Opinion
Le génie de Chávez
Fidel
Castro Ruz
Fidel
Castro - Photo: RIA Novosti
Mercredi 25 janvier
2012
Le président Chávez a fait rapport
devant le parlement vénézuélien de
l’action de son gouvernement en 2011 et
de son programme pour l’année en cours.
Après avoir rempli rigoureusement toutes
les formalités qu’implique cet important
exercice, il s’est adressé aux autorités
officielles de l’État, aux
parlementaires de tous les partis, aux
sympathisants et aux adversaires dans le
cadre de la cérémonie la plus solennelle
du pays.
À son habitude, le leader bolivarien a
été aimable et respectueux envers toutes
les personnes présentes. Si l’une
d’entre elles demandait la parole pour
un éclaircissement, il lui en offrait
aussitôt la possibilité. Quand une
parlementaire, qui l’avait salué
aimablement à l’instar d’autres
adversaires, a demandé la parole, il a
interrompu son rapport et la lui a cédée
en un geste d’une grande hauteur
politique. Elle a alors interpellé le
président en des phrases d’une dureté
extrême qui ont mis sa noblesse et son
sang-froid à l’épreuve, utilisant même
le qualificatif insultant de « voleur »
pour juger sa conduite à cause des lois
et des mesures qu’il a adoptées. Il
s’agissait sans conteste d’une offense,
même si ce n’était pas là l’intention de
la parlementaire. Néanmoins, il a été
capable de répondre avec sérénité. Après
s’être enquis du terme exact qu’elle
avait employé, il a répliqué élégamment
et posément à sa demande d’un débat
public par un dicton : «
L'aigle n’attrape pas
les mouches », puis il a
poursuivi sereinement son exposé.
Ce fut là une preuve insurpassable
d’agilité mentale et de contrôle de soi.
Une autre femme, d’origine
incontestablement modeste,
s’étonna en des phrases émues et
profondes de ce qu’elle venait de voir,
ce qui déclencha les applaudissements de
l’immense majorité de l’auditoire,
autrement dit de tous les amis du
président et, semble-t-il, de nombre de
ses adversaires.
Chávez a rendu compte de la gestion de
son gouvernement pendant plus de neuf
heures d’affilée, sans que l’intérêt
faiblisse une seconde, et son rapport a
été suivi, peut-être à cause de cet
incident, par un nombre incalculable de
personnes. Moi qui ai abordé bien
souvent des problèmes difficiles dans de
longs discours, en m’efforçant toujours
au maximum de bien faire comprendre mes
idées, j’ai du mal à m’expliquer comment
ce militaire d’origine modeste, mais à
l’esprit agile et au talent sans pareil,
a été capable d’un tel déploiement
d’éloquence sans perdre la voix ni ses
forces.
La politique est pour moi le combat
prolongé et résolu des idées. La
publicité est le lot des publicitaires
qui connaissent sans doute les
techniques requises pour que les
auditeurs, les spectateurs et les
lecteurs fassent ce qu’on leur dit. Si
cette science ou cet art ou comme on
veut l’appeler servait au bien de
l’humanité, elle mériterait du respect,
celui-là même que méritent ceux qui
apprennent aux autres l’habitude de
penser.
Un grand combat se livre aujourd’hui au
Venezuela. Les ennemis intérieurs et
extérieurs de la révolution préfèrent le
chaos, comme l’affirme Chávez, plutôt
que le développement juste, ordonné et
pacifique du pays. Quiconque a pris
l’habitude d’analyser les faits survenus
durant plus d’un demi-siècle et
d’observer avec toujours plus de preuves
l’histoire hasardeuse de notre époque et
le comportement humain finit presque
toujours par arriver à prédire le cours
des événements.
Promouvoir une révolution profonde
n’était pas chose aisée au Venezuela, un
pays à l’histoire glorieuse mais
immensément riche en ressources qui sont
d’une importance vitale pour les
puissances impérialistes qui ont tracé
et tracent encore les destinées du
monde.
Des dirigeants politiques dans le style
de Rómulo Betancourt et de Carlos Andrés
Pérez étaient dépourvus des moindres
qualités personnelles pour ce faire. De
plus, le premier était excessivement
vaniteux et hypocrite. Il avait
largement eu l’occasion de connaître la
réalité vénézuélienne. Il avait été
membre du Bureau politique du parti
communiste costaricien dans sa jeunesse.
Il connaissait bien l’histoire de
l’Amérique latine et le rôle de
l’impérialisme, les taux de pauvreté et
le pillage impitoyable des ressources
naturelles du continent. Il ne pouvait
ignorer que, même si le Venezuela était
immensément riche, la grande majorité de
sa population vivait dans la pauvreté
extrême. Les archives de toutes sortes
le prouvent d’une manière irréfutable.
