|
Impressions de Russie
Russie: la Silicon
Valley du rire
Hugo Natowicz
© Hugo Natowicz
Vendredi 29 octobre 2010
Ce soir, je regarde Projektor Paris Hilton sur la Première
chaîne. Un quatuor de comiques, emmenés par le très talentueux
Ivan Urgant, décortique l’actualité, journal en main, et descend
en flèche tout ce qui passe. D’abord, c’est la nouvelle loi sur
la police qui en prend pour son grade. Le commentaire de
l’interdiction d’utiliser un canon à eau contre les manifestants
par moins de zéro degrés est à mourir de rire. « Pour une fois,
les lois de la police ne contredisent pas celles de la physique
». Les allusions au manque d’honnêteté de certains flics sont
claires et on est pourtant sur le « très officiel » Pervy Kanal.
En voyant mes amis rire à gorge déployée aux blagues de nos
quatre rigolos, qui jouissent d’une énorme popularité, je suis à
nouveau fasciné par le rire des Russes. Il existe chez ce peuple
une étrange unité, une connexion presque mystique, plus
manifeste que jamais dans l’humour. Cet indéfinissable lien fait
que, malgré tous les problèmes, on se marre aux mêmes boutades,
de Kaliningrad à Vladivostok en passant par Moscou, Kazan et
Novossibirsk. Comme des amoureux qui lisent une pensée mutuelle
en un clin d’œil, les voilà partis au quart de tour dans une
étonnante complicité.
Si le rire était une région russe, l’hyper-populaire KVN, le
Club des rigolos et des inventifs, serait sans aucun doute sa
capitale. Cette compétition née dans les années 1960 regroupe
des clubs d’étudiants de Russie et d’ex-URSS. Organisée autour
d’un complexe système de ligues, elle continue de se rassembler
les Russes presque tous les samedis pour des joutes
humoristiques parfois à thème, parfois libres. L’ambiance y est
légèrement officielle, et pourtant les blagues taclent
régulièrement les autorités. Toutefois, on ne gagne pas ici en
étant irrévérencieux et provocateur: ça ne fait pas forcément
rire, tout simplement.
A l'heure où la Russie mise sur la modernisation du pays et
cherche à mobiliser son potentiel humain, on se demande si le
Kremlin ne devrait pas s'inspirer de KVN, une véritable machine
à révéler les talents sur l'ensemble du territoire russe qui
permet à l'humour russe d'innover en permanence. Véritable
Silicon Valley du rire, KVN a propulsé vers la popularité
l'écrasante majorité des comiques actuels, qui font un carton
dans le paysage audiovisuel russe. En sont notamment issus les
mentors de la version russe du Comedy Club ou de Nasha Russia,
qui ont donné un coup de jeune à l’humour du pays, auparavant
dominé par la bande d’Evgueni Petrossian, et son humour plus
ancré dans les poncifs soviétiques: police, belle-mère, vodka.
Issus de différentes ethnies, ces nouveaux comiques là sont à
l’image de la Russie d’aujourd’hui, un pays qui s’assume de plus
en plus dans sa multiplicité.
L’humour russe, très vivant, est pétri de références
historiques, littéraires et culturelles. Comme ce sketch de KVN
sur la naissance de la langue russe, dans lequel Cyrile et
Méthode mettent au point des règles orthographiques absurdes,
qui donneront du fil à retordre aux écoliers jusqu'à nos jours.
Ou encore ce bal chez Natacha Rostova revisité.
Parfois, on est dans un surréalisme complet, comme dans Gadia
Petrovitch Khrenova, mélange de références à la réalité russe
("tu veux boire", demande le policier à la petite fille perdue.
"Non, on est en vacances depuis un mois"), de jeux de mots, et
de simple délire, le tout dévoyant constamment les attentes du
spectateur. C’est d’ailleurs ce sketch qui a propulsé vers la
célébrité l’humoriste Micha Galoustian.
Une figure mérite encore d’être remarquée: celle de Mikhaïl
Zadornov, dont l’humour plus philosophique et un brin populiste
cherche à mettre en relief la réalité russe en la comparant à
l’Europe et aux Etats-Unis, et à redonner sa fierté au peuple,
en montrant qu’ici, ce n’est finalement pas pire qu’ailleurs.
Certains sketches choqueront le spectateur occidental, notamment
quand il propose d’organiser une « parade des asthmatiques » en
réponse à celle des homosexuels.
Mais presque toujours, il y a cet enchaînement incessant de
jeux avec la langue, ses expressions, ses clichés: un des traits
du génie slave me semble résider précisément dans ce traitement
réservé au mot, manié comme une véritable matière, qu’on tord,
brise, et dénature, en faisant jaillir poésie ou éclats de rire.
© 2010 RIA Novosti
Publié le 21 décembre 2010
Partager
Le
sommaire d'Hugo Natowicz
Le dossier
Monde
Les dernières mises à
jour
|