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New York Review of Books
A propos d'Israël, de l'Amérique
et de l'Aipac
George Soros
in
The New York Review of Books, volume 54, n° 6, 12 avril 2007
[
http://www.nybooks.com/contents/20070412
]
http://www.nybooks.com/articles/20030#fnr4
[Il
s’agit, ici, d’un important article de George Soros. Son
importance tient moins à son contenu (car il n’apporte pas
grand-chose de nouveau) qu’au fait même que ce soit Soros qui
l’ait écrit et la New York Review of Books qui l’ait publié.
Par cette publication, cette revue prestigieuse contribue à
maintenir « sur le brûleur de devant (de la gazinière) »
la dénonciation (en cours) du Lobby juif américain et de ses
effets pernicieux sur – je cite, littéralement – « l’avenir
de notre planète ». Mis à part le fait qu’il reste
attaché à un avenir pour Israël [comme s’il pouvait y en
avoir un !? ndt], Soros se goure, quand il fait retomber
toute la faute sur l’Aipac, étant donné que c’est
l’ensemble de l’establishment juif organisé, avec en
particulier les centaines de Conseils de Relations Publiques de la
Communauté Juive et de fédérations analogues, d’une côte à
l’autre des Etats-Unis, financés par les confortables
escarcelles d’opulents juifs partisans d’Israël, qui donne à
l’Aipac son ascendant sur Washington et qui fait s’incliner
devant ses exigences tous les candidats putatifs à la présidence
des Etats-Unis. Il est curieux de voir Soros, à la fin de son
article, se rétracter sur une de ses précédentes déclarations,
par laquelle il attribuait la montée des sentiments anti-juifs
dans le monde entier aux exactions perpétrées par Israël envers
les Palestiniens et, plus généralement, au comportement
belliqueux de ce pays vis-à-vis de la communauté internationale.
Manifestement, tout Soros qu’il est, il a tendance à marcher
sur des œufs ! Jeffrey Blankfort.]
Une
fois de plus, l’administration Bush est en train de commettre
une gaffe monumentale au Moyen-Orient – une gaffe qui risque
d’avoir des conséquences désastreuses, mais qui ne retient pas
toute l’attention requise. Cette fois-ci, il s’agit des
relations israélo-palestiniennes. L’administration Bush
continue à soutenir activement le gouvernement israélien, lequel
refuse de reconnaître un gouvernement palestinien d’union
nationale incluant le Hamas, un mouvement dans lequel le département
d’Etat des Etats-Unis voit une organisation terroriste. Ceci obère
tout progrès possible en direction d’un règlement de paix,
alors même qu’une avancée sur la question palestinienne serait
susceptible d’éviter une conflagration généralisée dans le
grand Moyen-Orient.
Les
Etats-Unis et Israël tiennent à ne traiter qu’avec le seul président
de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, dans l’espoir que
de nouvelles élections refuseraient au Hamas la majorité dont il
dispose aujourd’hui au Conseil législatif Palestinien. C’est
là une stratégie sans aucun avenir, car le Hamas a déjà déclaré
qu’il boycotterait toute élection anticipée et que, quand bien
même le résultat d’hypothétiques élections aboutirait à
l’éviction du Hamas du gouvernement, aucun accord de paix ne
pourrait tenir, en l’absence du soutien du Hamas…
Sur
ces entrefaites, l’Arabie saoudite continue à explorer une
piste différente. Au cours d’un sommet réuni à La Mecque, le
mois dernier, entre Mahmoud Abbas et le dirigeant du Hamas Khaled
Meshaal, le gouvernement saoudien a œuvré à les faire accoucher
d’un accord entre le Hamas et le Fatah, ces deux mouvements qui
s’affrontaient violemment depuis plusieurs mois, afin de
constituer un gouvernement d’union nationale. Selon l’accord
de La Mecque, le Hamas a convenu de « respecter les résolutions
internationales et les accords signés [avec Israël] par l’Organisation
de Libération de la Palestine », dont notamment les accords
d’Oslo. D’après des articles publiés dans la presse le 15
mars, le futur gouvernement palestinien, comme l’actuel
d’ailleurs, sera dirigé par Ismail Haniya, Premier ministre
palestinien Hamas ; mais le Hamas obtiendra neuf ministères
sur trente-six, ainsi qu’un ministre supplémentaire (sans
portefeuille) ; le président Abbas et son parti Fatah auront
quant à eux le contrôle de six ministères, et des députés indépendants
– dont, dit-on, certains seraient de fait inféodés au Hamas ou
au Fatah – ainsi que d’autres factions politiques, se verront
confier les neuf ministères restant.