Comme l’a dit Chávez si souvent, le
Venezuela a été pendant plus d’un
demi-siècle le plus gros exportateur de
pétrole au monde ; des bâtiments de
guerre européens et yankees intervinrent
au début du XXe siècle pour
appuyer un gouvernement illégal et
tyrannique qui avait bradé le pays aux
monopoles étrangers. On sait bien que
des sommes énormes sortaient du pays
pour grossir le patrimoine des monopoles
étrangers et de l’oligarchie
vénézuélienne.
Quand je me suis rendu pour la première
fois au Venezuela après la victoire de
la Révolution
pour le remercier de sa sympathie et de
son appui à notre lutte, le baril de
pétrole valait à peine deux dollars.
Quand j’y suis allé assister à
l’investiture de Chávez – le jour où il
a prêté serment sur la « Constitution
moribonde » que soutenait Calderas – le
baril en valait sept, même si quarante
ans s’étaient écoulés depuis et trente
ans depuis que le « bienfaiteur »
Richard Nixon avait décrété la fin de
l’étalon-or face au dollar et que les
États-Unis avaient commencé à acheter le
monde à coups de papier-monnaie. Pendant
un siècle, le Venezuela fournit du
pétrole bon marché à l’économie de
l’Empire et fut un exportateur net de
capitaux vers les pays développés et
riches.
Pourquoi ces réalités répugnantes
prédominèrent-elles pendant plus d’un
siècle ?
Les officiers des forces armées
latino-américains disposaient aux
États-Unis d’écoles privilégiées où les
champions olympiques de la démocratie
leur enseignaient dans des cours
spéciaux à préserver l’ordre
impérialiste et bourgeois. Les coups
d’État étaient les bienvenus pourvu
qu’ils servent à « défendre les
démocraties », à préserver et à garantir
cet ordre si sordide, en alliance avec
les oligarchies ; peu importait que les
électeurs sachent lire et écrire ou non,
aient un logement ou non, un emploi, des
services médicaux et des écoles à
condition que le droit de propriété
sacro-saint soit garanti. Chávez
explique ces réalités d’une manière
magistrale. Nul ne connaît mieux que lui
ce qu’il se passait dans nos pays.
Pis encore, la sophistication de
l’armement moderne,
la complexité de son exploitation
et de son maniement qui exige des années
d’apprentissage, la formation de
spécialistes hautement qualifiés, ses
coûts quasiment inaccessibles pour les
économies faibles du sous-continent,
tout ceci créait un mécanisme de
subordination et de dépendance
supplémentaire.
La Maison-Blanche,
sans même consulter les gouvernements,
traçait des normes et déterminait des
politiques à l’adresse des militaires à
travers différents mécanismes. Les
techniques de torture les plus
perfectionnées étaient transmises aux
organes de sécurité pour qu’ils sachent
interroger ceux qui se rebellaient
contre ce système de famine et
d’exploitation immonde et répugnant.
Néanmoins, maints officiers honnêtes,
écœurés de tant d’impudeur, tentèrent
vaillamment de mettre fin à cette
trahison ignominieuse de l’histoire de
nos lutte d’indépendance.
En Argentine, Juan Domingo Perón,
officier de l’armée, fut capable de
concevoir une politique indépendante et
de racines ouvrières. Renversé par un
putsch militaire sanglant, il fut
expulsé du pays et dut vivre en exil de
1955 à 1973. Quelques années après, sous
l’égide des Yankees, les militaires
assaillirent de nouveau le pouvoir,
assassinèrent, torturèrent et firent
disparaître des milliers d’Argentins, et
ne furent même pas capables de
défendre le pays lors de la
guerre coloniale que l’Angleterre mena
avec l’appui complice des États-Unis et
d’un nervi, Augusto Pinochet, et de sa
cohorte d’officiers fascistes formés à
l’École des Amériques.
Le colonel Francisco Caamaño Deñó à
Saint-Domingue, le général Velazco
Alvarado au Pérou, le général Omar
Torrijos au Panama, et d’autres
capitaines et officiers dans d’autres
pays qui sacrifièrent leur vies d’une
manière anonyme constituèrent
l’antithèse de la traîtrise personnifiée
par Somoza, Trujillo, Stroessner, et par
les dictateurs sanguinaires d’Uruguay,
d’El Salvador et d’autres pays
d’Amérique centrale et d’Amérique du
Sud. Les militaires révolutionnaires ne
formulaient pas des vues peaufinées dans
tous les détails, et nul n’aurait eu le
droit de l’exiger d’eux : ce n’étaient
pas des académiciens versés en
politique, mais des hommes ayant le sens
de l’honneur et aimant leur pays.
Et pourtant, l’on a vu jusqu’où des
hommes honnêtes, refusant l’injustice et
le crime, sont capables d’aller sur les
chemins de la révolution.
