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Ha'aretz
Battu
à mort
Gideon
Lévy
Haaretz, 10
août 2007
www.haaretz.co.il/hasite/pages/ShArtPE.jhtml?itemNo=891770
Version
anglaise : 'The terrorist was neutralized'
www.haaretz.com/hasen/spages/891862.html
A coups de gourdin, de crosse
de fusil, de coups de pieds portés à la tête, des soldats ont
tué Jihad Al-Shaer, un jeune homme de 19 ans qui se rendait à
l’université pour s’y inscrire. L’armée affirme que Jihad
Al-Shaer a tenté d’attaquer les soldats avec un couteau. Un témoin
dit qu’ils ont continué à le frapper alors qu’il était étendu
par terre, menotté et inconscient.

Khalil Al-Shaer. Il a filé à l'hôpital mais
le corps de son fils n'est arrivé là-bas
que quatre heures après l'incident. Photo Miki Kratsman
Le taxi qui
dessert Bethléem tardait et Jihad Al-Shaer attendait, debout,
dans la poussière de la station de taxis, près de son village,
Teqoa. A quoi pensait-il au juste sous l’auvent au métal brûlant ?
Il se rendait à l’université ouverte de Bethléem, afin de
s’inscrire pour la prochaine année académique. Son père dit
qu’il n’avait pas encore décidé quelles études il
souhaitait entreprendre. C’est peut-être à cela qu’il
pensait, debout à la station de taxis, cherchant à s’abriter
du soleil torride du désert.
Qu’est-il
passé par l’esprit des soldats qui l’ont battu, à coups de
gourdin, de crosse de fusil, de coups de pieds portés à la tête,
aux dires des témoins, et cela jusqu’à ce qu’il meure ?
Se peut-il qu’il ait tenté de les attaquer avec un couteau, ce
couteau que n’ont pas vu les deux témoins ? Et si c’est
le cas, pourquoi les soldats ont-ils continué à le frapper
furieusement, alors même qu’il était étendu par terre,
inconscient et peut-être menotté comme nous l’a rapporté un témoin
oculaire ? Et pourquoi, par-dessus le marché, l’armée
israélienne s’est-elle empressée, « après une première
enquête » au cours de laquelle aucun des témoins visuels
n’a été interrogé, de classer cet incident grave avec ces
mots : « les soldats ont agi de manière adéquate » ?
Quel genre d’adéquation y a-t-il à ce que des soldats battent
un adolescent à mort et que l’armée israélienne les
blanchisse diligemment sans aucune enquête sérieuse ? Et
quelle est cette monstruosité qui consiste à menotter le père
en face du corps de son fils battu et agonisant, et de le laisser
ainsi une heure durant comme un animal attaché ?
Trois
trous s’ouvrent dans le crâne de Jihad, 19 ans, qui voulait être
étudiant, et de nombreux points d’interrogation enveloppent ce
qui s’est passé il y a deux semaines, le jeudi, derrière la
jeep blindée Hummer, au carrefour entre Teqoa et Bethléem.
L’armée israélienne, on peut en être sûr, n’essaiera pas
de dissiper le brouillard accablant : elle sait déjà depuis
longtemps que les soldats se sont conduits « de manière adéquate ».
Sur
l’écran de l’ordinateur apparaissent des photos du mort. Le
jour de l’incident, on a prétendu que Jihad était mort d’un
unique coup de gourdin. Il suffit de regarder les photographies
provenant de l’hôpital pour comprendre que ce n’est pas vrai :
le visage paisible de l’adolescent est marqué de coups et trois
trous peu profonds s’ouvrent au niveau du crâne, à l’avant
et à l’arrière. Une autre photo montre le père – qui
travaille dans une entreprise de Bethléem fabriquant des
souvenirs en bois d’olivier – accablé par la mort de son
fils, mains liées derrière le dos, agenouillé par terre, le
visage exprimant la douleur contenue et l’humiliation, un soldat
se tenant debout près de lui, arme brandie. Photo prise par
quelqu'un qui passait par là. Tout est enregistré sur
l’ordinateur. La maison se situe au seuil du désert, dans le
village de Teqoa fait de maisons de pierre à flanc de montagne,
face au Hérodion et à la colonie de Teqoa.