Le
gouvernement saoudien voit dans cet accord le prélude à une
proposition de règlement de paix avec Israël, conforme dans les
grandes lignes à l’Initiative de paix arabe de 2002. Il
s’agissait (rappelons-le) d’un règlement (qu’auraient
garanti l’Arabie saoudite et d’autres pays arabes), fondé sur
les frontières internationales de 1967 et sur une reconnaissance
pleine et entière d’Israël (par les pays arabes, ndt). Cette
proposition aurait dû être élaborée par le souverain saoudien
Abdullah au cours d’un sommet de la Ligue arabe dont la réunion
en Arabie saoudite devait être programmée pour la fin mars. Mais
aucune avancée n’est possible, dès lors que l’administration
Bush et le gouvernement d’Ehud Olmert s’enferrent dans leur
position actuelle consistant à refuser de reconnaître un
gouvernement palestinien d’union nationale incluant le Hamas.
D’ailleurs, la rencontre récente entre Condoleezza Rice, Abbas
et Olmert s’est avérée purement formelle et dénuée d’un
quelconque contenu.
Bien
des causes de l’impasse actuelle sont attribuables à la décision
prise par l’ex-Premier ministre israélien Ariel Sharon d’un
retrait israélien unilatéral de la bande de Gaza, sans aucune négociation
avec une Autorité palestinienne contrôlée, à l’époque, par
le Fatah. Cela n’a fait que renforcer la position du Hamas.
Durant la campagne électorale précédant les élections législatives
palestiniennes de janvier 2006, Sharon a refusé de lever ne
serait-ce que le petit doigt afin de soutenir un tant soit peu les
espoirs du Fatah. Au nom du Quartette (composé de l’Union européenne,
des Etats-Unis, de la Russie et de l’Onu), James Wolfensohn
travailla sur un plan en six points afin d’aider les habitants
de la bande de Gaza ; entre autres choses, ce plan préconisait
la facilitation du transit routier entre la Cisjordanie et la
bande de Gaza, ainsi que l’ouverture d’un port et d’un aéroport
dans la bande de Gaza. Mais aucun de ces six points ne fut mis en
œuvre. Le responsable de l’administration Bush chargé de cette
question, Elliot Abrams, a saboté le plan en six points, dès le
départ. Conséquence indirecte de ce sabotage : le Hamas a
remporté les élections législatives palestiniennes haut la
main.
C’est
alors qu’intervint la connerie monumentale dont il est question.
Israël, avec le puissant soutien des Etats-Unis, a refusé de
reconnaître le gouvernement Hamas (pourtant) élu démocratiquement,
et il a bloqué le paiement de millions de dollars de taxes
collectées par les services fiscaux israéliens en son nom. Cela
a causé de très graves difficultés économiques, et sapé la
capacité du gouvernement palestinien de fonctionner normalement.
Mais cela n’a en rien réduit le soutien populaire au Hamas,
parmi les Palestiniens, et cela n’a fait que renforcer la
position des islamistes et d’autres extrémistes opposés à
toute négociation avec Israël. La situation s’est détériorée
jusqu’au point où la Palestine n’eut plus aucune autorité
avec laquelle il aurait été envisageable, pour Israël, de négocier.
