notre motion démentait le
fait qu’il y eût jamais eu le moindre problème, pour
commencer. Seule, une proposition concrète, apparemment, a survécu
au débat avorté sur la liberté d’expression de l’automne
2007. Sur ma suggestion, le doyen Smith a recommandé au président
de l’Université Drew Faust d’instituer un Comité de la
Liberté d’Expression sur l’ensemble de l’Université, en
cohérence avec les recommandations non-respectées du règlement
de 1990. Six mois plus tard, ce Comité n’a toujours pas vu le
jour.
Cela
fait trente-et-un ans qu’Harvard me voit fréquenter son campus
et ses amphis. J’ai eu des promotions internes, accordées par
deux facultés, à la suite d’un examen minutieux de mon
curriculum universitaire, de ma citoyenneté et de la collégialité
de rigueur dans le monde universitaire. De plus, je suis le co-président
d’une des plus importantes associations de facultés et
d’administrateurs, à l’échelle de toute l’Université.
Pourtant, ceux qui se sentent atteints par ma plainte se
consolent, aujourd’hui, en murmurant la rumeur auto-gratifiante
selon laquelle je « la jouerais perso ». Le genre de
joueur en équipe qui pourrait prêter main-forte à ce genre de détracteurs
aurait pu se sentir chez lui à Dixie, en Allemagne nazie, ou à
la Maison-Blanche sous Bush, mais il ou elle ne mérite pas un
poste dans l’Acropole du monde de l’éducation. Une telle
fonction mérite, en effet – et requiert – une boussole morale
d’une bien meilleure qualité. Nous devons agir dans la
certitude que la justice s’étiolerait, dès lors qu’elle
serait conçue uniquement pour nous-mêmes. Quant à la « liberté
d’expression », elle ne serait rien d’autre que
l’autocongratulation des friqués et des puissants, dès lors
que l’université ne remplirait pas son unique mission, qui est
de défendre ce principe qu’est la justice, pour tous.
Traduit
de l’anglais par Marcel Charbonnier
[* L’auteur, J. Lorand Matory’82 est professeur d’anthropologie et
d’études africaines et afro-américaines.]
|