Le Venezuela constitue un brillant
exemple du rôle théorique et pratique
que les militaires révolutionnaires
peuvent jouer dans la lutte pour
l’indépendance de nos peuples, comme ils
le firent voilà deux siècles sous la
direction géniale de Simón Bolívar.
Chávez, un militaire d’origine modeste,
fait irruption dans la vie politique
vénézuélienne en puisant dans les idées
du libérateur de l’Amérique. Martí
écrivit au sujet de Bolivar, cette
source d’inspiration intarissable : «
Il gagna des batailles sublimes, avec
des soldats nu pieds et en haillons […]
jamais on ne se battit tant ni mieux
dans le monde pour la liberté... […] …de
Bolívar, on ne peut parler qu’avec une
montagne pour tribune […] ou une poignée
de peuples libres au poing… […] ce qu’il
n’a pas fait lui-même n’est toujours pas
fait à ce jour, parce que Bolívar a
encore à faire en Amérique. »
Plus d’un demi-siècle plus tard, le
grand poète Pablo Neruda écrivit un
poème que Chávez répète souvent, et dont
la dernière strophe affirme :
Je connus Bolívar par une longue
matinée,
À Madrid, à la bouche du 5e
régiment,
Père, lui dis-je, es-tu ou n’es-tu pas,
et qui es-tu ?
Et regardant la caserne de
la Montagne,
il dit :
« Je m’éveille tous les cent ans, quand
le peuple s’éveille. »
Mais le dirigeant bolivarien ne se borne
à des formulations théoriques. Il prend
sans attendre des mesures concrètes. Les
pays anglophones des Caraïbes, auxquels
les navires de croisière modernes et
luxueux des États-Unis disputaient le
droit d’accueillir des touristes dans
leurs hôtels, leurs restaurants et leurs
centres de loisirs qui, bien que souvent
de propriété étrangère, engendraient du
moins des emplois, sauront toujours gré
au Venezuela de leur livrer du pétrole
assorti de facilités de paiement
spéciales alors que le baril dépassait
parfois les cent dollars.
Le petit Nicaragua, patrie de Sandino,
ce « général d’hommes libres », où
l’Agence centrale de renseignement
organisa par Luis Posada Carriles
interposé, après avoir libéré celui-ci
de prison au Venezuela, des échanges
d’armes contre des drogues dans le cadre
d’une guerre qui coûta des milliers de
victimes et d’invalides à ce peuple
héroïque, a aussi bénéficié de l’appui
solidaire du Venezuela. Ce sont là des
exemples sans précédent sur notre
continent.
Le Traité de libre-échange, cet accord
ruineux que les Yankees prétendent
imposer à l’Amérique latine, comme ils
l’ont fait pour le Mexique, feraient des
pays latino-américains et caribéens non
seulement la région du monde où la
richesse est la plus mal distribuée, ce
qu’elle est déjà, mais encore en un
marché gigantesque où jusqu’au maïs et
aux autres cultures qui sont des sources
traditionnelles de protéines végétales
et animales seraient écartés au profit
des cultures subventionnées des
États-Unis, comme cela se passe d’ores
et déjà en territoire mexicain.
Les voitures d’occasion et d’autres
biens remplacent ceux de l’industrie
mexicaine ; villes et campagnes y
perdent leurs capacités de générer des
emplois ; les ventes d’armes et de
drogues y augmentent ; toujours plus
d’adolescents d’à peine quatorze ou
quinze ans sont convertis en de
redoutables délinquants. On n’avait
jamais encore vu à ce jour que des cars
ou d’autres véhicules remplis de
personnes qui, en quête d’emplois, ont
acheté un billet pour être transportées
de l’autre côté de la frontière soient
détournés et leurs passagers abattus
sans pitié. Des chiffres semblables
augmentent d’année en année. Plus de dix
mille personnes y perdent la vie chaque
année.
On ne saurait analyser
la Révolution
bolivarienne sans tenir compte de ces
réalités.
En de telles circonstances sociales, les
forces armées sont contraintes de livrer
des guerres interminables et
dévastatrices.
Le Honduras n’est pas un pays
industrialisé, financier ou commercial,
même pas un gros producteur de drogues,
et pourtant certaines de ses villes
battent des records de morts violentes à
cause des drogues. En revanche, une
importante base des forces stratégiques
du Commandement Sur des États-Unis y
arbore son étendard. Tel est le panorama
dantesque dans plus d’un pays
latino-américain. Mais certains
commencent à s’en sortir. En premier
lieu, le Venezuela, mais non seulement
parce qu’il possède d’abondantes
ressources naturelles, mais aussi parce
qu’il les arrachées à la cupidité
insatiable des transnationales
étrangères et a libéré des forces
politiques et sociales considérables
capables de remporter de grandes
conquêtes. Le Venezuela d’aujourd’hui
est très différent du pays que j’ai
connu voilà douze ans à peine, et
j’avais déjà été impressionné
profondément de le voir renaître, tel le
phénix, de ses cendres historiques.