Ce
fut une grosse connerie, parce que le Hamas n’est pas un
mouvement monolithique. Sa structure interne est peu familière
aux observateurs extérieurs, mais d’après certaines sources,
le Hamas a une aile militaire, largement pilotée depuis Damas, et
dévouée à ses sponsors iranien et syrien, et une aile
politique, qui se préoccupe essentiellement des besoins de la
population palestinienne qui l’a porté au pouvoir. Si Israël
avait admis les résultats des élections palestiniennes, cela
aurait pu avoir l’effet de renforcer l’aile politique du Hamas,
plus modérée. Malheureusement, l’idéologie de la « guerre
contre la terreur » n’autorise pas ce genre de distinguo
subtil. Néanmoins, les événements qui s’ensuivirent donnent
quelques raisons de penser que le Hamas est effectivement divisé
entre différentes tendances. Le Hamas ne voulait pas aller
jusqu’à reconnaître l’existence d’Israël, mais il était
prêt à participer à un gouvernement d’union nationale qui
aurait ratifié les accords déjà existants avec Israël. A peine
un accord avait-il été obtenu que l’aile militaire (du Hamas)
organisa la capture d’un soldat israélien, qui allait en
l’occurrence s’avérer le caporal Gilad Shalit, ce qui eut
pour effet d’empêcher la formation d’un gouvernement
palestinien de cette nature, en provoquant une réplique militaire
extrêmement violente de la part d’Israël. C’est alors que le
Hezbollah profita de l’occasion pour mettre en scène une
incursion, à partir du Liban, à travers la frontière
internationalement reconnue, se concluant par le kidnapping de
plusieurs militaires israéliens supplémentaires. En dépit de la
riposte militaire totalement disproportionnée d’Israël, le
Hezbollah fut capable de tenir ses positions, conquérant par ses
hauts-faits l’admiration des foules arabes, tant sunnites que
chiites.
C’est
cette situation dangereuse – notamment l’effondrement du
gouvernement palestinien et les affrontements armés entre le
Fatah et le Hamas – qui ont suscité l’initiative saoudienne,
qui offre la perspective d’un règlement de paix. Un tel règlement
serait éminemment dans l’intérêt d’Israël et des
Etats-Unis.
Les
défenseurs de la politique [américaine] actuelle diront qu’Israël
ne peut pas se permettre de négocier en étant en position de
faiblesse. Mais la situation d’Israël ne s’améliorera
vraisemblablement pas, aussi longtemps que ce pays poursuivra son
escalade militaire actuelle. Heureusement, l’Arabie saoudite,
dont la position est elle aussi précaire, a un intérêt bien
senti à promouvoir un règlement du conflit fondé sur deux Etats.
Il serait, de ce point de vue, criminel de ne pas attraper la
balle au bond et de refermer cette perspective qui signifierait à
la fois un retrait israélien de grandes parties de la Cisjordanie
(permettant l’installation d’un Etat palestinien viable) et
l’acceptation de l’existence d’Israël par le Hamas. Les
grandes lignes d’un règlement de cette nature sont parfaitement
bien définies. Ses concepts sous-jacents ne diffèrent pas considérablement
de ce qu’ils étaient à l’époque du mandat du président
Clinton.
La
menace la plus inquiétante provient d’Iran. Une avancée vers
un règlement en Palestine aiderait grandement à y faire face.
Mais tant Israël que les Etats-Unis semblent figés dans leur
refus de négocier avec une Autorité palestinienne comportant des
ministres Hamas. Le point d’achoppement, c’est le refus du
Hamas de reconnaître l’existence d’Israël ; mais on
pourrait faire de cette reconnaissance une clause d’un éventuel
règlement, plutôt qu’un préalable à des négociations. [1] [
http://nybooks.com/articles/20030
]
La
politique américaine actuelle ne fait même pas question, aux
Etats-Unis. Alors que d’autres régions problématiques du
Moyen-Orient font l’objet d’âpres discussions ad libitum,
toute critique de notre politique vis-à-vis d’Israël est, de
fait, totalement étouffée. Le débat, en Israël, sur la
politique israélienne est bien plus ouvert et vigoureux que ce
n’est le cas aux Etats-Unis. C’est d’autant plus notable que
la Palestine est une question qui oppose, bien davantage encore
qu’aucune autre, les Etats-Unis et l’Europe. Certains
gouvernements européens, indiquent certains analystes, semblent désireux
de mettre un terme au boycott économique du Hamas dès qu’un
gouvernement palestinien d’union nationale parviendrait à être
formé. Mais les Etats-Unis ont dit qu’ils n’en feraient rien.