Barbe
naissante en raison du deuil, Khalil, qui fabrique des croix en
bois, est un homme paisible et doux. On dit que son fils était
comme ça aussi. Le lendemain de l’incident, on a publié dans
la presse israélienne que son fils était un instable, peut-être
même mentalement handicapé. Pures fables. L’année passée,
Jihad a travaillé assidûment pour obtenir les meilleures notes
au bac et maintenant il était censé s’inscrire dans une
extension à Bethléem de l’université ouverte Al-Quds.
Ce
jeudi-là, 26 juillet, tout s’était déroulé comme
d’habitude dans la maison familiale. Hussein, un des fils, était
parti régler diverses affaires dans les services du Ministère de
l’Intérieur à Bethléem. La mère de la famille était sortie
pour une visite de famille et Jihad s’apprêtait à faire le
trajet devant le conduire à l’université pour y remplir les
formules d’inscription. Rien n’annonçait ce qui allait se
produire une heure plus tard à peine. Jihad ni aucun autre membre
de la famille n’a jamais été arrêté. Cette région est généralement
tranquille, en dehors du harcèlement des patrouilles de l’armée
israélienne.
Il
était neuf heures et demie du matin lorsque Jihad a quitté la
maison et s’est rendu à pied à la station de taxis située sur
le côté de la route menant à Bethléem, à quelques centaines
de mètres de chez lui. Son père, qui était à la maison, dit
que Jihad n’avait rien emmené. La jeep blindée Hummer se
trouvait déjà au bord de la route, à quelques dizaines de mètres
de la station de taxis. Elle est presque toujours là, sorte de
barrage impromptu destiné aux habitants de ce village plutôt
paisible – contrôle des identités, brimades et humiliations :
on veille au bon ordre de l’occupation.
Jihad
était seul à l’arrêt de taxis. Apparemment, les soldats
l’ont appelé, lui ont demandé d’approcher. Un policier
palestinien, Moussa Suleiman, lui aussi du village, était à ce
moment-là dans le taxi faisant le service de Bethléem et qui
approchait de la station. Suleiman a vu Jihad marchant « normalement,
d’une manière nullement suspecte » en direction des
soldats. D’après lui, Jihad n’avait rien dans les mains,
aucun objet.
Un
soldat se tenait près de la portière du conducteur de la jeep et
il y avait encore trois autres soldats assis à l’intérieur,
raconte Suleiman. Lorsque Jihad est arrivé à la jeep, Suleiman a
vu le soldat le saisir par la chemise et l’entraîner de force
derrière le véhicule. Suleiman qui était alors à une vingtaine
de mètres du Hummer, dit qu’apparemment une dispute avait éclaté
entre Jihad et le soldat qui le tenait fermement par sa chemise,
une dispute qui a tourné à la rixe. Quelques secondes plus tard,
il les a vus tous les deux, Jihad et le soldat, rouler par terre.
A
ce moment-là, les trois soldats de la jeep en sont sortis pour
venir en aide à leur camarade. Suleiman a entendu deux coups de
feu. Les quatre soldats, selon le témoignage de Suleiman, ont
commencé à frapper Jihad étendu par terre. Il a vu les soldats
frappant Jihad à l’aide de gourdins en bois, avec la crosse de
leurs fusils, et Jihad essayant de se protéger la tête avec ses
mains. A partir de ce moment-là, Suleiman n’a plus rien vu,
parce que le taxi qui roulait lentement est passé à hauteur de
la jeep lui cachant ce qui se déroulait derrière elle.
Après
s’être éloigné de quelques dizaines de mètres de la scène
du lynchage, le taxi a fait marche arrière afin de voir ce qui se
passait derrière le Hummer. Suleiman dit que les soldats
continuaient à frapper Jihad d’une manière incroyable. Il a vu
le gourdin s’abattre au moins deux fois sur la tête de Jihad.
