Impressions de Russie
La guerre inconnue
Hugo
Natowicz
© Hugo Natowicz
Vendredi 7 octobre
2011
Peu avant sa mort, l'ancien président
français François Mitterrand s’est livré
à une confession au caractère
inhabituel, troublant. Au milieu des
entretiens publiés dans le livre de
Georges-Marc Benhamou "Le dernier
Mitterrand", l'ex-chef de l’Etat
glissait: "La France ne le sait pas,
mais nous sommes en guerre avec
l'Amérique. Oui, une guerre permanente,
une guerre vitale, une guerre
économique, une guerre sans mort
apparemment. Oui, ils sont très durs les
Américains, ils sont voraces, ils
veulent un pouvoir sans partage sur le
monde. C'est une guerre inconnue, une
guerre permanente, sans mort apparemment
et pourtant une guerre à mort".
Les observateurs se sont interrogés sur
ces propos : M. Mitterrand divaguait-il,
ou s'agissait-il de la vérité nue d’un
homme ne se sentant plus lié par sa
fonction présidentielle, l’éclair de
lucidité d’un individu qui n'a de
comptes à rendre à personne ? Pour
quiconque a vécu en Russie et s'est
imprégné des problématiques de cette
partie du monde, à la fois européenne et
extra-occidentale, la déclaration de
l’ancien président a tout d’une évidence
: cette guerre invisible fait désormais
rage à l’est.
Cette tension, je ne la percevais pas
tant que je vivais en France et en
Espagne, deux pays largement intégrés au
système économique, idéologique et
militaire que les Etats-Unis ont apporté
dans leurs valises à l'issue de la
Seconde Guerre mondiale. Un système qui
englobe ce que les Russes appellent l’«
Occident »: une somme de nations fondues
au sein d’un même paradigme
économico-politique. Observateur de
l'actualité russe depuis plusieurs
années, il me semble que le leitmotiv
des relations entre la Russie et
l'Occident, c'est ce rapport de force
constant qui sous-tend les relations
dans tous les domaines, rythmé par les
efforts américains visant à faire plier
Moscou à l'aide de "condamnations" et de
sanctions diverses (exemples
ici,
ici et
là).
Il faut franchir les frontières
orientales de l’Union européenne, et
aller dans les pays en transition, pour
ressentir la violence latente qui
accompagne l’extension du système de
valeurs promu par l’Occident. La
première fois que j’ai pris conscience
du choc, et perçu ce qu’était la culture
occidentale de l’extérieur, c’était en
2006 en Ukraine, un pays où les tensions
avec la Russie avaient pris une
dimension particulièrement palpable.
J’étais venu pour refaire mon visa, et
je fus choqué par l’omniprésence
visuelle des femmes dénudées diffusées
en boucle sur les écrans suspendus à
l’intérieur même des rames de métro, et
des publicités aguicheuses qui
ponctuaient les escalators, les rues, le
moindre espace libre. Pourtant aguerri,
je me suis dit littéralement : « En
France on n’irait quand même pas jusque
là ! » Il y avait en effet dans ce
déballage publicitaire quelque chose de
particulièrement agressif, débridé, un
peu comme si une bataille se déroulait
sous mes yeux. Je me souviens aussi de
la frénésie qui régnait dans les
nombreux McDonalds, et de ce passant qui
avait refusé de me répondre en russe. Ce
fut un spectacle à la fois imperceptible
et impressionnant. En France ou en
Espagne pas de problème, j’étais chez
moi ; en Russie, ou je vivais depuis
quelques mois, je commençais à
m’acclimater. Ici, je me sentais
littéralement pris dans un entre-deux
angoissant. Cette sensation me rappelait
la jeunesse dorée de Slovénie, mettant
un point d’honneur à afficher son
ancrage à l'ouest par le biais d’habits
de marque et de toute une série de
références culturelles occidentales,
comme pour se démarquer ostensiblement
d’un passé communiste abhorré, pas
"cool" (un mot marquant l’irruption de
la mondialisation des valeurs dans le
langage).
Bien sûr, les valeurs occidentales
s’implantent également en Russie : MTV,
fer de lance à la conquête de la
jeunesse après la fin de l’URSS, reste
populaire. Les McDonalds ne
désemplissent pas. Pourtant,
l’assimilation culturelle, économique,
et politique de cette énorme masse
qu’est la Russie reste superficielle et
irrégulière. Militairement, Moscou
continue de défendre sa zone d’influence
au mépris des défis de l’Otan qui
implante, doucement mais sûrement, son
potentiel militaire aux portes du
territoire russe. Economiquement, la
Russie est certes intégrée dans l’espace
mondialisé, mais elle est tenue à
l’écart des grands clubs libéraux que
sont l’OMC et l’OCDE. Culturellement, la
Russie est un Etat attaché à un ensemble
de valeurs ancestral qui n’aura bientôt
plus cours en occident, schisme
notamment cristallisé par l’interdiction
de la « gay parade ». Politiquement, la
Russie n’est pas un Etat démocratique au
sens occidental, tout en ayant réussi à
surmonter l’expérience totalitaire.
C’est un régime hybride qui s’attire
régulièrement les foudres de l’ouest.
Le commentateur de la Russie se trouve
dans une situation délicate: doit-il se
poser en vecteur de l’idéologie
occidentale, raillant et condamnant
systématiquement ce pays ? Doit-il au
contraire faire preuve de compréhension
envers la Russie et son évolution
historique? Jusqu'où faut-il critiquer
le système mis en place par les
Américains, qui libérèrent tout de même
l’Europe au prix du sang versé ? Cette
libération justifiait-elle
l'impérialisme sur lequel elle a
débouché?
Force est de constater que malgré la fin
de la guerre froide, les tensions sont
toujours palpables. Avec toutes ses
contradictions, la Russie incarne une
tendance forte : la volonté de vivre en
marge du carcan occidental, tout en
partageant avec l'ouest un socle de
valeurs communes. Une soif d'exister à
sa façon, sans pour autant se cacher
derrière un rideau de fer.
Cette posture historique complexe,
instable, n'a pas fini d'alimenter la
guerre silencieuse opposant la Russie et
l'Amérique.
L’opinion de l’auteur ne coïncide
pas forcément avec la position de la
rédaction
"Impressions
de Russie" par Hugo Natowicz
© 2011 RIA Novosti
Publié le 9
octobre 2011
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