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Ha'aretz
En
séjour illégal, même chez eux
Gideon Lévy
"L’électricité
et l’eau, ils se les font venir par des lignes improvisées qui
passent par l’ouverture de drainage aménagée sous le Mur de séparation
construit ici il y a un an et demi environ et qui porte le nom
impeccablement lessivé d’ « enveloppe de Jérusalem ».
Mais ce Mur n’enveloppe personne ici, il étrangle seulement.
Lorsque quelqu'un veut se laver ou préparer une tasse de thé, il
téléphone à des proches qui vivent à Bir-Naballa, de l’autre
côté du Mur, et leur demande de leur ouvrir le robinet."(NdT)
Haaretz, 26 octobre 2007
www.haaretz.co.il/hasite/pages/ShArtPE.jhtml?itemNo=917118
Les membres de la famille Al-Qa’abneh ont toujours
su, durant toutes ces années, qu’ils vivaient dans les
Territoires, tout près de Bir-Naballa. Jusqu’à ce que le Mur
de séparation arrive et les laisse du côté israélien, avec
seulement une porte étroite leur permettant de se rendre aux écoles
et lieux de travail du village. Il y a un mois, Israël a fermé
la porte. 63 Bédouins en état de siège.
Mahmoud Al-Qa’abneh, avec le mur à l’arrière-plan.
"Qu’avons-nous fait pour mériter ce châtiment ?"
Photo Limor Ederi
Nous nous sommes assis à
l’ombre d’un figuier. Le bruit de l’usine de béton voisine
couvrait les cris des bébés qui montaient des cahutes en tôles,
mais couvrant tout, il y avait le Mur dressé à quelques dizaines
de mètres de nous – tendez la main, vous le touchez – et
portant une ombre lourde et accablante. Des ouvriers palestiniens
ont travaillé dur pour achever la route de sécurité qui
serpente le long du Mur de béton. Huit mètres de haut, ici.
Du
côté palestinien du Mur en béton, on voit dépasser les toits
des maisons de Bir-Naballa, des citernes d’eau et des antennes
aussi. C’est là-bas, au-delà du Mur, que se trouve le centre
de la vie de nos hôtes, un groupe d’hommes bédouins, notables
au regard sombre. L’école de leurs enfants, les maisons de
leurs proches et leurs sources de revenus. Jusqu’il y a quelques
jours, ils pouvaient encore se rendre là-bas, à une centaine de
mètres, par une brèche dans le Mur, gardée par un soldat. Mais
maintenant, la dernière ouverture a été fermée, bouchée par
du béton et le passage leur est barré.
Les
membres de la famille Al-Qa’abneh est en état de siège. Pour
se rendre à l’école qui se trouve derrière le Mur, les
enfants doivent parcourir un long chemin compliqué. Pour rentrer
à la maison, ils doivent s’équiper chaque jour d’une
nouvelle attestation. Pour acheter un sac de nourriture pour le bétail,
il faut faire un parcours comparable, de une à deux heures à
pied et en voiture. Les malades et les femmes enceintes ? Par
chance, depuis que le blocus a été instauré, la situation ne
s’est pas encore présentée.
D’après
leurs cartes d’identité vertes, ce sont des habitants des
Territoires, mais le sort a décidé de les laisser du côté israélien
du Mur, là où il est interdit à un habitant des Territoires de
se déplacer sans un permis en poche. Un groupe de bergers
paisibles : leur univers s’est effondré sur eux et ils
crient à l’aide.
Leur
avocat, Shlomo Laker, a déjà déposé plainte auprès de la Cour
suprême mais le moulin de la justice tourne lentement : la
prochaine audience est fixée en janvier, la juge Myriam Naour
n’a pas trouvé bon de lancer une ordonnance avant faire droit
et en attendant, les enfants et leurs parents sont jetés sur des
chemins tortueux, dépensant de fortes sommes et perdant un temps
précieux pour se rendre à l’école ou à l’épicerie. Les
voilà emprisonnés dans leurs maisons et même là, ils sont
considérés comme en séjour illégal. « Nous demandons à
toute instance ou organisation d’agir et de venir à notre
rescousse », dit le moukhtar, Moussa Qa’abneh, « Ce
ne sont pas des dons que nous sollicitons, mais seulement que
quelqu'un se range à nos côtés dans notre combat pour une vie
normale ».
Ils
sont ici depuis 1967 à la limite est de Bir-Naballa, à quelques
centaines de mètres du barrage de Kalandiya, au nord de Jérusalem.
Jusqu’en 5708 [année du calendrier juif couvrant partiellement 1947 et 48 - ndt],
ils vivaient dans le Néguev dont ils ont été chassés ou dont
ils ont fui vers la Cisjordanie. Après la guerre des Six jours,
ils ont pris à bail des terres appartenant à des habitants de
Beit Hanina tout proche et qui a été annexé à Jérusalem, et
ils ont commencé à y cultiver et à y garder leurs troupeaux.
