|
Actualités du droit
CEDH : La loi anti-burqa
peut aller se rhabiller
Gilles Devers
Dimanche 28 février 2010
Tchao la loi anti-burqa, et c’est la CEDH qui
le dit. Les tenues religieuses dans l’espace public ne peuvent
être interdites que si elles s’accompagnent d’un prosélytisme
abusif, entendu comme des pressions effectives sur les passants.
Après cet arrêt de la CEDH du 23 février 2010
(Ahmet Arslan et autres
c. Turquie, Requête no
41135/98),
le projet de loi anti-burqa ne vaut plus grand chose...
Une tenue peu orthodoxe
Ah, les Turcs… Ils pourraient se contenter de
fabriquer des Renault Clio, mais non, ça ne leur suffit pas. Ils
créent en plus des groupes religieux, comme en 1986, le
Aczimendi tarikatı, suivant les préceptes de son chef,
Müslim Gündüz. Le 20 octobre 1996, nos amis du Aczimendi
tarikatı se rendent à la mosquée Kocatepe d’Ankara pour une
cérémonie religieuse, en portant la tenue caractéristique de
leur groupe : un turban, un « salvar » (saroual) et une tunique,
tout en noir, et munis d'un bâton, tenue qui pour eux traduit la
fidélité au Prophète. Tout le monde à Ankara ne parait pas
d’accord. Surviennent des incidents, et nos amis se retrouvent
en garde à vue, puis en détention provisoire.
Le 2 décembre 1996, le Parquet engage une
procédure devant la Cour de sûreté de l'Etat d'Ankara. Première
audience le 8 janvier 1997, et là les choses se compliquent. Nos
amis comparaissent vêtus de leur tenue, mais çà, c’est
forbiten : violation
de la loi no 671 du 28 novembre 1925 relative au port
du chapeau et loi no 2596 du 3 décembre 1934 sur la
réglementation du port de certains vêtements, qui interdit le
port de certaines tenues religieuses dans les lieux publics
ouverts à tous comme les voies ou places publiques en dehors des
cérémonies religieuses.
Dans un premier temps le Parquet poursuit
pour le port de ses tenues devant la cour, mais finalement
l’infraction est retenue pour le port de cette tenue dans les
rues d’Ankara, lors de la manifestation qui a conduit à
l’arrestation. Et nous voilà avec une affaire de port de tenue
religieuse dans l’espace public. C’est cette question qui s’est
trouvée soumise à la CEDH, après le rejet d’une série de recours
internes.
Les limites de la liberté de religion
Le raisonnement de base est bien connue : il
s’agit d’une ingérence de l’Etat dans les choix religieux
personnels, qui est possible sous condition. La Cour
doit rechercher si cette ingérence poursuit un but légitime, et
si elle est proportionnée à ce but, les motifs invoqués devant
être « pertinents et suffisants ». Pas de doute que la défense
de la laïcité est un but légitime. En revanche, il faut
apprendre à manier la raison proportionnée. Ni la loi, ni le
juge ne peuvent qualifier la pertinence religieuse de cette
tenue, justement car elle est portée en fonction de croyances
religieuses. Ils peuvent seulement en limiter la manifestation
publique, quand celle-ci porte atteinte à l’ordre public. Sphère
publique contre sphère privée, c’est la laïcité expliquée aux
enfants. La croyance se manifeste nécessairement dans l’espace
public, car la liberté
limitée à la conviction intime serait le déni de la liberté.
Les juridictions turques se sont arcboutées
sur les dispositions légales. « La loi, c’est la loi ». Sauf,
que ça, ça ne marche plus, car toute loi doit être analysée dans
le contexte global de la défense des libertés fondamentales.
Devant la CEDH, le Gouvernement a infléchi l’argumentaire,
soutenant que l'application de ces lois avait pour but « de
faire respecter les principes laïcs et démocratiques de la
République et d'empêcher des actes de provocation, de
prosélytisme et de propagande de la part des requérants ».
On croirait entendre les préceptes du duo
infernal Gerin/Raoult. Mais la CEDH sort son super Gilette à
trois lames pour régler le sort de ce petit poil disgracieux.
La raison proportionnée
Première lame.
Nos amis ont été sanctionnés en tant que simples citoyens. Rien
à voir avec l’obligation de discrétion des fonctionnaires dans
l'expression publique de leurs convictions religieuses, pour
laquelle la Cour reconnait une grande marge d’appréciation aux
Etats, en fonction de leurs textes et traditions. Le rôle de la
Cour n’est pas d’imposer des modèles, mais de déterminer des
limites et des garanties. (Arrêt
Vogt c. Allemagne, 26 septembre 1995, et
Dahlab
c. Suisse, 15
février 2001).
