Opinion
Pourquoi la
Palestine est importante
Israël Adam Shamir
Israel
Adam Shamir
Samedi 30 juillet
2011
La Palestine est importante, pas
seulement parce qu'elle est aussi belle
que la Toscane, ni parce que les
Palestiniens y souffrent, ni même parce
qu'elle se trouve occupée par un Etat
juif. Ce qu'il nous faut comprendre,
c'est qu'on a servi la Palestine sur un
plateau aux juifs, et ce, non pour leur
charme exquis, ni pour leur puissance,
ni pour leur ferveur religieuse, mais
dans le cadre d'un projet impérial.
La Palestine est importante en tant que
pièce-maîtresse du fonctionnement
impérial, l'un des points clé
indispensables pour prendre le contrôle
du monde. C'était la conviction des
bâtisseurs d'empire britanniques du
19ème siècle, style Rhodes, et cette
idée force a été constamment mise à jour
en termes de géopolitique moderne. Au
départ, il s'agissait d'une théorie
secrète développée par HJ Mackinder,
puis c'est devenu une force conductrice
derrière la théorie de la globalisation.
Nous n'allons pas commenter sa dimension
de rationalisation d'une imagerie
mythologique, acceptons simplement que
c'est la façon de penser de l'élite
toute puissante, point.
Mackinder avait projeté de soumettre la
planète entière au joug de l'empire. Il
avait remarqué que le monde arabe
(“terre de passage”, selon ses termes)
était central pour son entreprise, et il
déclarait que “la colline-citadelle de
Jérusalem a une position stratégique à
l'échelle du monde, qui ne diffère pas
radicalement de celle que lui attribuait
la perspective idéaliste des temps
anciens et médiévaux, ni de sa position
stratégique entre l'ancienne Babylone et
l'Egypte.” Il considérait que cette
perspective “idéelle” faisant de
Jérusalem le centre du monde, dans les
cartes médiévales des Croisés, n'était
pas un mirage religieux, mais relevait
d'une compréhension inspirée des
qualités propres aux lieux. Selon ses
termes exacts, “ sur une carte établie
par des moines, contemporaine des
Croisades, qui est toujours accrochée
dans la Cathédrale de Hereford,
Jérusalem est soulignée comme le centre
géométrique, le nombril du monde, et
sur le sol de l'église du saint-Sépulcre
à Jérusalem, ils vous montreront jusqu'à
aujourd'hui l'emplacement excat du
centre... Les ecclésiastiques médiévaux
n'avaient pas tout faux.”
A la fois stratège et mystique,
Mackinder soutenait ardemment la
déclaration Balfour: “Une assise
nationale juive en Palestine sera l'un
des objectifs les plus importants de la
guerre. C'est un sujet sur lequel nous
pouvons nous permettre désormais de dire
la vérité... un foyer national au centre
physique et historique du monde.”
Dans son livre qui vient de sortir « Les
grands enjeux », The
Great Games (précipitez-vous
dessus, avant que les stocks soient
épuisés, cher lecteur)
notre ami du site dissident Counterpunch Eric
Walberg le formule
parfaitement: “l'inspiration de
Mackinder n'était nullement sioniste
mais plutôt impériale, et en installant
les juifs dans une patrie palestinienne,
il s'agissait d'assembler les pièces qui
constituent aujourd'hui l'ordre
impérial.”
Son impérialisme et sa géographie
avaient eu des antécédents religieux,
c'est sûr. La géopolitique est une
géographie sacrée laïcisée, et son
attraction vers la “colline citadelle de
Jérusalem” et le royaume mythique de “Shambhala”
[au Tibet] n'est pas une coïncidence
fortuite.
Mais en fait, toute idéologie est une
doctrine crypto-religieuse. Comme le dit
Carl Schmitt, “tous les concepts les
plus porteurs de notre doctrine moderne
sont des concepts théologiques qui ont
été laïcisés.”