Ils
sont aujourd’hui 63 âmes, appartenant à six familles, 14 en âge
d’école dont sept sont les enfants de Mahmoud Al-Qa’abneh qui
a été le directeur d’une école bédouine près de Jéricho et
qui est maintenant retraité. Ces dernières semaines, il a fait
office de parent accompagnateur pour les enfants du lieu, sur leur
chemin tortueux jusqu’à l’école de Bir-Naballa. 16
constructions temporaires, cahutes de tôle ou de toile, plantées
au seuil d’un oued dans lequel l’usine israélienne de béton
de la zone industrielle d’Atarot déverse régulièrement ses
eaux usées. La nuit, au lieu de chiens, c’est la troupe
d’oies qui veille sur eux : leurs cris avertissent de
l’approche de tout étranger.
L’électricité
et l’eau, ils se les font venir par des lignes improvisées qui
passent par l’ouverture de drainage aménagée sous le Mur de séparation
construit ici il y a un an et demi environ et qui porte le nom
impeccablement lessivé d’ « enveloppe de Jérusalem ».
Mais ce Mur n’enveloppe personne ici, il étrangle seulement.
Lorsque quelqu'un veut se laver ou préparer une tasse de thé, il
téléphone à des proches qui vivent à Bir-Naballa, de l’autre
côté du Mur, et leur demande de leur ouvrir le robinet.
Jusqu’en
1994, ils vivaient à 500 mètres plus à l’est du figuier sous
lequel nous sommes assis. C’est alors que sont arrivés les délégués
des autorités qui leur ont expliqué que leurs cahutes en tôle
se trouvaient sur le territoire de la municipalité de Jérusalem
et qu’ils devaient le quitter – 500 mètres en tout. Leur site
à eux a été détruit et ils ont été amenés là où ils sont
maintenant. Les délégués des autorités leur ont expliqué que
dorénavant, ils habitaient dans les territoires. Territoires ?
Qu’il y ait donc des territoires. Leur vie s’est poursuivie
dans la quiétude bédouine, jusqu’en mai 2006, quand le Mur de
séparation a surgi. Ils se sont tout à coup retrouvés du côté
israélien. Plus de territoires.
Lorsque
les travaux pour l’érection du Mur ont commencé, les délégués
des autorités ont reparu pour leur expliquer que l’endroit vers
lequel ils avaient été évacués plus de dix ans plus tôt, n’était
pas non plus dans les Territoires et que dès lors, ils y
habitaient encore toujours d’une manière illégale. Les
habitants se sont empressés d’engager les services d’un
avocat, Shlomo Laker, qui depuis lors, s’occupe infatigablement
de leur affaire.
Quand
le Mur a été achevé, un étroit passage leur y a été laissé,
afin qu’ils puissent continuer à subsister d’une manière ou
d’une autre. Le garde-frontière de faction à cette entrée
permettait à leurs enfants d’aller à l’école à Bir-Naballa,
et eux-mêmes transportaient à dos d’âne les produits de première
nécessité. Une fois, un des membres de la famille, Houssam, a été
frappé alors qu’il essayait de faire passer par cette porte un
sac d’aliment pour les bêtes. Il y a un mois et demi, même ce
riche filon s’est arrêté.
Le
12 septembre, sans la moindre notification préalable, l’Administration
civile a envoyé une bétonnière qui est arrivée et a déversé
son contenu dans l’étroit passage. La dernière porte leur a été
fermée et scellée. Les voilà devenus des résidents en séjour
illégal, dans leurs maisons. Shlomo Laker, l’avocat, explique
qu’il y a encore des milliers d’habitants qui vivent en
bordure de la capitale unifiée et qui se trouvent dans des
situations semblables. Lui-même en représente un millier
d’entre eux dont la vie a été détruite à cause du Mur. Le
fait est que contrairement à d’autres cas, dans le cas des
Qa’abneh, le tribunal n’a même pas émis d’ordonnance avant
faire droit, qu’il a décrété que le sort des enfants se
poursuivrait à travers les épreuves du chemin de l’école –
qui sait jusque quand ? Sans carte d’identité israélienne,
et même sans autorisation permanente de passage pour permettre
aux enfants d’aller étudier.
Les
premiers jours qui ont suivi la fermeture du passage, on était en
période de fêtes en Israël, les Territoires étaient bouclés
et les enfants étaient forcés de rester chez eux. Ensuite, une
partie des enfants est allée habiter chez des proches à
Bir-Naballa, de l’autre côté du Mur, coupés de leurs parents,
pour pouvoir se rendre à l’école tous les jours. Ici, les études
sont quasiment une valeur suprême. « Ça a été une
semaine douloureuse », dit le directeur d’école à la
retraite, « Ça a été le Ramadan le plus dur que nous
ayons jamais eu. Nous ne pouvions pas rendre visite à nos proches
et eux n’ont pas pu venir chez nous. Tous nos proches se
trouvent en Cisjordanie et nous, nous sommes ici ».
Les
fêtes terminées, on pensait que le problème serait résolu.
