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Ha'aretz
Les
enfants de l’an 5767
Gideon
Lévy - Miki Kratsman
Haaretz, 12
septembre 2007 (veille du nouvel an 5768)
www.haaretz.co.il/hasite/pages/ShArtPE.jhtml?itemNo=903273
Depuis Mohamed A-Zac, de
Sajayah, un enfant de 14 ans qui a été enterré deux fois, à
chaque fois la moitié d’un corps, en passant par Boushra Bargis
abattue dans sa chambre d’une balle dans la tête tandis
qu’elle se préparait pour un examen, jusqu’à Mahmoud
Al-Krinawi, 10 ans, tué dans un figuier. 92 enfants tués.
Rapport annuel.
Cela
aura été une année calme, relativement. Seulement 457
Palestiniens tués et dix Israéliens – selon l’organisation
B’Tselem – y compris ceux qui ont été tués par des
roquettes Qassam. Moins de tués que la plupart des années précédentes,
mais cela aura été une année terrible : 92 enfants
palestiniens tués (aucun enfant israélien n’a, par chance, été
tué par les Palestiniens, malgré tous les Qassam). Un cinquième
des Palestiniens tués sont des enfants et des adolescents – une
proportion dont il n’y avait quasiment pas eu d’exemple.
L’an 5767. Presque une centaine d’enfants qui jouaient encore
au nouvel an [juif] passé et qui n’auront pas atteint ce nouvel
an-ci.
Un
an, près de 8.000 kilomètres à bord de la petite Rover blindée
du journal, sans compter les centaines de kilomètres parcourus à
bord du taxi, une vieille Mercedes jaune, de Mounir et Said, nos
chauffeurs dévoués à Gaza. Nous avons vu comment l’occupation
célébrait en silence son 40e anniversaire. Quarante.
Personne ne pourra plus dire qu’il s’agit d’un fait
temporaire, passager. Israël, c’est l’occupation ;
l’occupation, c’est Israël. Nous sommes partis sur la trace
de combattants, en Cisjordanie et à Gaza, semaine après semaine,
essayant de rendre compte des méfaits des soldats de l’armée
israélienne, des garde-frontière, des interrogateurs de la Sécurité
générale et des gens de l’Administration civile, la grande et
puissante armée d’occupation qui laisse derrière elle la mort
et des destructions terribles, cette année comme chaque année,
depuis 40 ans.
Et
cette année aura été l’année des enfants tués. Nous ne nous
sommes pas rendus chez tous, seulement chez une partie d’entre
eux, maisons endeuillées de parents qui pleurent amèrement leurs
enfants qui étaient montés dans le figuier de la cour de la
maison, qui étaient assis sur le banc dans la rue, qui préparaient
dans leur chambre à coucher leur examen de fin d’études, qui
étaient sur le chemin de l’école ou qui dormaient dans la sécurité
imaginaire du giron maternel.
Une
minorité d’entre eux lançaient aussi des pierres sur une jeep
blindée ou touchaient à une clôture interdite. Sur tous, on a
ouvert le feu à balles réelles, pour partie de manière délibérée
et en visant, les fauchant dans leur jeune âge. De Mohamed (A-Zac)
à Mahmoud (Al-Krinawi), depuis l’enfant enterré deux fois à
Gaza jusqu’à l’enfant enterré en Israël dont nous avons
parlé la semaine dernière – histoires des enfants de 5767.
Le
premier d’entre eux a été enterré deux fois. Abdallah A-Zac a
identifié la moitié du corps de son fils Mahmoud à la morgue de
l’hôpital Shifa de Gaza, d’après la ceinture et les
chaussettes qu’il portait. C’était peu avant le précédent
nouvel an. Le lendemain, quand l’armée israélienne a achevé
avec « succès » l’opération « Jardin fermé »
- laissant derrière elle 22 tués et un quartier en ruines – et
qu’elle est sortie de Sajayah, à Gaza, le père endeuillé a
trouvé les autres restes du corps de son fils et les a apportés
pour un second enterrement.
L’enfant
avait 14 ans quand il est mort coupé en deux. Il a été tué
trois jours avant le début de l’année scolaire. Voilà comment
nous avions accueilli la nouvelle année 5767. A l’hôpital
Shifa, nous avons vu des enfants amputés des jambes, paralysés,
sous assistance respiratoire. Des familles ont été tuées dans
leur sommeil, à dos d’âne, ou travaillant au champ –
« Jardin fermé » et « Pluies d’été »,
vous souvenez-vous ? Cinq enfants ont été tués lors de l’opération
portant le nom diabolique de « Jardin fermé » –
jamais encore il n’y avait eu de « jardin fermé »
si peu plaisant à voir. Une semaine durant, les gens de Sajayah
ont vécu dans une terreur comme jamais les habitants de Sderot
n’en ont connue de semblable – sans vouloir faire insulte à
leur angoisse.