Les gens répliquent que la géopolitique
relève
d'un fatras fantasmatique,
mais c'est la doctrine qu'appliquent les
élites. On peut rationnaliser la
fixation impériale funeste sur
l'Afghanistan en invoquant l'idée vague
d'y faire passer un pipeline, mais il
est plus facile de concevoir la dérive
étatsunienne vers l'Afghanistan comme
une nouvelle version de la quête de
Shambhala. Mackinder a su rationnaliser
ses sentiments, il invoquait une armée
de Jérusalem pour défendre Suez, mais
c'était sous l'influence des cartes
anciennes, comme dans le cas d'autres
bâtisseurs d'empire, et ce, au-delà de
ce qu'il pouvait admettre.
C'est pour cette raison qu'il est
difficile d'imaginer que l'empire puisse
lâcher volontairement la Palestine;
c'est beaucoup trop important
idéologiquement, religieusement, au
niveau géopolitique, et au niveau
stratégique, aux yeux des élites
impériales. Mais pourquoi l'empire
a-t-il choisi les juifs pour constituer
leurs troupes de choc en Palestine? Le
professeur de géographie de l'université
d'Indiana Mohameden Ould-Mey propose une
explication dans un mémoire intitulé
La genèse géopolitique du sionisme (Geopolitical
Genesis and Prospect of Zionism),
document qu'il n'a pas réussi à faire
publier comme il le mérite. Son texte a
été relu par ses pairs, évalué, et a
fait l'objet d'un compte-rendu par le
rédacteur en chef de la revue Political
Geography’s David
Slater,
mais deux ans plus tard un nouveau
rédacteur en chef est arrivé, qui avait
l'œil pour percevoir plus distinctement
de quel côté la tartine était beurrée,
et il a rapidement bloqué chose. Il a
profité de sa position pour charger une
certaine
commission
de concocter quelques articles
célébratoires autour de la fête de
l'indépendance israélienne.
Dans son travail inédit, donc, à ce
jour, le professeur Ould-Mey révélait
que le mouvement sioniste n'était pas né
chez des juifs du XIXème siècle: ces
gens-là cherchaient quelque chose de
plus près de chez eux. Ces juifs éblouis
se voyaient bien à la tête d'une petite
patrie quelque part en Ukraine ou en
Pologne, pour y bâtir un Etat
indépendant “exactement comme la
Serbie”. C'étaient les Britanniques qui
avaient une autre idée en tête, qui
voulaient faire des juifs les
colonisateurs anglais du Moyen Orient.
Ils avaient besoin d'une poigne pour
s'emparer de la Colline-citadelle, et
“ils voulaient que les juifs remplacent
les protestants autochtones manquants en
Terre Sainte”. L'idée avait déjà été
testée et elle avait échoué: Napoléon
avait joué avec l'idée d'implanter les
juifs en Palestine, comme une infanterie
pour la France, mais les juifs n'avaient
pas marché. Et puis les Anglais ont
réussi leur coup, là où les Français
avaient échoué.
Introduisez William Henry Hechler
(1845-1931), “l'agent britannique qui
est le véritable père du sionisme en
Europe de l'Est et en Russie”. Hechler,
c'est celui qui a fait de Leo Pinsker un
sioniste. Pinsker, celui qui est devenu
plus tard l'auteur du premier pamphlet
pré-sioniste, et le plus décisif,
initulé Auto-Emancipation. “C'est
à ce moment que les Anglais ont commencé
à injecter leur sionisme dans ce qui
était au départ un mouvement
d'émancipation local et normal, issu de
la juiverie d'Europe orientale, qui
s'épanouissait dans ce qui était leur
propre territoire ancestral”, écrit Ould-Mey.
Après avoir gagné sur Pinsker et après
avoir établi les bases du premier
mouvement juif pour l'installation en
Palestine (Hibath Zion), Hechler
s'en alla à Vienne pour toucher Theodor
Herzl. A cette époque, Hechler était
déjà “décrit comme un agent qui
travaillait pour les intérêts anglais et
allemands, et en particulier comme un
'agent secret' au service de
l'Intelligence Service britannique.”
