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Extension du domaine de la manipulation
Que se passe-t-il en
Syrie ?
Domenico Losurdo

Obsèques de 15 policiers à
l’hôpital militaire Tishreen de Damas, le 27 avril 2011.
En un mois, plusieurs centaines de Syriens, civils et
militaires, ont été assassinés par des groupes de francs-tireurs
financés par le clan saoudien des Saidiris et encadrés par la
CIA
Mercredi 27 avril 2011
Alors que des centaines de Syriens, civils et militaires,
viennent de tomber sous les coups de snipers financés par les
saidiris et encadrés par la CIA, les médias occidentaux accusent
le gouvernement de Bachar el-Assad de tirer sur sa population et
sur ses propres forces de l’ordre. Cette campagne de
désinformation vise à justifier une possible intervention
militaire occidentale. Le philosophe Domenico Losurdo rappelle
que la méthode n’est pas nouvelle. Simplement, les nouveaux
moyens de communication l’ont rendue plus sophistiquée.
Désormais, le mensonge n’est pas seulement véhiculé par la
presse écrite et audiovisuelle, il passe aussi par Facebook et
YouTube.
Depuis quelques jours, des groupes mystérieux tirent sur les
manifestants et, surtout, sur les participants aux funérailles
qui ont suivi les événements sanglants. De qui sont composés ces
groupes ? Les autorités syriennes soutiennent qu’il s’agit de
provocateurs, essentiellement liés aux services secrets
étrangers. En Occident, par contre, même à gauche on avalise
sans aucun doute la thèse proclamée en premier lieu par la
Maison-Blanche : ceux qui tirent sont toujours et seulement des
agents syriens en civil. Obama est-il la bouche de la vérité ?
L’agence syrienne Sana rapporte la découverte de « bouteilles
de plastique pleines de sang » utilisé pour produire « des
vidéos amateurs contrefaites » de morts et blessés chez les
manifestants. Comment lire cette information, que je reprends de
l’article de L. Trombetta dans La Stampa du 24 avril ?
Peut-être les pages qui suivent, tirées d’un essai qui sera
bientôt publié, contribueront-elles à jeter quelque lumière
là-dessus. Si quelqu’un se trouvait étonné voire incrédule à la
lecture du contenu de mon texte, qu’il n’oublie pas que les
sources que j’y utilise sont presque exclusivement « bourgeoises »
(occidentales et pro-occidentales). (Voir aussi addenda en fin
de texte, NdT).
« Amour et vérité »
Ces derniers temps, par les interventions surtout de la
secrétaire d’État Hillary Clinton, l’administration Obama ne
rate pas une occasion de célébrer Internet, Facebook, Twitter
comme instruments de diffusion de la vérité et de promotion,
indirectement, de la paix. Des sommes considérables ont été
attribuées par Washington pour potentialiser ces instruments et
les rendre invulnérables aux censures et attaques des « tyrans
». En réalité, pour les nouveaux media comme pour les plus
traditionnels, la même règle est de mise : ils peuvent aussi
être des instruments de manipulation et d’attisement de la haine
et même de la guerre. La radio a été savamment utilisée en ce
sens par Goebbels et par le régime nazi.
Pendant la Guerre froide, plus encore qu’un instrument de
propagande, les transmissions radio ont constitué une arme pour
les deux parties engagées dans le conflit : la construction d’un
efficient « Psychological Warfare Workshop » est un des
premiers devoirs assignés à la CIA . Le recours à la
manipulation joue un rôle essentiel aussi à la fin de la Guerre
froide ; entre-temps, à côté de la radio, est intervenue la
télévision. Le 17 novembre 1989, la « révolution de velours »
triomphe à Prague, avec un mot d’ordre qui se voulait gandhien :
« Amour et Vérité ». En réalité un rôle décisif est joué
par la diffusion de la fausse nouvelle selon laquelle un
étudiant avait été « brutalement tué » par la police.
