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Georges Corm :« C’est une erreur grave de continuer
de considérer qu’il existe encore une civilisation musulmane »
Georges Corm - Photo Cape
Lundi 12
novembre 2007 Eminent spécialiste du
Moyen-Orient et de la Méditerranée, consultant auprès de divers
d’organismes internationaux, ancien ministre des finances de la
République Libanaise (1998-2000), Georges Corm est également
l’auteur de plusieurs ouvrages dont « Histoire du
Moyen-Orient. De l’Antiquité à nos jours » paru récemment
aux éditions La Découverte. Un livre incontournable pour mieux
comprendre une région complexe souvent réduite à des représentations
préconçues.
Quelle est la spécificité géographique
du Moyen-Orient ?
C’est incontestablement la diversité et le
contraste des climats et des milieux géographiques, ce qui a
contribué à forger, au côté d’autres facteurs, des modes de
vie sociale différentes et plurielles que les progrès de
l’urbanisation n’ont pas réussi à réduire, comme cela a été
le cas dans les pays industrialisés.
Le Moyen-Orient est bordé par plusieurs mers (il
y a donc des sociétés de pêcheurs), il contient de vastes déserts
(sociétés bédouines), mais aussi des plaines fluviales (sociétés
rurales), des massifs montagneux impressionnants (sociétés
montagnardes isolées). Il est à la fois carrefour de plusieurs
continents et donc centre de routes commerciales et militaires
stratégiques, mais c’est aussi le continent où l’on peut
vivre isolé dans les immensités désertiques ou sur des villages
nichés au creux des massifs montagneux imposants.
Berceau des trois monothéismes,
le Moyen-Orient se réduit-il uniquement à sa dimension
religieuse ?
Contrairement à l’opinion courante, je pense
que le marqueur religieux est le moins important dans l’histoire
du Moyen-Orient qui est principalement caractérisée par
l’existence de grandes structures d’empires multi-ethniques et
multi-religieux qui se sont succédés, et aux côtés desquelles
ont pu, à certaines périodes, exister de petits royaumes (celui
des Nabatéens à Pétra, celui de la reine Zénobie à Palmyre,
celui de Juda), de cités-Etat durables ou éphémères.
Certes, le religieux peut exprimer ou cristalliser
des conflits et des oppositions d’intérêts de puissance ou
encore des situations d’oppression. Il n’est pas le moteur
premier des évènements. Les conquêtes subies par les
Moyen-Orient ou les invasions qui ont pu partir de son territoire
ont été le résultat des dynamiques des sociétés envahies ou
conquérantes et de l’ambition des hommes.
Sur le plan proprement religieux, je crois que le
passage du paganisme au monothéisme a été plus important et
significatif que la rivalité des deux monothéismes chrétien et
musulman ou que la marginalisation historique du judaïsme. Le
monothéisme, en effet, a plus de difficulté à accepter le
maintien du pluralisme religieux que le paganisme ou les religions
cosmologiques d’Extrême-Orient, comme je m’en suis expliqué
longuement dans ma thèse de doctorat il y quarante ans où je
montre, par ailleurs, que des trois monothéismes, c’est l’Islam
qui a eu autrefois la plus grande plasticité*, contrastant avec
la rigidité actuelle.
Vous utilisez dans votre
livre l’expression « géologie des cultures » qui
caractérise selon vous l’histoire du Moyen-Orient ?
Oui, j’ai voulu montrer la complexité des données
anthropologiques de la région. Cette complexité, en dehors des périodes
exceptionnelles en qualité, mais nombreuses, de métissage
culturel, est aujourd’hui totalement ignorée.
La rétraction des identités complexes des
peuples de la région dans le religieux ou dans des nationalismes
ombrageux et étriqués– et souvent un mélange des deux –
constitue un appauvrissement considérable de la richesse
culturelle dont nous sommes les héritiers au Moyen-Orient.
C’est évidemment l’expression de la décadence et de la
dynamique d’échec que nous vivons collectivement en tant
qu’Arabes.
Nous avons, en effet, un patrimoine grec très
important (treize siècles au moins de présence grecque
ininterrompue au Moyen-Orient), ainsi qu’un patrimoine syriaque,
araméen, phénicien, sans oublier l’important patrimoine arménien,
et surtout sans oublier le patrimoine Amazigh au Maghreb et le
Kurde au Machrek. Tous ces riches patrimoines ne sont pas intégrés
dans nos cultures, qu’elles soient turque, iranienne ou arabe,
et nos connaissances historiques.