“Hechler participa activement au premier
congrès sioniste de Bâle, en Suisse, en
août 1897. Les relations entre Hechler
et Herzl (comme les relations entre
Hechler et Pinsker auparavant et les
relations entre Balfour Weizman plus
tard) allaient ressembler aux relations
entre tuteur et disciple, plutôt qu'à
des rapports prince-prophète, comme le
suggère l'historiographie sioniste. Non
seulement Hechler expliqua à Herzl de
quoi il retournait, mais il présenta à
l'empereur germanique à la fois Herzl et
le sionisme, ainsi qu'au Tsar de toutes
les Russies, au sultan ottoman, au pape
Pie X, et à d'autres éminences encore.
"Herzl était essentiellement un
émissaire britannique envoyé chez les
Allemands, les Russes, les Ottomans, et
les juifs. On disait que Herzl convenait
pour diriger le sionisme, précisément
parce qu'il "ne connaissait ni les
juifs, ni la Palestine ni la
Turquie... »
Et Ould-Mey de conclure: « Les Anglais
voulaient la Palestine pour des raisons
impériales et religieuses, et ils se
servaient des juifs sionistes comme de
vassaux volontaires et des hommes de
paille, qui au fil des événements
devinrent des agents plus actifs."
Ceci fait sens, parce que cela dissout
le mystère de l'apparition subite du
mouvement sioniste juif. Le sionisme
juif était encore dans les langes alors
que les Russes, les Français et les
Allemands avaient commencé à acheter des
terres et à construire partout en Terre
Sainte depuis quarante ans. La théorie
d'Ould-Mey répond pertinemment à toutes
les questions pertinentes. C'était un
"coup-de-grâce", et c'était anglais.
Voilà donc une théorie très excitante,
mais qui ne deviendrait jamais un scoop:
le Service d'Intelligence britannique
est réputé avoir bercé les Frères
Musulmans naissants, la CIA d'avoir
nourri en son sein les Talibans, et le
Shabak israélien a couvé le Hamas. Aucun
doute que toutes ces entités se soient
mises ensuite à voler de leurs propres
ailes, aient envoyé promener leurs
maîtres, et qu'ils aient fini par leur
causer bien des soucis. Depuis lors, les
juifs se sont doublement intégrés à
l'édification de l'empire: en tant que
gardiens de la « colline-citadelle de
Jérusalem » géopolitique, et en tant que
zélotes de l'idéologie néolibérale
postmoderne, l'idéologie des
« insulaires », selon la terminologie de
Mackinder, laquelle est étrangement
proche de « l'idéologie traditionnelle
juive » selon Milton Friedman, comme l'a
montré Gilad Atzmon. Le premier groupe
est basé principalement en Israël, le
second aux USA.
La conception sioniste selon laquelle
les juifs sont les gardiens naturels de
la “colline -citadelle de Jérusalem”
devient maintenant bien sujette à
caution. Du Moyen Orient ont surgi de
nouvelles forces avec lesquelles
l'empire collabore activement désormais.
Il y a l'avant-garde, les Whahabites
saoudiens agressifs, que Thierry Meyssan
a identifié comme les
Sudairi. Al-Jazeera
du Qatar
est
une arme puissante entre leurs mains.
Ils jouent dans le camp d'Israël, mais
ne sont pas des larbins sionistes. Ils
sont nombreux, nuisibles, et se sont
liés d'amitié avec l'Empire de leur
plein gré.
Le discours d'Obama en mai a mis tout
cela au clair. Israël n'est plus le seul
avant-poste dans la jungle du Moyen
Orient, ni un bastion occidental en
Orient. La proposition d'Obama était
semblable à celle qu'avait fait Jimmy
Carter à la Chine et à Taiwan en 1979,
lorsque les USA déplacèrent leur
représentation diplomatique de Taïwan à
Beijing, tout en maintenant des contacts
commerciaux, culturels et d'autres, de
façon non officielle. Trente ans ont
passé, et Taïwan n'a pas souffert de
cette baisse dans son statut.. De la
même façon, Obama a offert à Israël un
arrangement semblable: réduisez un peu
vos prétentions et vous vivrez heureux
et longtemps. Cette contraction ne
devrait pas concerner seulement le
territoire mais se produire aussi au
niveau stratégique et idéologique. Nous
serons ravis de continuer à vous
considérer comme l'enfant chéri des USA
au Moyen Orient, mais comme un enfant
parmi d'autres enfants, et non plus
comme un enfant gâté au milieu de vos
esclaves. Bref, devenez un nouveau
Taïwan et n'essayez pas de vous prendre
pour la Chine.