« J’ai senti que ces coups-là étaient fatals »,
dit le policier. Il a vu Jihad étendu par terre. Selon lui, il ne
bougeait déjà plus. Suleiman a couru jusqu’à la maison de
Jihad, pour alerter son père : « Viens vite, les
soldats sont occupés à tabasser ton fils ». Tout agité,
le père a demandé à la grand-mère de Jihad de venir elle aussi
jusqu’à la station de taxi, « peut-être les soldats
allaient-ils avoir pitié d’elle et allaient-ils l’écouter »,
dit-il à présent. Mais Khalil n’a pas attendu la grand-mère
et a couru vers la station de taxi, accompagné de Suleiman.
Quand
ils se sont approchés de la scène, les soldats ont pointé leurs
fusils vers eux en leur ordonnant de s’en aller. Un autre
habitant du village, parlant l’hébreu, est arrivé sur place.
Il a tenté d’expliquer aux soldats que Khalil était le père
du jeune homme et qu’il voulait simplement savoir ce qui était
arrivé à son fils. Le soldat a alors dit : « Dis-lui
que son fils est déjà mort ».
Les
soldats se sont saisis du père qui venait de perdre son fils et
lui ont attaché les mains derrière le dos, le plantant sur la
route, le Hummer le séparant du corps de son fils. Quant aux deux
autres hommes, ils les ont chassés de là. Entre-temps d’autres
forces étaient arrivées ainsi qu’une ambulance militaire. L’équipe
médicale a semble-t-il tenté de ranimer Jihad – on voyait
encore, cette semaine, de fins tuyaux à usage médical traînant
par terre sur le bord de la route.
Après
une quarantaine de minutes pendant lesquelles il est resté assis,
menotté, en plein soleil, raconte Khalil, un officier de l’Administration
civile est arrivé. Il s’appelle Taysir. Il a donné ordre aux
soldats de détacher le père et lui a dit que son fils avait été
emmené à l’hôpital de Beit Jala, tout proche. Pendant tout le
temps où il s’était trouvé sur la route, mains liées, Khalil
n’était pas parvenu à voir son fils, la jeep les séparant
l’un de l’autre. Il a seulement entrevu sa chemise au moment où
les soldats soulevaient Jihad et l’introduisaient dans
l’ambulance militaire. Imaginez ce père menotté et son fils
agonisant de l’autre côté de la jeep.
L’officier
de l’Administration civile a dit à Khalil : « Pourquoi
votre fils a-t-il fait ça ? » Le père : « Mon
fils était sur le chemin de l’université ». L’officier :
« Votre fils a fait des problèmes aux soldats et a brandi
un couteau de cuisine ». Khalil : « Mon fils
n’est pas sorti de la maison avec un couteau. Montrez-moi ce
couteau, je connais les couteaux de notre cuisine ».
« Vous voulez voir le couteau ? », a demandé
l’officier pour revenir tout de suite sur sa proposition :
« La police militaire a déjà emporté le couteau ».
Khalil n’a pas vu le couteau.
Taysir
a dit à Khalil que Jihad était gravement blessé. « Que
lui avez-vous fait ? Vous lui avez tiré une balle dans la tête ? »,
a demandé le père et l’officier a proposé de ramener le père
chez lui. Khalil a alerté son frère et ensemble, ils se sont
empressés de prendre la route de l’hôpital de Beit Jala. Ils
ont encore été retenus, à l’endroit même où le fils avait
été tué. Ils n’ont été libérés et n’ont pu reprendre la
route que dix minutes plus tard, quand est intervenu un soldat qui
avait vu Khalil à cet endroit, un peu plus tôt.
C’est
vers 11h15 que Jihad a été évacué. Peu après, le père
arrivait à l’hôpital mais le corps de son fils n’a été
amené à Beit Jala qu’aux alentours de 15h (le porte-parole de
l’armée israélienne : « Afin d’examiner immédiatement
les circonstances de la mort, le corps a été retenu par les
instances habilitées »). L’officier de l’Administration
civile avait dit au père que son fils était « grièvement
blessé », mais avant cela déjà, le soldat lui avait dit
que Jihad était mort, et il ne restait dès lors dans le cœur de
Khalil aucun espoir de revoir son fils vivant. Il raconte tout
cela sur un ton fataliste et avec une retenue qui surprennent.