Les États-Unis et
la CIA,
faisant allusion au mystérieux
ordinateur de Raúl Reyes, qui est entre
leurs mains après qu’ils eurent organisé
et déclenché en plein territoire
équatorien une attaque au cours de
laquelle le remplaçant de Marulanda et
plusieurs jeunes latino-américains
désarmés ont été assassinés, ont lancé
la version que Chávez appuyait «
l’organisation narcoterroriste des FARC
». Or, les vrais terroristes et
trafiquants de drogues en Colombie,
c’étaient les paramilitaires qui
fournissaient aux trafiquants étasuniens
les drogues vendues sur le plus gros
marché de stupéfiants au monde, les
États-Unis.
Je n’ai jamais parlé à Marulanda ;
seulement avec des écrivains et des
intellectuels qui le connaissaient bien.
J’ai analysé ses idées et son histoire.
Je n’hésite pas à affirmer que c’était
quelqu’un de courageux et de
révolutionnaire. J’ai expliqué que je ne
partageais pas ses conceptions
tactiques. À mon avis, il aurait suffi
de deux ou trois mille hommes pour
vaincre en Colombie une armée de métier
classique. Son erreur était de concevoir
une armée révolutionnaire possédant
presque autant de soldats que
l’adversaire. C’était là extrêmement
coûteux
et virtuellement impossible à
gérer.
La technologie a changé aujourd’hui bien
des aspects de la guerre ; les formes de
lutte changent aussi. De fait, un
affrontement de forces conventionnelles
entre des puissances nucléaires est
devenu impossible. Il n’est pas besoin
des connaissances d’Albert Einstein, de
Stephen Hawking et de milliers d’autres
scientifiques pour le comprendre. C’est
un danger latent, dont on connaît
l’issue, ou du moins qu’on devait
connaître. Il pourrait s’écouler des
millions d’années avant que d’autres
êtres pensants repeuplent la planète.
Je soutiens malgré tout que lutter est
un devoir
inné en l’homme, qu’il doit
chercher des solutions qui lui
permettent de vivre plus rationnellement
et plus dignement.
Dès que j’ai fait la connaissance de
Chávez, je l’ai toujours vu s’intéresser
à la paix en Colombie. Une fois à la
présidence, dans les dernières années du
gouvernement Pastrana, il a facilité des
réunions entre celui-ci et les
révolutionnaires colombiens à Cuba,
mais, qu’on le comprenne bien, en vue
d’un accord de paix véritable, non d’une
reddition.
Je ne me rappelle pas avoir écouté
Chávez promouvoir en Colombie autre
chose que la paix, ni même mentionner
Raúl Reyes. Nous avons toujours abordé
d’autres questions. Il apprécie
grandement les Colombiens dont des
millions vivent au Venezuela et
bénéficient tous des mesures sociales
adoptées par
la Révolution,
et le peuple colombien l’apprécie
presque autant que le peuple
vénézuélien.
Je tiens à exprime ma solidarité et mon
estime envers le général Henry Rangel
Silva, chef du commandement stratégique
opérationnel des forces armées, qui
vient d’être nommé ministre de
la Défense
de
la République
bolivarienne. J’ai eu l’honneur de le
connaître quand voilà maintenant
plusieurs mois, il a rendu visite à
Chávez dans notre pays. J’ai vu en lui
quelqu’un d’intelligent et de décent, à
la fois capable et modeste. J’ai écouté
son discours serein, courageux et clair,
qui inspire confiance.
Il a dirigé l’organisation du défilé le
plus parfait que j’ai vu de la part de
forces armées latino-américaines, et
j’espère qu’il servira d’encouragement
et d’exemple aux autres armées sœurs.
Les Yankees, qui n’ont rien eu à voir
avec ce défilé, seraient incapables de
faire mieux.
Il est extrêmement injuste de critiquer
Chávez pour avoir investi des ressources
dans les armes excellentes qui y ont été
montrées. Je suis sûr qu’elles ne seront
jamais utilisées pour agresser un pays
frère. Les armes, les ressources et les
connaissances devront marcher à
l’unisson sur les voies de l’unité pour
former en Amérique, comme le rêvait le
libertador, « la plus grande nation
du monde, moins par son étendue et sa
richesse, que par sa liberté et sa
gloire ».
Tout nous unit plus que l’Europe ou les
États-Unis, sauf le manque
d’indépendance qu’on nous a
imposé pendant deux cents ans.
Fidel Castro Ruz
Le 25 janvier 2012
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