Affaires stratégiques
Gaza: le critère de la victoire
François-Bernard Huyghe
François-Bernard Huyghe -
© Photo IRIS
Mercredi 11 février 2009
Comment interpréter les événements qui ont suivi le
cessez-le-feu du 18 janvier dernier ? Pêle-mêle : L’Égypte
annonce la conclusion d’une trêve entre les belligérants
incluant la réouverture de points de passage à Gaza. Depuis la
trêve, plus de quarante roquettes ont été tirées de la zone
contrôlée par le Hamas. Sporadiquement Tsahal continue à
bombarder de supposés tunnels de transport d’armes entre la
bande de Gaza et l’Égypte. L’État hébreu cherche à négocier via
l’Égypte, notamment pour obtenir la libération du soldat Gilad
Shalit, prisonnier depuis 2006, celui qu’elle avait vainement
essayé de libérer en pénétrant à Gaza lors de l’opération "Pluie
d’été" en Juin 2006. Des rumeurs laissent penser que le Hamas
pourrait obtenir en échange des centaines de libérations de
militants palestiniens.
Quand Mahmoud Abbas tente de réaffirmer le rôle de l’autorité
palestinienne et accuse le Hamas d’avoir infiltré des éléments
d’al Qaïda dans la bande de Gaza, le Hamas lui répond en le
traitant d’agent des sionistes. Sur le plan international, le
prix à payer pour Israël est lourd, et son impopularité déjà
extrême atteint de nouveaux sommets. Et, pour finir, voici que
se termine la phase d’absence de son protecteur américain pour
cause de fin de mandat.
Si l’on additionne et si l’on se rappelle que les buts supposés
de la récente opération "Plomb durci" étaient bien de mettre fin
aux tirs de roquette et au trafic d’armes, d’écraser le Hamas,
de modifier l’équilibre de force chez les Palestiniens pour
retrouver un interlocuteur fiable, d’effacer l’humiliation de
l’opération du Sud Liban en 2006, et éventuellement d’en retirer
un bénéfice électoral, il est difficile de parler de triomphe.
Alors qu’en termes purement militaires, les pertes israéliennes
ont été minimes (surtout comparées aux 1300 morts annoncés côté
palestinien, aux dirigeants du Hamas tués, aux dégâts infligés à
leurs infrastructures) et que, pour Ehoud Olmert, l’opération
« Plomb durci » a atteint ses objectifs et même au-delà.
Classiquement, le "but" de la guerre est un nouvel ordre
politique stable (à partir de là, telle province sera soumise à
tel État, désormais tel pays s’abstiendra de tel acte de
piraterie ou de soutenir telle force politique, ou cèdera telle
ressource, etc.). Dans le cas le plus extrême, le vaincu cède
tout, en ce sens qu’il est destitué ou massacré... et qu’il
disparaît comme acteur historique.
Une des questions stratégiques les plus cruciales est donc :
Quand savons-nous que nous avons gagné ? Quel est l’objectif
(par définition inconciliable avec celui de l’adversaire) ? Or,
dans les guerres « anti-terroristes » de l’après 11 septembre,
cette logique semble chamboulée
En théorie, le fort ne peut être vaincu tant sa supériorité
matérielle et organisationnelle est écrasante. Il ne risque
guère, en principe, de voir les armées adverses défiler dans sa
capitale. Mais en pratique, si le faible est prêt à subir
suffisamment longtemps une répression parfois féroce, et un taux
de perte très supérieur aux "réguliers", il peut espérer casser
la volonté adverse. Que ce soit sous la pression de son opinion
publique et de l’opinion internationale ou par un calcul des
coûts des opérations par rapport à leur avantage relatif, le
fort peut décider de mettre fin aux dégâts.
Soit en négociant avec ceux que l’on considérait la veille comme
des bandes criminelles, soit en repassant le problème à une
"autorité locale démocratiquement élue", soit en permettant aux
rebelles de se constituer en force politique "classique", le
fort finit par composer avec l’ennemi enfin reconnu.
Pour le premier, le but est de se débarrasser définitivement
d’une nuisance et de retourner à un état de paix et de sécurité
antérieure. Pour le faible, il est de durer suffisamment pour
émousser la volonté adverse. L’un attend des effets de réel
(plus d’attentats, plus de zones échappant à la loi, plus de
groupes armés) donc militaire, l’autre veut un effet de croyance
donc symbolique.
Comment les jihadistes conçoivent-ils la victoire ?
L’établissement d’un État islamique "dans un seul pays" comme on
disait autrefois ? Un califat universel s’étendant jusqu’en
Andalousie, terre qui doit être musulmane jusqu’à la fin des
temps. Un émirat installé à Washington D.C. ? Une vengeance
(jihad défensif) pour tous les morts provoqués par les "Juifs et
les Croisés" ? Il y a ici pour le moins un problème de grille
culturelle.
Il se pourrait que le problème soit plus compliqué.
Dans la mentalité jihadiste, il n’y a qu’une guerre unique et
séculaire entre l’islam et ses persécuteurs : chaque acte -
sacrifice héroïque du moudjahidine, perte de victimes
innocentes, punition infligée à l’ennemi - s’inscrit dans une
économie symbolique. Chaque mort d’un côté ou d’un autre
s’inscrit dans la liste des injustices subies ou des des "actes
qui plaisent à Dieu" en contribuant au bon combat. En ce sens,
venger l’humiliation symbolique ou rappeler les crimes envers l’Oumma
compte autant dans une lutte sans fin qu’emporter un avantage
concret sur l’adversaire : la signification métaphysique de
chaque victoire ou sacrifice vaut message adressé aux croyants.
La souffrance éprouvée et la souffrance infligée sont
pareillement supposées exalter la foi.
Et réciproquement, quel était le but d’Israël, ou du moins de
son actuel gouvernement, vis-à-vis d’un adversaire avec qui il
n’envisageait plus officiellement de discuter ? Leur infliger
une telle punition qu’ils ne songent plus jamais à envoyer une
roquette ? Terroriser des gens qui pratiquent l’attentat
suicide ? Envoyer un message à leurs commanditaires ou au monde
arabe dans son ensemble pour ramener tous les modérés à la table
de négociation ? Tarir le recrutement jihadiste ? Transformer la
bande de Gaza en parking ne fait pas précisément partie des
objectifs réalistes d’une politique ?
Si un conflit ne poursuit pas des buts qui soient à portée des
acteurs, il faut bien qu’il vise des objectifs symboliques. Ici
le critère de la victoire s’appelle peur, confiance en soi,
fierté, humiliation... On le comprend du côté du Hamas dont le
prestige et le sentiment de "plaire à Dieu" augmentent à mesure
qu’ils gagnent le statut d’ennemi n°1 des sionistes. Mais
comment le comprendre côté israélien ?
L’offensive de la bande de Gaza fut-elle une guerre au doute ?
Était-elle destinée à démontrer la résolution et le moral des
Juifs ? À faire contraste avec l’image d’une armée qui n’est
plus invincible et doute d’elle-même, une vision répandue par
l’aventure libanaise ? Une guerre pour se rassurer et se
rassembler, en somme ? Si la force des armes sert désormais à
produire des images, il va falloir sérieusement réviser nos
manuels de stratégie.
François-Bernard
Huyghe, chercheur associé à
l’IRIS
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Publié le 12 février 2009 avec l'aimable autorisation de l'IRIS.
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