Le
dernier film de Suleiman me fait penser au livre de Ramzy
Baroud, Mon père était un
combattant de la liberté[1].
Chacune des deux œuvres retrace une exploration personnelle et
dévastatrice de la désespérance. Toutes deux sont saturées
d’échecs et de trahisons à répétition. Baroud et Suleiman sont
assez courageux pour critiquer leur ‘récit collectif’, mais ils
pimentent leur histoire avec un esprit, un espoir et un humour
stupéfiants. Ils vous font rire juste au moment où vous alliez
fondre en larmes.
Comme Baroud,
Suleiman juxtapose le voyage palestinien du paradis vers l’enfer
à l’imaginaire sioniste du retour de ‘l’enfer’ vers ‘l’Eden’.
Les images terribles de dépossessions et tortures en Palestine
s’intercalent avec des scènes où l’arrogance, le pillage et le
sadisme israéliens s’en donnent à cœur joie. Ce mouvement croisé
des deux peuples est essentiel pour comprendre le conflit.
Autant l’expulsion de Palestine est concrètement et profondément
ancrée dans la conscience de chaque Palestinien, autant le
‘retour chez soi’ de l’imaginaire juif, le voyage de ‘l’enfer
hostile de la diaspora’ vers ‘l’Eden sioniste’, s’est révélé
hasardeux, voire impitoyable, pour les juifs.
Il est manifeste que
les Israéliens n’ont jamais réussi à faire de la terre sainte
leur ‘patrie’. Ils sont étrangers à sa nature, ils ont
empoisonné le sol et pollué les rivières, ils ont ravagé le
paysage avec des murs de béton gigantesques et de monstrueuses
colonies, mais pire encore, ils ont éradiqué la civilisation
palestinienne, ou du moins ont tenté de le faire. En fait, cette
façon unique qu’ont les Israéliens d’être ‘séparés’ est le point
de départ du film de Suleiman.
Avec Suleiman
lui-même, assis, silencieux, à l’arrière d’un taxi flambant
neuf, nous voyons un chauffeur israélien qui se prépare pour un
périple. Par son système de communication radio, il prévient sa
station, « n’essayez pas de me contacter, je pars pour une
longue course.. ». Dès les premières secondes du voyage, un
orage éclate, avec des éclairs, du tonnerre et une pluie
battante. Notre chauffeur israélien est totalement désorienté,
il n’y voit plus, il ne sait plus où il est, il n’a plus
d’essence. Il ne tarde pas à arrêter la voiture et se rend
compte alors que la radio est morte. Il perd son sang froid,
« Mais qu’est-ce que je fous là, moi ? Où je suis, là ? Mais
pourquoi je suis venu là, d’abord ? ». Le chauffeur israélien
est bloqué au milieu de la nuit et de nulle part. Il est isolé,
sans radio ni essence, sur une terre inconnue qui était supposée
être sa terre promise. Il est isolé mais il n’est pas seul. Il a
un passager palestinien silencieux, assis confortablement à
l’arrière et qui le regarde.
L’allégorie est
assez évidente. Les sionistes voulaient tellement croire que
leur projet de ‘retour chez soi’ était un voyage de ‘l’enfer de
la diaspora’ vers un ‘abri garanti’, qu’ils sont devenus
prisonniers de leur aspiration immorale et fatale. Gorgés de
pouvoir, surchargés d’armement étazunien, ils conduisent un
Hummer tout neuf, traversant dans l’obscurité un terrain
étranger et hostile, ils ne savent pas où ils vont, ils n’ont
presque plus d’essence et ils ne savent pas pourquoi ils font
ça. Toutefois, une chose est certaine, ils ont un passager
palestinien silencieux, assis confortablement à l’arrière. Ce
dernier, comme nous tous, les observe dans leur déchéance.
Suleiman offre une
lecture critique de la société palestinienne. Il touche certains
des sujets les plus douloureux, il examine les collabo, il
affronte la lâcheté, il aborde les pulsions maniaco-dépressives
qui font partie de la culture arabe, et pourtant, malgré tout
cela, il y a de l’espoir en lui. Aussi miraculeux que cela
puisse paraître,
la Palestine semble triompher.
Dans la chronique
filmée de Suleiman, nous suivons le reportage d’une armée
criminelle, organisée, qui combat la résistance éparse des
civils. Nous voyons les soldats des FID[2]
piller, terroriser et torturer la population civile, nous voyons
les fiers habitants devenir une minorité vaincue sur leur propre
terre, des enfants palestiniens chanter des chants sionistes à
l’école devant un ministre israélien ravi. Puis, on nous montre
les soldats des FID tirant sur ces enfants quand, devenus
adolescents indomptables, ils lancent des pierres. Ensuite
Suleiman nous emmène au cœur de l’actuelle Ramallah, où nous
voyons des Palestiniens vivre plus ou moins dignement, en
célébrant d’une manière ou d’une autre leur culture arabe.
