Impressions de Russie
La Russie face aux
révolutions
Hugo Natowicz
© Hugo Natowicz
Lundi 14 février 2011
"Impressions de Russie" par Hugo Natowicz
Avis de tempête sur les régimes autoritaires du monde arabe. Les
populations, même celles ayant bénéficié de la relative
stabilité apportée par les dictateurs, sont à bout. Certains
évoquent un risque de contagion à l’est, notamment en Russie.
Alors que la rue obtenait la chute de Moubarak, le Front de
gauche (opposition russe) organisait samedi une "journée de la
colère". Le rassemblement, autorisé par la mairie de Moscou, a
regroupé sur la désormais fameuse place Trioumfalnaïa différents
mouvements hétéroclites: de "Solidarnost" aux militants
écologistes en passant par des investisseurs floués, pour
protester contre la politique du tandem dirigeant. Au final 300
personnes, et quelques interpellations.
En l'absence de ligne politique claire capable de rassembler
les Russes, l'opposition est tentée de tracer des parallèles
entre la situation dans le monde arabe et dans le pays. C'est
l'opposant Vladimir Ryjkov qui a été le premier à le faire dans
la presse occidentale. Selon lui, les situations sont plus
proches qu'il n'y paraît. "Les millions de manifestants
demandant le départ d'Hosni Moubarak et les soulèvements en
Tunisie rappellent au Kremlin combien est vulnérable une
autocratie face à un coup d'Etat".
L'Europe de l'est est loin d'être épargnée par les
turbulences en ce début d'année 2011. En témoignent les heurts
qui ont suivi l'élection du dictateur biélorusse Alexandre
Loukachenko et débouché sur de nombreuses arrestations. Les
violences ont été condamnées par les démocraties occidentales,
très promptes à fustiger à l’est ce qu’elles avaient longtemps
toléré, voire sponsorisé, dans les régimes du Maghreb.
La Russie ne vit pas, elle non plus, ses heures les plus
calmes. Des émeutes nationalistes éclataient en décembre sous
les murs du Kremlin, accompagnées d’agressions contre des
personnes au « faciès non slave ». Violences qui faisaient suite
à la libération trop rapide, certainement contre pot-de-vin, de
plusieurs hommes d'origine caucasienne impliqués dans le meurtre
d'un supporter du Spartak. Un cocktail explosif de nationalisme
et de corruption, qui a constitué le défi récent le plus sérieux
pour le pouvoir.
Les troubles n'étaient ni pro-occidentaux, ni
pro-démocratiques, ce qui n’a pas empêché l'opposition de
chercher à rallier les mécontents sous sa bannière: le mouvement
Iabloko avait ainsi annoncé son intention de défiler avec les
ultranationalistes pour les 40 jours de la mort du supporter.
Des manifestations fin 2009- début 2010 à Kaliningrad avaient
rassemblé plus de 10.000 personnes : ici aussi, le
mécontentement assez spontané contre la hausse des prix et la
corruption institutionnalisée avait dans une large mesure «
échappé » à l’opposition pro-occidentale.
La Russie se sent-elle menacée? A la différence de la Chine,
qui blindait la censure sur les événements au Maghreb, l'"agence
officielle" RIA Novosti, comme se plaisent à la nommer les
médias occidentaux, couvrait dans la transparence le déroulement
des événements. Et relayait sans partis pris l'organisation de
la "journée de colère" de samedi.
Le pouvoir russe a été discret mais actif face aux événements
dans le monde arabe. Toute la semaine, l'émissaire de Medvedev
pour le Proche-Orient distribuait les missives à ses homologues
arabes, notamment à Moubarak et au président syrien. Moscou
appelait dans le même temps l'opposition à cesser les
ultimatums, afin de préparer des élections démocratiques. Une
information laisse toutefois entendre que le Kremlin est
préoccupé par le risque de contagion du scénario arabe : lors
d'une réunion avec le ministre de la Défense Anatoli Serdioukov,
le président Medvedev a ordonné d'augmenter le nombre
d'officiers de 70.000, ce qui entre en totale contradiction avec
la réforme de l'armée qui prévoyait de le réduire de 165.000.
Allergiques au chaos?
La Russie a en réalité peu de chances d’être le théâtre d’un
soulèvement d’ampleur. Les Russes, marqués au fer rouge par la
révolution de 1917 puis les événements tout aussi traumatiques
des années 1990, ne sont pas enclins à se jeter dans la rue. Le
peuple n’est pourtant pas dupe : la plupart de mes
interlocuteurs, certains anciens membres des forces de l’ordre,
m’ont expliqué avec lucidité les rouages d’un système grippé à
tous les niveaux par la corruption.
Les événements du "Manège" confirment une leçon sans
concession: la corruption est le talon d'Achille du pouvoir
russe actuel. Tout d'abord car ce fléau crée un sentiment
d’impunité qui pousse les citoyens à se faire justice eux-mêmes.
Ensuite car elle affaiblit les décisions du pouvoir au niveau
local, et mine la confiance des citoyens envers l'Etat.
Pourtant, les parallèles entre les troubles du Maghreb et la
Russie sont abusifs et tiennent plus du fantasme que de la
réalité. La « décennie de croissance » de l’ère Poutine a tout
de même permis, entre 1999 et 2008, un net recul du chômage, une
réduction du fossé entre riche et pauvres, une augmentation du
niveau de vie de toutes les couches de la société, notamment des
plus démunis (Gouriev et Tsyvinski, « objectifs de l’économie
russe d’après-crise », 2010), ce qui mérite d'être pris en
compte. La reprise économique ouvre des perspectives positives
capables de contenir le mécontentement populaire.
Si la stabilité reste plus importante aux yeux des Russes que
les sirènes d’une démocratie abstraite, les blessures des années
1990 s’éloignent pourtant. Il se pourrait que les nouvelles
générations ne se contentent pas ad vitam aeternam de cette «
stabilité » durement acquise. A l’avenir, elles sont
susceptibles d’exiger une amélioration plus radicale de la
situation de leur pays. Révolte ou pas, ces exigences devraient
radicalement modifier le paysage politique russe et la nature de
son régime.
© 2011 RIA Novosti
Publié le 15 février 2011
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