Le grec et le syriaque sont cantonnés dans un rôle
mineur de langue liturgique dans ce qui reste d’églises
orientales dans la région. Quant aux gloires des civilisations
anciennes, pharaonique, babyloniennes, perses, elles sont
aujourd’hui ignorées des habitants de la région, tout comme
l’est en fait la gloire des civilisations que l’Islam a
fertilisé du temps des deux Empires Omeyyade et Abbasside (y
compris l’Espagne andalouse) qui ont pratiqué un syncrétisme
culturel et une ouverture d’esprit philosophique peu commune.
L’Islam rétréci, formaliste et étriqué que
beaucoup revendiquent aujourd’hui n’est évidemment pas celui
de l’Islam qui a donné au monde une civilisation magnifique et
plurielle.
Tout cela semble enterré, oublié, au profit
d’une médiocrité culturelle (avec des exceptions bien sûr,
comme dans le cinéma ou la poésie et la peinture, ainsi que dans
le roman,) encouragée par le fonctionnement globalisé des médias
qui appauvrit les esprits partout dans le monde. Même les œuvres
remarquables produites par les penseurs de la période de la Nahda
arabe (de 1825 à 1950) sont oubliées et remplacées par une littérature
politique indigeste et creuse, prisonnière du rétrécissement
des identités à la seule appartenance religieuse (avec ses
modalités différentes, mais non reconnues par ceux qui s’en prévalent)
ou ethnique ou tribale ou étroitement régionale.
J’ai voulu montrer aussi la permanence de socles
géographiques qui ont porté la successions de civilisations et
d’empire qui ont dominé le Moyen-Orient et bien individualiser
pour le lecteur les trois grands groupes ethnico-lingusitiques qui
dominent le Moyen-Orient : les Perses, les Turcs (notamment
depuis la chute de Byzance) et les Arabes tombés très vite sous
la domination des Turcs Seldjoukides puis Ottomans, après leur
extraordinaire exubérance et renaissance que leur apporté la
prophétie coranique.
Les causes de la décadence
des civilisations notamment musulmane du Moyen-Orient sont-elles
anthropologiques ou historiques ?
Je crois que c’est une erreur grave, comme je
l’avais dit précédemment dans un interview avec vous, de
continuer de considérer, contre toutes les évidences, qu’il
existe encore une civilisation musulmane ou qu’il y a des
valeurs musulmanes communes qui organisent la vie des musulmans
partout dans le monde.
Entre un grand bourgeois marocain et un membre de
la police des mœurs islamique en Arabie saoudite et un paysan
musulman indonésien ou iranien, je ne vois pas très bien ce
qu’il y a de commun, pas plus qu’entre un villageois chinois
musulman et un paysan égyptien ou irakien, etc…, on pourrait
multiplier les exemples.
Il y a eu une merveilleuse civilisation musulmane
qui a brillé au Moyen-Orient, en Andalousie, aux Indes et en Asie
centrale sous diverses couleurs, arabe, persane ou turque et
souvent le mélange passionnant de la culture spécifique de ces
trois peuples. Elle est terminée, tout comme sont terminées les
périodes d’or du christianisme oriental ou celle du
christianisme européen qui ont pu organiser la vie de plusieurs
peuples différents avec des langues de culture commune
aujourd’hui mortes (le latin ou le syriaque), mais comme est
terminée aussi la civilisation grecque ancienne ou byzantine.
Je dirai que c’est une loi de la nature, de
l’histoire, que les civilisations ou les cultures et les langues
qui les portent soient périssables ou, en tous cas, qu’elles se
transforment, s’adaptent plus ou moins bien aux changements
majeurs de puissance qui se manifestent dans les sociétés ou
entre les sociétés.
Probablement, cet attachement viscéral à la
notion très imaginaire de Oumma et de civilisation ou de valeurs
musulmanes ou arabo-musulmanes ne fait que traduire une réaction
psychologique de compensation à l’état de déchéance dans
lequel sont plusieurs sociétés qui ont pour religion principale
l’Islam. C’est un remède qui aggrave le mal en figeant les
capacités créatives et de renouvellement de l’esprit, de la
culture et même de la vraie spiritualité religieuse dont nous
avons tant besoin, en ces temps de fanatisme religisio-politique.
Vous affirmez que
l’irruption des puissances européennes, puis américaines
semble avoir définitivement brisé les structures politiques du
Moyen-Orient ?
Les structures d’empire sont cassées depuis
longtemps. Il y a d’abord eu les guerres très longues et
ravageuses entre les deux empires ottomans et Séfévide (perse)
pour le contrôle du Caucase, de l’Asie centrale et de la Mésopotamie.
Elles ont épuisé les deux empires et en ont fait une proie
facile pour les puissances européennes et la Russie, en pleine
expansion et ascension, ce qui leur a permis de dominer longtemps
ces sociétés dites musulmanes et de les coloniser ; cela a
permis aussi le succès de l’entreprise de création d’un Etat
pour les Juifs en Palestine.