Toujours à Ramallah,
nous assistons à une scène qui donne à réfléchir parce qu’elle
éclaire sous un jour différent le rapport de force entre
Israéliens et Palestiniens. Alors qu’un tank Merkava envahit la
totalité de l’écran, nous remarquons un jeune Palestinien qui
sort de chez lui pour aller vider la poubelle. Le tank israélien
s’arrête. Son canon suit la tête du jeune homme tandis que
celui-ci marche vers le container à ordures. C’est une image
pénible à regarder. Mais, alors qu’il retourne chez lui, le
jeune Palestinien reçoit l’appel d’un ami sur son téléphone
portable. Le jeune reste alors dans la rue, bavardant
joyeusement avec son pote. Pendant tout ce temps, le canon du
Merkava suit le moindre de ses déplacements, ressemblant de plus
en plus à la parodie du pouvoir israélien. A aucun moment le
jeune Palestinien ne prête la moindre attention au canon de gros
calibre qui reste pointé sur sa tête, où qu’elle soit. Le
pouvoir de dissuasion israélien ne semble plus intéresser que
les historiens.
Le message de
Suleiman est clair. Pour perpétuer le projet national juif,
Israël pourrait bien devoir assigner un tank à chaque
Palestinien. Mais il va plus loin. Tandis que le jeune
Palestinien est debout et dehors, profitant librement du soleil
méditerranéen, quatre soldats israéliens, probablement du même
âge, sont enfermés dans un tank Merkava. Les Israéliens sont
coincés par une impitoyable et néanmoins futile idéologie qui ne
mène nulle part. Ils sont assujettis à un jeune homme qui ne
prend pas la peine de leur jeter ne serait-ce qu’un coup d’œil.
Les soldats israéliens sont privés de la lumière du jour. Ils
voient la vie à travers leur périscope militaire. Le tank
Merkava peut-être interprété comme une métaphore de la mentalité
israélienne de ghetto. Cependant, en ce qui concerne Israël, le
Merkava n’est pas qu’une métaphore, ce n’est pas seulement du
symbolisme, c’est la réalité vraie de l’état juif et de l’être
juif politique. Les Israéliens s’enferment eux-mêmes derrière
des murs de séparation ou dans des tanks et des bunkers.
Alors que dans son
film précédent, la victoire nécessitait une Intervention divine,
dans celui-ci, le brouillard se dissipe. Les Palestiniens
semblent gagner simplement parce que les Israéliens sont
condamnés à perdre. Les Israéliens sont victimes de leur propre
brutalité implacable. Plus ils sont sinistres, plus ils sont
tourmentés par la peur qu’ils s’infligent eux-mêmes. La
paranoïa
israélienne est une affaire de projection. Ils pensent, « si
d’autres sont aussi brutaux que nous, nous allons vraiment au
devant de graves ennuis ».
Symboliquement,
Suleiman est de Nazareth, ce qui peut rappeler à certains
d’entre nous qu’un autre, de cette même ville, a fait, il y a
juste 2000 ans, une critique très semblable du tribalisme juif.
Israël est effectivement enfermé dans le même cercle vicieux que
ses ancêtres imaginaires. Plus il devient barbare, plus il est
terrorisé par sa propre sauvagerie. Jésus avait vu ça. Aime ton
prochain était sa solution. Tends l’autre joue, affirmait-il.
L’impossibilité pour Israël de comprendre que la compassion est
la solution, voilà le sens de la tragédie juive. Nous avons
affaire à la chronique en temps réel d’un désastre imminent. Par
ailleurs, dans sa description de l’histoire récente de la Palestine, c’est la
clémence des Palestiniens que Suleiman met au grand jour.
Suleiman pourrait
bien être le dernier maître du symbolisme poétique au cinéma. Il
réussit à propager le message le plus subversif par la musique
et le silence. Il transmet les idées philosophiques les plus
profondes à travers la moindre chorégraphie. Bien que le cinéma
soit un art principalement visuel, dans le travail de Suleiman
l’oreille a une importance prépondérante. La musique, les bruits
et les rythmes montrent ce qui « est invisible pour les yeux ».
Le son est le lien avec le passé. C’est l’oreille qui transcende
pour nous le royaume de l’universel. C’est l’ouïe plus que la
vue, qui nous met en relation avec notre passé, notre présent et
notre futur.
[1] My Father Was a Freedom
Fighter.
[2] Forces de Defense Israéliennes (sic !)
Avertissement Palestine - Solidarité a pour vocation la diffusion
d'informations relatives aux événements du Moyen-Orient, de l'Amérique
latine et de la Corse.
L' auteur du site travaille à la plus grande objectivité et au respect des opinions
de chacun, soucieux de corriger les erreurs qui lui seraient signalées.
Les opinions exprimées dans les articles n'engagent que la responsabilité
de leur auteur et/ou de leur traducteur. En aucun cas Palestine -
Solidarité ne saurait être
tenue responsable des propos tenus dans les analyses, témoignages et
messages postés par des tierces personnes.
D'autre part, beaucoup d'informations émanant de sources externes, ou
faisant lien vers des sites dont elle n'a pas la gestion, Palestine -
Solidarité n'assume
aucunement la responsabilité quant à l'information contenue dans ces
sites. Pour contacter le webmaster, cliquez
< ici >