Deuxième lame.
La tenue était portée dans des lieux
publics, ouverts à tous. La CEDH a admis que dans des
établissements publics, le respect de la neutralité puisse
primer sur le libre exercice du droit de manifester sa religion.
C’est la solution retenue dans l’affaire Leyla Şahin, à
savoir le port du foulard islamique sur des campus
universitaires. L’interdiction prononcée par le président de
l’Université avait été reconnue comme légitime pour tenir compte
de l’activisme de certains groupes sur le campus et de la
nécessaire protection des minorités.
Troisième lame.
La façon dont les requérants ont manifesté
leurs croyances par une tenue spécifique ne constituait pas une
menace pour l'ordre public ou une pression sur autrui. En effet,
les requérants s'étaient réunis devant une mosquée, dans la
tenue en cause, dans le seul but de participer à une cérémonie à
caractère religieux.
Ah, le fameux prosélytisme ! La Cour a
démontré, et depuis longtemps (Kokkinakis
c. Grèce, 25 mai 1993) que le prosélytisme de bon
aloi, qui vise à promouvoir ses convictions religieuses, est
inhérent à la liberté de religion, comme élément d’exercice et
condition de la liberté de changer de religion. Le prosélytisme
ne peut être sanctionné que s’il devient abusif. Il faut donc
prouver. Or, nos amis n’avaient pas tenté de faire subir des
pressions abusives aux passants dans les voies et places
publiques. Il manifestaient seulement leur désir de promouvoir
leurs convictions religieuses.
Alors, tombe la sentence : « Dès lors, la
Cour estime qu'en l'espèce la nécessité de la restriction
litigieuse ne se trouve pas établie de manière convaincante ».
L’interdiction des signes religieux dans l’espace public n’est
possible que dans un contexte de prosélytisme abusif.
Reste-t-il une place pour l’interdiction
légale de la burqa ?
Sur le plan technique, une jurisprudence de
la CEDH n’interdit pas le vite de la loi. Nos vaillants
parlementaires peuvent voter les lois qu’ils veulent, dès
lorsqu’il se trouvent une majorité. Mais dans une société
civilisée, comme la société européenne, la loi votée n’est pas
encore le droit, car existent des garanties contre les lois qui
dérapent.
Il y a d’abord le Conseil constitutionnel.
Pour éviter la censure, le plus simple est d’éviter le Conseil.
C’est ce qui avait été fait pour la loi sur le foulard dans les
écoles. Mais maintenant, le schéma est plus complexe, car les
citoyens poursuivis devant les tribunaux pourront, à partir du
premier mars, demander au juge de saisir directement le Conseil
constitutionnel (Nouvel article 61-1 de la Constitution).
Ensuite, on trouve le droit européen.
Attention, je ne dis pas « la CEDH » mais « le droit européen ».
Car l’arrêt Ahmet Arslan
du 23 février 2010 a valeur de règle jurisprudentielle. La loi
n’est pas une donnée formelle mais substantielle. Elle comprend
le texte écrit et la jurisprudence. En résumé, la « loi » est le
texte en vigueur tel que les juridictions compétentes l'ont
interprété (CEDH, Sunday
Times
c. Royaume-Uni, 26 avril 1979). Si la loi est votée,
et non soumise au Conseil constitutionnel, le droit européen
sera opposé comme moyen de défense dans la première procédure.
Et si le juge français ne retient pas l’argument, il faudra
alors saisir la CEDH, avec un résultat un peu acquis d’avance,
ou le Comité des Droits de l’Homme de l’ONU, compétent au titre
du pacte sur les droits civils et politiques de 1966.
Alors, il n’y a rien à faire ? Pile
l’inverse. Simplement au lieu de voter des lois idiotes et
contraires aux libertés, il faut se placer sur le terrain de la
conviction, de la politique, de la transformation sociale… Oui,
mais c’est plus compliqué que faire du consensus social sur le
dos de 400 personnes en brandissant des grands principes
désarticulés.
L’arrêt de la CEDH va énerver les
crispés de la laïcité,
qui ont inventé un modèle hors sol. En réalité, il devrait
conduire à une vraie réflexion sur les abus du pouvoir
politique, qui avec mille prétexte fameux, cherche à modéliser
les comportements individuels et inculquer la culture de la
soumission. Non, ce qu’il faut défendre, c’est la capacité à
penser par soi-même.
Le communiqué de presse
Le texte de l'arret du 23 février 2010
Dernières mises à
jour
|