On
peut trouver une explication de cet état de fait dans
l’influence envahissante de l’Aipac [American Israel Public
Affairs Committee), qui affecte à la fois le parti démocrate et
le parti républicain. [2]
[
http://nybooks.com/articles/20030
]. L’Aipac a certes pour mission de garantir à Israël le
soutien des Etats-Unis, mais dans les années récentes, on peut
dire qu’il s’est surpassé. Il est désormais étroitement
allié aux néoconservateurs et il a été un partisan
enthousiaste de l’invasion de l’Irak. Il a exercé un lobbying
actif en vue de la confirmation de John Bolton au poste
d’ambassadeur des Etats-Unis à l’Onu. Il continue de faire
obstacle à tout dialogue avec tout gouvernement palestinien qui
inclurait des ministres Hamas. Plus récemment, il fut au nombre
des groupes de pression qui imposèrent à la majorité démocrate
de la Chambre des Représentants de rejeter l’exigence que le président
obtienne l’approbation du Congrès avant de décider d’une
quelconque opération armée contre l’Iran. L’Aipac, avec sa
direction actuelle, a manifestement outrepassé sa mission première
et, loin de garantir l’existence d’Israël, il l’a mise en
danger.
Il
n’y a pas de solution purement militaire au problème
palestinien. La supériorité militaire est indispensable à la sécurité
nationale d’Israël, mais elle ne saurait suffire. La solution
doit être politique, comme l’a reconnu le président Clinton.
Il avait déployé une énergie considérable pour amener un règlement
de paix, et ses efforts furent tellement efficaces qu’il fallut
rien moins que l’assassinat du Premier ministre israélien
Yitzhak Rabin, en 1995, par un extrémiste israélien, pour empêcher
la mise en œuvre d’une initiative de paix avec Arafat. Même
après que la promenade d’Ariel Sharon sur l’Esplanade des
mosquées, à Jérusalem, en septembre 2000, eut déclenché de
nouvelles violences, Clinton a proposa un plan de paix, plusieurs
mois après, qui fut rejeté par Arafat, mais qui suggérait
probablement les grandes lignes que pourrait prendre un règlement
futur.
Mais
le président Bush n’a jamais rien tenté, en la matière. Il a
fait sienne la métaphore trompeuse de la guerre au terrorisme, et
il a permis à Sharon de n’en faire qu’à sa tête. Sharon ne
voulait pas d’un règlement négocié. Ayant pris conscience du
fait que l’occupation militaire ne pouvait être poursuivie indéfiniment,
celui-ci se retira de Gaza, en partie, a-t-il été dit, afin de
renforcer la position israélienne en Cisjordanie. Mais le retrait
unilatéral de Gaza entraîna l’enchaînement des événements
actuels. L’administration Bush ne s’est pas contentée
d’acquiescer passivement aux politiques du gouvernement Sharon /
Olmert : elle les a encouragées activement. L’Aipac doit
endosser sa part de responsabilité d’avoir aidé et approuvé
des politiques telles la réplique militaire disproportionnée
d’Israël au Hezbollah, l’été dernier, et son entêtement à
ne voir dans le Hamas rien d’autre qu’une organisation
terroriste.
La
politique actuelle, consistant à ne pas rechercher de solution
politique, mais à poursuivre l’escalade militaire – non pas
seulement « œil pour œil », mais en gros « dix
vies palestiniennes pour chaque vie israélienne » – cette
politique a atteint un point particulièrement lourd de périls.