Lorsque
le corps est arrivé à l’hôpital, les médecins l’ont examiné.
Ils ont établi que Jihad n’avait pas été tué par balles mais
battu à mort. Ils ont découvert les trois trous superficiels à
la tête ainsi que plusieurs blessures sur les autres parties du
corps, surtout à la taille. Le corps a été envoyé à Abou Dis
pour autopsie puis transporté pour être inhumé dans le village,
accompagné d’une assistance très nombreuse. Plusieurs
habitants du village racontent que lorsqu’on a commencé à
creuser la tombe, une jeep des garde-frontière est arrivée dans
le village et que ses occupants ont crié en arabe, dans le
haut-parleur : « Jihad est mort, Allah aura pitié de
lui et du c** de votre mère à tous ».
Le
porte-parole de l’armée israélienne, cette semaine :
« A la date du 26 juillet, au cours d’une opération de
patrouille de l’armée israélienne à proximité du village de
Hirbet a-Dir, à l’est de Bethléem, un Palestinien armé d’un
couteau s’est approché de la patrouille et a tenté
d’attaquer un des soldats. En réaction, le soldat agressé a
ouvert le feu en direction du terroriste, le blessant dans la
partie inférieure du corps. Comme le Palestinien continuait à
essayer de poignarder le soldat, un autre soldat présent sur les
lieux a été contraint d’utiliser un gourdin afin de
neutraliser le terroriste. Grièvement blessé, le terroriste
palestinien a reçu sur place des soins qui lui ont été prodigués
par une équipe de l’armée israélienne. Finalement, il a été
déclaré mort. »
Quelques
cyprès sont plantés dans la pente, au pied de l’endroit où
Jihad a été tué. On peut encore voir sur le sol des traces de
sang ternies. La station de taxis est déserte. Une jeep Hummer
nous observe depuis la colline qui domine la route. Nous montons
la pente de la colline, passons devant la jeep blindée dont les
occupants, quatre soldats portant des lunettes de soleil foncées
pouffent de rire. Sont-ce les soldats qui ont tué Jihad ? Ou
sont-ils de la même unité ?
Dans
la jolie maison de pierre, avec sa ruche dans la cour et qui
domine la station de taxis ainsi que la scène du meurtre, habite
un autre témoin visuel, une femme, Nour Harmas, la trentaine. Le
jour de l’incident, c’est le grondement du moteur de la jeep
qui l’avait réveillée. Nour Harmas raconte qu’elle est allée
dans la cuisine afin de préparer le petit-déjeuner de ses
filles. Depuis la fenêtre de la cuisine, elle a aperçu le jeune
homme attendant à la station de taxis. Puis elle s’est lancée
dans les travaux du ménage. Un quart d’heure plus tard, elle a
entendu un bruit sourd. Jetant alors un coup d’œil par la fenêtre
de la cuisine, elle a vu que la station était déserte. Jihad ne
s’y trouvait plus. Un cyprès cachait l’endroit où
stationnait la jeep.
Nour
Harmas s’est précipitée dans sa chambre à coucher, a ouvert
la porte donnant sur la terrasse d’où elle pouvait voir
l’endroit où se trouvait la jeep. « Je l’ai vu, couché
par terre, les mains liées derrière le dos. Trois soldats se
tenaient autour de lui. L’un d’entre eux lui donnait des coups
de pied à la tête. Quand j’ai vu ça, j’ai couru chez les
voisins pour appeler à l’aide ». Elle a demandé au
cousin de son mari qu’il descende rapidement voir ce qu’ils
faisaient à Jihad. Un enquêteur de « B’Tselem »,
Karim Joubran, nous sort de sa serviette une paire de menottes en
plastique blanc, déchirées, qu’il a trouvée sur les lieux de
l’incident. Jihad était-il menotté, aussi, quand les soldats
l’ont tué sous leurs coups ? Ou s’agit-il des menottes
dont les soldats avaient entravé le père, face au cadavre de son
fils ? Mais qu’est-ce que cela pourrait encore changer ?
(Traduction
de l'hébreu : Michel Ghys)
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