Israël n’arrête pas de déclarer que le « cadre de vie »
des Palestiniens ne sera pas affecté par le Mur de séparation.
Les paroles d’un côté, les actes de l’autre. Les fêtes se
sont achevées mais pas les tourments. Le 18 septembre, les
enfants sont restés coincés de l’autre côté du Mur, sans
aucune possibilité de rentrer à la maison. Mahmoud a filé à
Bir-Naballa et les enfants ont réussi à grimper sur le Mur en
passant par un bâtiment adjacent, et à descendre avec des cordes
pour pouvoir retourner chez eux. Les grands aidant les petits.
Le
lendemain, Mahmoud a emmené le groupe des élèves à l’école
en passant par le barrage de Kalandiya. Entrer dans les
Territoires, cela ils peuvent le faire, mais revenir :
seulement avec un permis d’entrer en Israël, permis qu’ils
n’ont pas. « Le choix était difficile », explique
Mahmoud, « Soit ne pas aller à l’école, soit y aller et
prendre le risque qu’ils ne puissent pas en revenir ».
Au
barrage de Kalandiya, ils prennent un taxi spécial qui les emmène
à l’école, 14 livres israéliennes [~ 2,40 €] par enfant et
par jour, ce qui représente une somme élevée pour eux. Au moins
une heure de trajet. Mahmoud Qa’abneh possède un permis pour
aller travailler à Ramallah et revenir chez lui tranquillement,
mais pas ses enfants.
Chaque
jour, Mahmoud et les enfants contactent « B’Tselem »
ainsi que le « Centre humanitaire » de l’Administration
civile, afin d’obtenir une autorisation de revenir des
Territoires en Israël [sic],
chez eux. Cela prend du temps. Un jour, l’autorisation n’est
arrivée que le soir déjà tombé, et avec lui l’heure du repas
de rupture du jeûne ; alors ils ont décidé de rester sur
le lopin devant une des maisons. Sous la voûte du ciel, ils ont
planté une tente où ils ont passé l’après-midi et la nuit,
avec leurs parents de l’autre côté.
La
vue qui s’est révélée aux yeux de l’enquêteur de « B’Tselem »,
Karim Joubran, en arrivant là, l’a ébahi. Chaque enfant s’était
pelotonné dans un coin et préparait ses devoirs, par terre.
« Chez moi, si ma femme ne pousse pas les enfants à faire
leurs devoirs, il n’y a aucune chance qu’ils soient faits.
Ici, sans parents, chacun dans son coin, plongé dans ses leçons »,
a-t-il dit. Ils ont passé la nuit là.
La
procédure se répète. Les enfants partent à six heures du matin
pour arriver à temps à l’école. Sur le chemin du retour, ils
téléphonent à « B’Tselem » et après une heure ou
deux d’attente, ils traversent le barrage. Personne n’est prêt
à leur donner un permis de passage permanent, l’affaire est en
instance, ce qui constitue aussi pour le porte-parole de l’Administration
civile, le capitaine Tzadki Maman, un excellent prétexte pour répondre
à Antigone Ashker, de « B’Tselem », qui s’était
adressée à lui dans une lettre urgente : « L’affaire
se retrouve au tribunal, à la faveur d’une requête qui a été
introduite à ce propos. Il ne nous est dès lors pas possible de
répondre, en ce moment », a écrit le porte-parole. D’ici
que « ce moment » soit passé, l’hiver viendra, les
journées se feront plus courtes et la pluie tombera. Qu’en
sera-t-il des enfants ?
Ils
dépendent maintenant complètement des bénévoles de « B’Tselem »
et de l’Administration civile. Parfois l’officier de l’Administration
ne répond pas au téléphone et les enfants attendent. On ne voit
pas bien pourquoi l’Administration refuse de procurer, même aux
enfants, des permis de passer permanents.
« Nous
sommes satisfaits de notre vie dans nos cabanes, même si elle est
dure », dit Moussa, le moukhtar, « Nous demandons seulement
à toute personne qui a dans le cœur, un peu d’humanité et de
compassion, qu’elle nous tende la main et nous aide. Nos enfants
sont brillants aux études. Cette situation les pousse à rester
à la maison avec les moutons et à ne pas aller à l’école.
Nous avons dressé cette tente pour accueillir des hôtes, mais
elle reste vide. Qu’avons-nous fait pour recevoir cette punition ? »
Ils
étaient prêts à passer de l’autre côté de la clôture, mais
seulement s’ils recevaient une terre à la place des 300 dounams
qu’ils ont ici. Et Mahmoud ajoute : « Si on nous
enferme comme ça, il faut nous donner des conditions minimales
pour vivre dignement. Ils sont en train de nous étrangler. Nous,
Bédouins, sommes par nature, sensibles. Nous ne pouvons pas vivre
sous pression et humiliés. Nous avons besoin d’espaces ouverts ».
Il a dit cela, puis il a porté son regard vers le Mur.
(Traduction de l'hébreu : Michel Ghys)
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