Après les représailles de l’armée israélienne contre le réseau
routier, l’aéroport et bien d’autre infrastructures encore du
Liban, on ne peut que s’interroger sur la nature de la prochaine
cible de l’armée israélienne ? L’Iran représente un
danger bien plus grave, pour Israël, que le Hamas ou même le
Hezbollah, qui ne sont pas l’Iran, mais seulement les clients de
l’Iran. Avec la capacité démontrée du Hezbollah de résister
à l’assaut israélien et l’émergence de l’Iran en
puissance nucléaire potentielle, l’existence d’Israël est
plus menacée qu’elle ne l’a jamais été depuis sa création.
Les
partisans d’Israël ont de bonnes raisons de remettre en
question le rôle de marketing politique de l’Aipac, et c’est
ce qu’ils font d’ores et déjà. Mais au lieu d’entreprendre
son introspection critique, l’Aipac reste intransigeant. Récemment,
le lobby pro-israélien est passé à l’offensive, accusant les
« soi-disant » progressistes critiquant la politique
israélienne de fomenter l’antisémitisme et de mettre en danger
l’existence même de l’Etat juif.
Le
procès fait à ceux qui ne sont pas d’accord avec la politique
israélienne actuelle a été présenté en détail par Alvin H.
Rosenfeld dans un pamphlet publié par l’American Jewish
Committee [3] [ http://nybooks.com/articles/20030
]
Après
avoir passé en revue la montée de courants antisémites, en
particulier dans le monde musulman et en Europe, Rosenfeld établit
le signe d’égalité entre l’antisémitisme et l’antisionisme,
affirmant que les détracteurs juifs de la politique israélienne
ne font que renforcer l’un et l’autre. Il reconnaît que les
critiques que lui-même formule ne sont pas antisémites ; de
fait, il écrit : « les prophètes de la Bible étaient
du côté de la justice, et ils n’hésitaient jamais à dénoncer
le comportement de leur peuple quand ils le voyaient se détourner
de ce qui est juste. » Mais, reproche-t-il, « condamner
les actions d’Israël, tout en passant sous silence tout
contexte réel, historique et social susceptible de justifier ces
actions » ; voilà qui n’est pas admissible ! Le
recours à des « termes outrés et diffamatoires », écrit-il,
« rend Israël impossible à distinguer de « ce pays méprisé
[fantasmé] régulièrement dénoncé par les antisémites les
plus passionnés. »
Qualifier
Israël de pays nazi… ou l’accuser de pratiquer un apartheid
de style sud-africain, de procéder à une épuration ethnique,
voire carrément à un génocide ; voilà qui outrepasse à
l’évidence largement une critique légitime.
Mais
parler de victimes devenues des agresseurs tombe, à ses yeux,
dans la même catégorie.
Pour
étayer sa thèse, Rosenfeld passe en revue les écrits d’un
certain nombre de détracteurs de la politique israélienne. Il se
concentre en particulier sur un recueil d’essais dont les
auteurs, de son point de vue, font apparaître Noam Chomsky comme
un « penseur quasiment conservateur », mais sa liste
inclut notamment Tony Judt, un historien éminent dont le crime
consiste à suggérer une possible solution binationale pour Israël,
et Richard Cohen, un éditorialiste du Washington Post qui a écrit,
entre autres, que « le choix le plus sain, pour Israël,
consiste à se retirer jusqu’à des frontières défendables –
mais pratiquement indolores » et de « sortir de la
quasi totalité de la Cisjordanie » – une politique
pourtant souvent défendue en Israël même. Rosenfeld recourt,
sans connaître en aucune manière personnellement les gens
qu’il attaque, à des accusations primaires de « haine de
soi », mettant tous ces penseurs critiques dans un même sac :
celui de gens « fiers d’avoir honte d’être juifs ».
