Selon l’islam, le Coran est le point
terminal de la Révélation pour cette humanité. Il se présente de
fait comme la récapitulation et la synthèse des messages
antérieurs, et maints récits bibliques y sont relatés de façon
condensée et allusive. Le caractère sibyllin du « Livre », on va
s’en rendre compte, apparaît nettement dans l’épisode du
sacrifice d’Abraham.
Cet épisode, évoqué dans la sourate 37, ressort
au thème coranique de l’épreuve (balâ’), qui agit comme
une véritable pédagogie spirituelle à l’adresse des croyants et
à fortiori des prophètes : l’élection et l’investiture ont pour
passage obligé la purification. Abraham (Ibrâhîm en arabe) a été
choisi comme « ami intime de Dieu » (khalîl Allâh) parce
qu’il a subi avec succès maintes épreuves1. L’une des
plus intenses fut sans doute ce songe au cours duquel le
patriarche se vit en train d’immoler son fils :
- « Ô mon fils, je vois en rêve que je
t’égorge. Qu’en penses-tu ? »
- « Père, répondit le fils, fais ce qui t’est
ordonné. Tu me trouveras, si Dieu veut, parmi ceux qui
supportent [l’épreuve] » (Cor. 37 : 102).
Tous les traducteurs rendent ce passage au temps
passé (« Ô mon fils, j’ai vu en rêve que... »), mais il importe
de restituer le présent employé dans le texte arabe, car
celui-ci a pour fonction de susciter l’instantanéité de la
vision d’Abraham. Si l’on nous permet l’image, celui-ci vit
la vision en direct, non en différé.
Les commentateurs insistent sur la dimension
onirique de la scène - absente du récit biblique -, et Ibn ‘Arabî,
le grand maître du soufisme souligne que c’est en fait un bélier
qui est apparu à Abraham durant son sommeil, mais sous les
traits de son fils. Cependant, Abraham n’a pas interprété,
« transposé » dit l’arabe, cette vision car, selon l’avis des
commentateurs, le songe ou la vision des prophètes relève de la
révélation (wahy), et est perçu par eux comme une réalité
immédiate. En effet :
- « Lorsqu’ils se furent tous deux abandonnés à
la volonté divine (aslamâ) et qu’Abraham eut couché son
fils le front contre terre, Nous l’appelâmes : " Ô Abraham,
tu as ajouté foi à la vision ! " C’est ainsi que nous
rétribuons les êtres doués d’excellence (103-105) ». En réalité,
la vision qu’a reçue Abraham ne lui intimait pas d’immoler
matériellement son fils, mais de le consacrer à Dieu. Nous
rejoignons ici la tradition judaïque2.
- « Voici certes l’épreuve évidente » (106) :
épreuve suprême de soumission à Dieu que de se croire contraint
d’égorger son fils ! Selon certains soufis, l’épreuve consistait
à donner son vrai sens à la vision. Ils font remarquer que
l’enfant est le symbole de l’âme. C’est donc son "moi" que Dieu
demande à Abraham d’immoler, cette âme prophétique élevée,
certes, mais encore capable d’amour pour un autre que Dieu.
Or, afin d’être investi pleinement de l’intimité
divine, Abraham doit vider son coeur de tout attachement aux
créatures. D’ailleurs, l’épisode du sacrifice suit immédiatement
un passage où l’on voit Abraham détruire les idoles adorées par
son peuple (84-98). Dans son cas, la réalisation ultime de
l’Unicité (tawhîd) supposait la destruction de tout
penchant naturel, de tout résidu égotique, forme subtile
d’idolâtrie.
- « Nous le rachetâmes par un sacrifice
solennel » (107), car l’enjeu est immense. Un bélier venant,
selon la tradition, du paradis, et conduit sur terre par l’ange
Gabriel pour le sacrifice, se substitue au fils : grâce à ce
transfert, Dieu rachète à Abraham toute sa descendance,
prophétique et autre, afin de mieux la préserver et la bénir.
Ainsi, « Nous perpétuâmes [le souvenir d’Abraham] parmi les
générations postérieures (108). Paix sur Abraham ! » (109) :
après la soumission (islâm) vient la paix (salâm).
L’animal, être pur parce qu’il connaît par intuition directe son
Créateur, à l’instar des règnes minéral et végétal (Ibn ‘Arabî),
peut en effet prendre la place d’un humain pur, prophète et fils
de prophète. Par son sacrifice consenti, il permet aux « fils
d’Adam » - et pas seulement d’Abraham - de régénérer leurs
énergies vitale et spirituelle.
En aucun endroit de ce récit, le Coran ne
mentionne si le fils offert en oblation est Ismaël, père des
Arabes, fils de la servante Agar jalousée par Sara, ou Isaac,
son frère cadet, père des Juifs. Cette imprécision a partagé les
auteurs musulmans, chacun tirant argument de façon opposée des
mêmes passages coraniques en faveur d’Isaac ou d’Ismaël. Dans
une perspective islamique, il était tentant d’identifier la
victime du sacrifice à Ismaël.
En effet, celui-ci a aidé Abraham à bâtir la
Kaaba de La Mecque (Cor. 2 : 125-127), et certains rites actuels
du Pèlerinage (Hajj), tels que la lapidation de Satan,
trouvent leur fondement dans le sacrifice qui aurait eu lieu à
Mina, un des sites du Hajj. Pourtant, la plupart des
commentateurs ne cèdent pas à cette tentation, et étalent au
grand jour les divergences d’opinion. Voici un bel exemple du
pluralisme régnant au sein de la pensée musulmane médiévale.
Il n’empêche que la commémoration du sacrifice
d’Abraham, actualisée chaque année par le sacrifice d’animaux,
est devenue la « grande fête » (al-‘îd al-kabîr) des
musulmans, célébrée le 10 de Dhû l-Hijja, mois du
Pèlerinage. Le Hajj, ceux qui l’ont accompli le savent
bien, est une épreuve : répétition du Jugement dernier, il est
mort à ce monde et résurrection. À l’instar de la bête, le
pèlerin est l’offrande sacrificielle dont le parcours rituel
permet à la communauté musulmane, et au-delà à l’humanité, de se
régénérer. Si le sacrifice animal garde aujourd’hui toute sa
pertinence, et si le partage et le don de la viande perpétuent
« l’hospitalité sacrée » d’Abraham, il importe de ne pas perdre
de vue le sens premier du sacrifice : la purification
intérieure.
Pour qui connaît le Coran, l’ambiguïté du
discours divin à propos d’Isaac et d’Ismaël est délibérée. Elle
rappelle celle qui plane sur le récit coranique de la
crucifixion ou la non-crucifixion du Christ3, lequel,
selon les chrétiens, s’est sacrifié sur la croix pour le rachat
de l’humanité. Enfin, le silence coranique sur l’identité du
fils sacrifié - ou sanctifié -, au regard du contexte actuel,
peut être perçu comme une source tantôt de rivalité et
d’inimitié, tantôt de proximité voire d’intimité entre juifs et
musulmans. Ne serait-ce pas dans le dépassement de l’ego, vrai
sens du sacrifice abrahamique, que les uns et les autres
parviendront à restaurer une harmonie séculaire mise à mal par
des développements politiques récents ?