Le
lendemain du nouvel an [juif],
nous nous étions rendus à Rafah. Dam Al-Az Khamad, une enfant de
14 ans, avait été tuée dans son sommeil, blottie dans les bras
de sa mère, quand un missile israélien avait fait voler une
poutre en béton qui l’avait atteinte à la tête. Elle était
la fille unique de sa mère paralysée, tout son pauvre univers.
Dans la maison scandaleusement misérable du quartier Brésil, à
la limite de Rafah, au bout du monde, nous avons rencontré la mère,
posée comme un sac sur son lit, avec les restes de son univers détruit
sur elle. Au reporter de la première chaîne de la télévision
française qui m’accompagnait, j’avais dit, sur le seuil de la
maison, que c’était un de ces moments où j’avais honte d’être
israélien. Le lendemain, il m’avait téléphoné :
« On n’a pas diffusé vos paroles par crainte des
spectateurs juifs en France ».
Peu
après, nous avons rendu visite, lors de la fête de l’Ayd
al-fitr, à la famille Razal, dans le quartier Draj, au
centre de Gaza, à une heure et demie de Tel Aviv. Il n’y a rien
dans la maison. La grand-mère avait acheté deux poissons salés
pour 10 shekels [~ 1,75 €], cadeau pour la fête. Amani, la mère
de la famille, avait posé pour la photo avec son butin. 13
personnes et 2 petits poissons. Il y avait aussi des mets
d’accompagnement : tomates et oignon frit. En chœur, les
enfants avaient imploré pour avoir du jus sucré. Joyeuses fêtes.
A
Jérusalem, nous sommes allés rendre visite à Maria Aman, la
petite miraculée de Gaza dont presque toute la famille a été anéantie
par un missile criminel qui visait peut-être un homme recherché
mais qui a atteint une famille innocente à bord d’une voiture.
Tout dévoué, son père, Hamdi, est auprès d’elle. Déjà un
an et demi passé dans ce fantastique hôpital « Alyn »,
où elle a appris à nourrir un perroquet avec sa bouche et à
actionner de son menton son fauteuil roulant. Tous ses autres
membres sont paralysés et elle est reliée nuit et jour à une
machine d’assistance respiratoire. Elle est orpheline de mère
et de la plupart des membres de sa famille anéantie. C’est une
fillette joyeuse et dorlotée, dont le père redoute le jour où,
le ciel les préserve, ils seront renvoyés à Gaza.
En
attendant, ils sont en Israël. De nombreux Israéliens se sont dévoués
pour Maria, lui rendant régulièrement visite. Une présentatrice
d’émissions de radio, Lea Lior, l’a emmenée, il y a quelques
semaines, à bord de sa voiture pour voir la mer à Tel Aviv. C’était
une fin de shabbat [un
samedi soir], le quartier était noir de monde mais la
fillette dans son fauteuil roulant suscitait la curiosité.
Plusieurs personnes l’ont reconnue et se sont arrêtés pour lui
souhaiter plein de choses. Peut-être le pilote qui a tiré le
missile sur sa voiture est-il passé par là lui aussi ?
Tout
le monde n’a pas eu droit à des soins comme ceux reçus par
Maria. A la mi-novembre, quelques jours après le bombardement de
Beit Hanoun – vous en souvenez-vous ? – nous sommes allés
dans la petite ville battue et ensanglantée. 22 tués en un
instant, 11 obus criminels sur une bourgade surpeuplée et serrée.
Islam, 14 ans, était assise là, vêtue de noir, abattue et
pleurant la mort de huit membres de sa famille tués dans le
bombardement, dont sa mère et sa grand-mère. Ceux que ce
bombardement a rendus invalides n’ont pas obtenu d’aller à
l’hôpital « Alyn ».
Deux
jours avant le bombardement de Beit Hanoun, nos forces avaient
encore tiré un missile sur le minibus du jardin d’enfants
Indira Gandhi à Beit Lahiya. Deux passants – deux élèves –
avaient été tués sur le coup. L’institutrice maternelle,
Najwah Khaliaf, était morte quelques jours plus tard. Elle avait
été blessée sous les yeux des 20 petits enfants, ceux de son
jardin d’enfants qui étaient assis dans le minibus. Après sa
mort, les petits avaient dessiné leur institutrice maternelle :
une rangée d’enfants étendus par terre et perdant leur sang
avec à leur tête leur institutrice et un avion israélien les
bombardant. Dans le jardin d’enfants Indira Gandhi – une
institutrice de 35 ans à qui ses parents avaient donné le nom de
la dirigeante indienne – nous avons pris congé de Gaza. Nous ne
sommes pas parvenus à y retourner depuis.
Mais
les enfants sont arrivés chez nous. En novembre, 31 enfants ont
été tués dans la Bande de Gaza. L’un d’entre eux, Ayman
Al-Mahadi, est mort à l’hôpital « Shiba » de Tel
Hashomer où il avait été transféré dans un état critique.