Il conclut en disant que « l’effet cumulatif de ces idées
hostiles, qui n’ont cessé de progresser inexorablement en
faisant tache d’huile, depuis les marges vers l’opinion
« progressiste » consensuelle, a été de recharger en
énergie des idées monstrueuses et des passions agressives considérées
depuis fort longtemps comme léthargiques, sinon tout à fait
mortes ». On l’aura compris : ce qu’il vise par là,
c’est, bien entendu, l’antisémitisme…
L’argumentation
rosenfeldienne souffre, au minimum, de trois erreurs de
raisonnement élémentaires. La première, c’est la transitivité
de la culpabilité. Le fait que des critiques constructifs d’Israël
disent des choses qui, extraites de leur contexte, ou paraphrasées
de manière provocatrice, peuvent être déformées au point de
les faire ressembler à des commentaires formulés par des antisémites
ne fait en aucune manière de ces critiques des antisémites, ni
des suppôts de l’antisémitisme. Ensuite, il y a l’absence de
preuves factuelles. Les expressions utilisées par ces détracteurs
constructifs d’Israël sont-elles bien, réellement, « outrées
et diffamatoires » ? Cela dépend des faits. Quelle est
l’expression la plus appropriée : « La barrière de
sécurité d’Israël, non-encore achevée », ou « le
mur d’apartheid » ? Cela ne peut être tranché
qu’en prenant en considération l’impact effectif que cette
muraille a actuellement sur la vie des Palestiniens – question
totalement ignorée par Rosenfeld et l’Aipac.
S’ajoute
à cela le fait que le respect de la critique (proclamé par l’Aipac)
est une parfaite plaisanterie, dès lors qu’il interdit de
« condamner les actions d’Israël et, en même temps, de
faire abstraction des contextes avérés historiques et politiques
qui les justifient ». Telle qu’elle est présentée par
Rosenfeld, cette formule implique que les actions d’Israël sont
nécessairement justifiées, que ces actions soient justes, ou
qu’elles soient illégales. L’appel à un « contexte avéré »
vise à rationaliser la position israélienne. Or, des opinions
critiques doivent être considérées en elles-mêmes, et non à
l’aune d’un quelconque autre mètre étalon. L’interdiction
de toute critique, au motif qu’elle est considérée
anti-patriotique, a fait un tort considérable, dans les cas tant
d’Israël que des Etats-Unis. C’est ce qui a permis à
l’administration Bush et au gouvernement Sharon / Olmert de
s’enferrer dans leur politique désastreuse.
Le
lobby pro-israélien a réussi de manière remarquable à
interdire toute critique [4]. Les hommes politiques le défient à
leurs risque et péril, en raison de la capacité de ce lobby à
influencer le débat politique. Quand Howard Dean en a appelé à
une politique équilibrée envers Israël, en 2004, ses chances
d’être investi en ont été considérablement endommagées
(bien que ce soit sa tentative, après sa défaite dans l’Iowa,
d’engueuler la foule qui ait scellé son sort). Des
universitaires ont vu leur carrière bloquée et des experts auprès
de boîtes à idées ont vu leurs financements retirés après
avoir « franchi la ligne jaune ». A la suite de ses
critiques sur la politique répressive d’Israël en Cisjordanie,
l’ancien président américain Jimmy Carter a subi la perte de
certains des soutiens financiers du centre qu’il a créé et qui
porte son nom.
Tout
dissident osant la moindre critique s’expose à une campagne
avilissante. Je parle d’expérience. En effet, depuis que j’ai
participé à un débat portant sur la nécessité d’exprimer
des opinions alternatives, c’est un torrent de diffamations qui
s’est déversé sur moi – diffamations qui sont allées
jusqu’à cette fausse accusation, dans le quotidien The New
Republic, selon laquelle j’aurais été (tenez-vous bien) [à
treize ans, c’est-à-dire à l’âge où mon père a réussi à
me fabriquer une fausse identité pour me sauver la vie, et où
j’accompagnais un responsable du ministère (allemand, ndt) de
l’Agriculture, en me faisant passer pour son filleul, à une époque
où celui-ci procédait à l’inventaire d’une propriété
juive] « une jeune dent de la roue d’engrenage hitlérienne ».