Comme nous le savons, Israël a
rapidement neutralisé cette offre en
mobilisant les politiciens américains
pro-juifs. Ceci a constitué une
humiliation pour Obama, mais a donné du
tonus aux nouvelles forces arabes
pro-américaines pour agir. Leur nouvelle
confiance en elles-mêmes a été mise en
évidence par l'article d'opinion du
prince Turki, et a fait l'objet de
commentaires largement répandus. C'est
une des raisons pour lesquelles Israël a
agi de façon hystérique ces derniers
temps, comme on l'a vu depuis les
attaques de la Flotille, la détention de
touristes à l'embarquement, et le
massacre de Palestiniens désarmés, pour
fêter l'anniversaire de la Nakba et de
la Naksa.
Les Israéliens ont l'impression que leur
position a fait l'objet d'une
réévaluation, et ils rafraîchissent
leurs liens avec les juifs à l'étranger,
testent la flexibilité face à la
puissance de leurs lobbies, remettent à
jour l'hystérie autour de
l'antisémitisme. L'orchestration des
élans de sentiments pro-juifs a été
voyante dans le traitement brutal du
réalisateur Lars von Trier et du modiste
John Galliano, mais ce n'est pas fini.
Et voici que revient sur le tapis un
débat important de la décennie passée.
Noam Chomsky expliquait l'obsession
américaine pour Israël par les intérêts
impériaux et impérieux, tandis que John
Mearsheimer et Walt parmi d'autres
expliquaient le fait par l'activisme du
lobby pro-israélien. Nous allons
maintenant pouvoir tenter de résoudre la
quadrature du cercle.
Certes, les plans impériaux de conquête
du monde tels qu'ils furent conçus à la
fin du XIXème siècle comportaient la
création de la « colline-citadelle de
Jérusalem », mise en œuvre par les juifs
"en ordre de bataille" ("ranging Jews",
le terme employé par Mackinder.) Les
nouveaux éléments prouvent que ces plans
n'avaient pas été soufflés par les
juifs, mais délégués aux juifs par les
planificateurs impériaux. Ces projets se
transmirent de génération en génération,
et il semblerait qu'ils soient admis par
les élites impériales comme des données
naturelles.
Pendant la Guerre Froide, cette idée
était moins prééminente mais “depuis la
fin de la Guerre Froide, comme les
préoccupations stratégiques ont remplacé
la confrontation bipolaire entre les
deux superpuissances jumelles, la
pertinence des études de Mackinder [et
de ses concepts] devient à nouveau
visible”, pour le dire avec les mots de
Leut.-Gen
Ervin Rokke.
Alors, Chomsky avait donc raison? Pas si
vite. Nous pouvons reformuler le vieil
argument en termes nouveaux. L'argument
de Walt et Mearsheimer peut être
interprété comme suit: “les vieilles
idées de Mackinder sont désuètes, parce
qu'en fait la citadelle s'est faite
obstacle
plutôt que bastion défensif
utile, comme Belfort”. Ceci rejoint la
vision arabe pro-impérialiste des
Saoudiens. Ce peut être un point de vue
assez convaincant, mais le Lobby est là
pour bloquer les choses dans les faits.
C'est un auteur russe moderne, Viktor
Pelevin, qui a proposé une réponse
définitive à la question des “juifs et
de l'empire'.
- Tout est dans les mains d'Allah, dit
la jeune fille.
- Je vous demande pardon, intervient un
jeune homme en se retournant, comment
cela se peut-il? Mais que faites vous de
la perspective de Bouddha? Les mains
d'Allah n'existent que dans la
perspective du Bouddha, vous en
conviendrez, n'est-ce pas?
La jeune fille sourit poliment:
- Je n'en disconviens pas, les mains
d'Allah n'existent que dans perspective
du Bouddha, mais le fait est que la
perspective du Bouddha est dans les
mains d'Allah.
Traduction: Maria Poumier
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