J’ai tendance, cependant, aujourd’hui à
penser que les excès des Américains et des Israéliens sont en
train d’amener progressivement à des situations de rupture, à
des changements qualitatifs (le succès du Hezbollah dans la
guerre de l’été dernier, par exemple), annonciateurs, peut-être,
d’un renversement futur de la décadence.
Mais pour accélérer une sortie de l’état de déchéance,
il faudrait plus de lucidité et de courage intellectuel et,
notamment bannir les utopies religioso-politiques dont j’ai parlées,
pour pouvoir analyser la réalité sans œillères et déconstruire
nos propres contradictions et sources internes de décadence, pour
pouvoir ensuite bâtir une culture arabo-berbère au Maghreb,
arabo-syriaque au Machrek, qui permette la renaissance de nos sociétés
et de la créativité.
Selon vous, le vide de
puissance des régimes arabes du Moyen-Orient est un facteur
d’instabilité ?
Oui, bien sûr, les discordes permanentes des régimes
arabes, leur absence totale de solidarité pour face aux défis de
la situation présente sont le plus grand facteur de maintien de
l’état de déchéance de nos sociétés, sans parler de leur
autoritarisme ou semi-autoritarisme, suivant les cas et de leur
complicité avec les autorités religieuses pour brider la pensée
politique ou religieuse critique.
Cette faiblesse, par ailleurs, attire
l’intervention des puissances externes au Moyen-Orient ou bien
permet à l’Etat turc ou à l’Etat iranien d’être dominants
sur la scène régionale ou de contester la domination américano-israélienne,
ce qui amène certains régimes arabes à demander encore plus de
protection des Etats-Unis ! Le comble de la décadence.
Votre conclusion est particulièrement pessimiste
sur l’avenir du Moyen-Orient qui souffre d’un réel déficit démocratique
C’est moins le déficit démocratique que le déficit
de pensée et de créativité qui me préoccupe. L’attitude de
l’Occident et sa façon d’appliquer les principes du droit
international avec deux poids, deux mesures, ont décrédibilisé
dans de très larges pans de nos sociétés l’idée même de démocratie,
telle qu’elle est prêchée par les Occidentaux. Même dans la
demande de « démocratisation » de nos sociétés, on
ne peut s’empêcher de constater l’hypocrisie politique. En
effet, cette demande ou cette exigence ne s’exerce que de façon
opportuniste sur tel ou tel régime suivant son comportement vis-à-vis
des intérêts occidentaux et d’Israël.
Je me sens honteux quand je vois comment certains
jeunes de nos pays tombent dans le piège et parlent ou écrivent
comme des « occidentaux politiques », si vous
permettez l’expression. En réalité les comportements
politiques européens et américains vis-à-vis du Moyen-Orient
compliquent énormément la tâche, car ils entraînent par leur
influence et leurs moyens médiatiques et académiques beaucoup
d’intellectuels arabes ou de jeunes étudiants à inscrire leur
réflexion et leurs travaux, consciemment ou inconsciemment, dans
ces politiques opportunistes consistant à cibler tel ou tel régime
arabe suivant la conjoncture des intérêts géostratégiques
occidentaux.
Cela au lieu de consacrer leurs énergies
intellectuelles à une meilleure saisie de la réalité complexe
de leurs pays et de leurs régimes politiques et à consacrer
leurs talents à bâtir du neuf et du dynamique en dehors des
langues de bois « démocratiques » et « arabo-musulmanes »
ou islamiques.
Il y a tellement à faire dans tous les domaines
pour tenter de mettre en route une dynamique de renaissance dans
nos sociétés, que vraiment il ne faut pas se laisser prendre
dans les agendas intellectuels des décideurs, grands médias et
recherches académiques en Occident ou dans les universités des
pays arabes qui suivent les modes intellectuelles externes ou se
concentrent sur l’identité de nos sociétés, analysées comme
exclusivement « musulmanes ».
La nature d’un régime politique n’a jamais
empêché la réflexion ou la connaissance de se développer. Elle
peut les entraver, mais non arrêter un mouvement de renaissance
si l’on veut bien se préoccuper d’en semer les graines et
d’augmenter nos savoirs et nos connaissances du réel complexe.
La Renaissance européenne, s’est déroulée
durant la période sombre et fanatique des guerres de religion en
Europe, la philosophie des Lumières à pris son essor sous des régimes
politiques, tous autoritaires et de droit divin.
Cessons de nous raconter des histoires !
Propos recueillis par Saïd Branine
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Publié le 13 novembre 2007 avec l'aimable autorisation d'Oumma.com
Crédit Photo : Cape
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