[5][ http://www.nybooks.com/articles/20030
]
L’Aipac
est protégée, non seulement par la peur de représailles
personnelles, mais aussi par un souci sincère de la sécurité et
de la survie d’Israël. Ces deux considérations ont un solide
fondement dans la réalité. Ce sont ces deux mêmes facteurs qui
étaient en jeu, aux Etats-Unis, au lendemain des attentats du 11
septembre 2001, quand le président Bush déclara la guerre au
terrorisme. Durant dix-huit mois, il fut considéré
anti-patriotique de critiquer sa politique. C’est ce qui a
permis à Bush & Co de commettre une des pires erreurs de
l’histoire américaine : l’invasion de l’Irak. Mais à
l’époque, la menace pesant sur notre sécurité nationale était
dans une très large mesure exagérée par l’administration
Bush. Condoleezza Rice et le vice-président Dick Cheney sont allés
jusqu’à nous mettre en garde contre le fait que cette menace
risquait de se manifester sous la forme d’un nuage affectant
lui-même la forme d’un champignon. Dans le cas d’Israël,
aujourd’hui, la menace pesant sur sa sécurité nationale, voire
même sur sa survie en tant que nation, est bien plus réelle.
Israël a, plus que jamais, besoin que les Etats-Unis le
soutiennent. Alors : est-ce vraiment le meilleur moment pour
dénoncer la lourde influence de l’Aipac sur la politique américaine ?
Je pense que cette considération dissuade beaucoup de gens, qui
n’admettent pourtant pas la manière dont l’Aipac gère son
business. Alors que les autres architectes des politiques désastreuses
de l’administration Bush ont été dénoncés sans répit, l’Aipac,
quant à lui, continue à être entouré d’une épaisse muraille
de silence.
Je
ne suis pas moi-même insensible à cet argument, qui m’a
dissuadé de critiquer la politique israélienne, par le passé.
Je ne suis pas sioniste, je ne suis pas non plus un juif
pratiquant, mais j’ai beaucoup d’affection pour mes
coreligionnaires juifs et je suis profondément attaché à la
survie d’Israël. Je ne voulais pas apporter de l’eau au
moulin des ennemis d’Israël. Je rationalisais mon attitude en
disant que si je voulais exprimer des opinions critiques, il
fallait, auparavant, que j’aille vivre en Israël. Mais étant
donné qu’il y avait beaucoup d’Israéliens qui pensaient
comme moi, on n’avait pas besoin de moi, en Israël, pour cela.
Et puis j’avais tellement d’autres batailles à mener !…
Mais,
aujourd’hui, je dois me poser cette question : comment se
fait-il qu’Israël soit devenu à ce point menacé ? Je ne
saurais exonérer l’Aipac de sa part de responsabilité. Je suis
un fervent partisan de la pensée critique. J’ai soutenu des
dissidents dans nombre de pays. J’ai pris position contre le président
Bush après qu’il eut déclaré que ceux qui ne soutenaient pas
sa politique soutenaient les terroristes. Je ne puis demeurer
silencieux, aujourd’hui, tandis que le lobby pro-israélien est
une des redoutes les plus dissimulées de cette manière
dogmatique de (ne pas) penser. Si je m’exprime non sans quelque
tremblement, c’est parce que je m’expose, ce faisant, à de
futures attaques qui me rendront vraisemblablement moins efficace
dans ma poursuite de beaucoup d’autres causes dans lesquelles je
suis engagé ; mais les dissidents que j’ai soutenus ont
pris, eux, des risques autrement plus grands…
Je
ne suis pas, personnellement, suffisamment engagé dans les
affaires juives pour
m’impliquer dans la [nécessaire] réforme de l’Aipac ;
mais je dois m’exprimer en faveur du processus critique,
fondement de notre société ouverte (et démocratique). Je pense
qu’un auto-examen de la politique américaine au Moyen-Orient
s’est mis en mouvement dans notre pays ; mais il ne pourra
guère aller plus loin aussi longtemps que l’Aipac conservera sa
puissante influence sur les partis tant démocrate que républicain.