Seul son oncle avait été autorisé à être à ses côtés dans
ses derniers jours. Elève de 5e, il était assis avec
ses copains sur un banc d’une rue de Jebaliya, à côté de son
école. Une balle de mitrailleuse tirée depuis un char l’a
atteint. Il avait 10 ans.
Des
soldats de l’armée israélienne ont tué des enfants en
Cisjordanie également. L’enfant aux chevaux du nouveau camp
d’Askar, ils lui ont tiré une balle dans la tête. Il avait 14
ans quand il est mort en décembre dernier. Avec ses copains, il
lançait des pierres sur une jeep blindée qui passait près du
camp, non loin de Naplouse. Le conducteur de la jeep avait excité
les enfants, ralentissant puis redémarrant, ralentissant puis redémarrant,
jusqu’à ce qu’un soldat sorte de la jeep, vise l’enfant à
la tête et tire. Les chevaux de Jamil se retrouvent orphelins,
comme toute sa famille en deuil.
Et
qu’a fait le jeune Taha Aljawi, pas encore 17 ans, pour être tué ?
L’armée a prétendu qu’il avait essayé d’endommager la clôture
de fil de fer qui entoure le champ d’aviation abandonné d’Atarot ;
ses amis ont rapporté qu’ils jouaient au football et que Taha
était allé rechercher le ballon. Dans tous les cas, la réaction
des soldats fut prompte et ferme : une balle dans la jambe
l’a laissé perdre son sang pendant une longue heure de
souffrances, jusqu’à sa mort, étendu dans le fossé boueux du
bord de la route. Pas un mot de regret, pas un mot de condamnation
dans la bouche du porte-parole de l’armée israélienne, quand
nous nous sommes adressés à lui. Tirs à balles réelles, et
sans avertissement, sur des enfants sans armes qui ne mettaient
personne en danger.
Abir
Aramin était plus jeune encore : 11 ans seulement. Fille
d’un militant de l’organisation « Combattants pour la
paix », elle était sortie de son école à Anata, en
janvier dernier, et allait acheter des sucreries dans un magasin.
Depuis une jeep de garde-frontière, une arme a été brandie, les
garde-frontière ont ouvert le feu et l’ont tuée. Bassam, son père,
nous avait dit alors, les yeux mouillés et la voix étranglée :
« Je me suis dit que je ne voulais pas me venger. La
vengeance serait que ce ‘héros’ que ma fille a ’mis en
danger’ et qui a tiré sur elle, comparaisse en justice ».
Mais il n’y aura pas de procès : il y a quelques jours,
les autorités ont annoncé la fermeture du dossier. Les
garde-frontière se sont comportés comme il faut. « Je ne
vais pas exploiter le sang de ma fille à des fins politiques.
C’est l’appel d’un homme. Je ne perdrai pas mon cerveau
parce que j’ai perdu mon cœur », nous a encore dit ce père
en deuil dont de nombreux amis sont israéliens.
A
Naplouse, nous avons rapporté l’emploi qui était fait
d’enfants comme boucliers humains, la « procédure du
voisin », avec une fillette de 11 ans, un garçon de 12 ans
et un adolescent de 15 ans. Qu’en est-il alors de
l’interdiction prononcée par la Cour suprême ? A Kafr Ayn,
nous avons rapporté la mort du petit Khaled dont les parents,
Sana et Daoud Pakiah, avaient tenté de transporter d’urgence à
l’hôpital, au milieu de la nuit, à une heure où il est
interdit aux bébés palestiniens de tomber malade. Le bébé était
mort à un barrage. Bingo également au village des martyrs, le
village d’Al-Shuhada, au sud de Jénine : Ahmed Asasa y
avait fui les soldats qui étaient entrés dans le village, en
mars. Un tireur d’élite l’avait visé dans sa fuite, une
balle dans le cou. 15 ans.
Boushra
Bargis n’est même pas sortie de chez elle. Fin avril, elle se
préparait pour l’examen de fin d’études de langue, ses
cahiers à la main, allant et venant dans sa chambre, dans le camp
de réfugiés de Jénine, tôt dans la soirée, et le tireur d’élite
a tiré sur elle, de loin, une balle au milieu du front. Ses
cahiers ensanglantés, parchemins de sang, restent comme ultime
souvenir d’elle.
Et
des fœtus ? Des fœtus aussi. Une balle dans le dos de Maha
Katouni, une femme au septième mois de grossesse qui s’était
levée pour protéger ses enfants, chez elle, et la balle est entrée
dans la tête du bébé qu’elle portait et l’a fracassée à
l’intérieur de son utérus. A l’hôpital Rafidya de Naplouse,
la mère blessée et en deuil était alitée, reliée à des
tuyaux. Daoud est le nom qu’elle comptait donner à son fils qui
n’est pas né. Le meurtrier d’un fœtus est-il un meurtrier ?
Et quel âge avait la victime ? D’une manière ou d’une
autre, c’était le plus jeune des nombreux enfants qu’Israël
a tués au cours de l’année écoulée. Bonne année.
(Traduction
de l'hébreu : Michel Ghys)
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