Certains dirigeants du parti démocrate se sont engagés à
provoquer un changement de direction, mais ils ne pourront pas
tenir leur promesse tant qu’ils ne seront pas en mesure de résister
aux diktats de l’Aipac. La Palestine est une région d’une
importance absolument cruciale, où un changement positif reste
possible. L’Irak échappe désormais largement à notre contrôle ;
mais si nous réussissions à solutionner le problème
palestinien, nous serions en bien meilleure position pour engager
des négociations avec l’Iran et pour nous extirper d’Irak. Le
besoin d’un règlement pacifique en Palestine est plus grand que
jamais. A la fois dans l’intérêt d’Israël et des Etats-Unis,
il est éminemment désirable que l’initiative de paix
saoudienne aboutisse ; mais l’Aipac se tient en travers du
chemin. Il continue à faire opposition à toute tractation avec
un gouvernement palestinien comportant des ministres du Hamas.
Le
parti démocrate pourra-t-il se libérer de l’influence de l’Aipac ?
C’est hautement improbable. Tout politicien qui oserait dénoncer
l’influence de l’Aipac encourrait son ire ; par conséquent,
on peut s’attendre à ce que ceux qui oseront le faire se
compteront sur les doigts d’une seule main. Il incombe par conséquent
à la communauté juive américaine elle-même de dompter
l’organisation qui se targue de la représenter. Mais cela
n’est pas possible si, en tout premier lieu, on ne met pas à la
poubelle les arguments les plus insidieux mis en avant par les défenseurs
de la politique actuelle, à savoir que toute critique des
politiques israéliennes d’occupation, de contrôle et de répression
en Cisjordanie, à Jérusalem Est et à Gaza « engendre[rait]
l’antisémitisme ».
C’est
exactement le contraire qui est vrai. Un des mythes propagés par
les ennemis d’Israël consiste à affirmer qu’il existerait
une conspiration sioniste toute-puissante. C’est là une allégation
fallacieuse. Néanmoins, le fait même que l’Aipac soit parvenu
à interdire toute critique avec une telle efficacité n’a fait
qu’apporter un peu de crédibilité à ces fausses croyances. Démolir
le mur de silence qui a protégé si longtemps l’Aipac aiderait
à en finir avec elles. Un débat au sein de la communauté juive,
bien loin de fomenter l’antisémitisme, ne ferait que contribuer
à le faire décroître.
Anticipant
les attaques à mon encontre, je voudrais mettre l’accent sur le
fait que je n’adhère pas aux mythes diffusés par les ennemis
d’Israël, et je ne fais pas retomber cette faute qu’est
l’antisémitisme sur les juifs. L’antisémitisme est très
largement antérieur à la création d’Israël. Ni la politique
d’Israël, ni la critique de cette politique ne sauraient être
tenues pour responsables de l’antisémitisme. En même temps, je
suis persuadé que les attitudes envers Israël sont influencées
par la politique d’Israël, et que les attitudes envers la
communauté juive sont influencées par le succès incroyable du
lobby pro-israélien à étouffer dans l’œuf [chez nous, aux
Etats-Unis] toute opinion divergente.
Traduit de l’anglais (USA) par Marcel Charbonnier
Notes :
[1]
Comme commentait, le 11 mars, l’écrivain israélien très
hautement respecté David Grossman, dont le fils a été tué au
combat au Liban : « Dans la situation présente, toute forme
de dialogue entre Israël et les Palestiniens est positive et peut
changer l’état d’esprit des deux sociétés. »
[2]
Il n’est pas le seul. Dans une lettre adressée aux citoyens
juifs des Etats-Unis, Jimmy Carter écrivait que « l’écrasant
parti pris en faveur d’Israël provient de chrétiens, comme
j’en suis un moi-même, auxquels on a enseigné à honorer et
protéger le peuple élu de Dieu, du milieu duquel est venu notre
sauveur, Jésus-Christ ».
[3] :
Alvin H. Rosenfleld : « La pensée juive progressiste
et le nouvel antisémitisme » (American Jewish Committee,
2006)
[4]
Cf Michael Massing : « The Storm Over the Israel Lobby »,
[Nuage, au-dessus du lobby pro-israélien],The New York Review, 8
juin 2006.
[5]
Cf l’article de Martin Peretz, « Tyran-a-Soros »
[Quel tyran, ce Soros !], in The New Republic, 12 février
2007.
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