C’est ce que révèle, satisfait, à vingt ans de distance, « un
journaliste et leader de la dissidence, Jan Urban »
protagoniste de la manipulation : son « mensonge » avait
eu le mérite de susciter l’indignation de masse et
l’effondrement d’un régime déjà périclitant.
À la fin de 1989, bien que fortement discrédité, Nicolae
Ceausescu est encore au pouvoir en Roumaine. Comment le
renverser ? Les mass media occidentaux diffusent massivement
dans la population roumaine les informations et les images du « génocide »
perpétré à Timisoara par la police de Ceausescu. Qu’était-il
arrivé en réalité ? Laissons la parole à un prestigieux
philosophe (Giorgio Agamben), qui ne fait pas toujours preuve de
vigilance critique à l’égard de l’idéologie dominante mais qui a
synthétisé ici de façon magistrale l’affaire dont nous
traitons :
« Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, des
cadavres à peine enterrés ou alignés sur les tables des morgues
ont été déterrés en hâte et torturés pour simuler devant les
caméras le génocide qui devait légitimer le nouveau régime. Ce
que le monde entier avait sous les yeux en direct comme vérité
sur les écrans de télévision, était l’absolue non-vérité ; et
bien que la falsification fût parfois évidente, elle était de
toutes façons authentifiée comme vraie par le système mondial
des media, pour qu’il fût clair que le vrai n’était désormais
qu’un moment du mouvement nécessaire du faux » .
Dix ans après, la technique décrite ci-dessus est de nouveau
mise en acte, avec un succès renouvelé. Une campagne martèle
l’horreur dont s’est rendu responsable le pays (la Yougoslavie)
dont le démembrement a déjà été programmé et contre lequel on
est déjà en train de préparer la guerre humanitaire :
« Le massacre de Racak est atroce, avec des mutilations et
des têtes coupées. C’est une scène idéale pour susciter
l’indignation de l’opinion publique internationale. Quelque
chose semble étrange dans la tuerie. Les Serbes tuent d’habitude
sans procéder à des mutilations […] Comme la guerre de Bosnie le
montre, les dénonciations d’atrocités sur les corps, signes de
tortures, décapitations, sont une arme de propagande diffuse […]
Peut-être n’est-ce pas les Serbes mais les guérilleros albanais
qui ont mutilé les corps » .
Si ce n’est qu’à ce moment-là, les guérilleros de l’UCK ne
pouvaient pas être suspectés d’une telle infamie : c’étaient des
freedom fighters, des combattants de la liberté.
Aujourd’hui, au Conseil d’Europe, le leader de l’UCK et père de
la patrie au Kosovo, Hashim Thaci, « est accusé de diriger un
clan politico-criminel né à la veille de la guerre » et
impliqué dans le trafic non seulement d’héroïne mais aussi
d’organes humains. Voici ce qui arrivait sous sa direction au
cours de la guerre : « Une ferme à Rripe, en Albanie
centrale, transformée par les hommes de l’UCK en salle
d’opération, avec comme patients des prisonniers de guerre
serbes : un coup dans la nuque, avant d’explanter leurs reins,
avec la complicité de médecins étrangers » (on présume
occidentaux) . Et vient ainsi au jour la réalité de la « guerre
humanitaire » de 1999 contre la Yougoslavie ; mais pendant
ce temps son démembrement a été porté à terme et au Kosovo
s’installe et veille une énorme base militaire étasunienne.
Faisons un autre saut en arrière de plusieurs années. Une
revue française de géopolitique (Hérodote) a mis en
relief le rôle essentiel joué, au cours de la « révolution
des roses » qui a lieu en Géorgie à la fin de 2003, par les
réseaux télévisés qui sont aux mains de l’opposition géorgienne
et par les réseaux occidentaux : ils transmettent sans
discontinuer l’image (qui s’est révélée ensuite fausse) de la
villa qui serait la preuve de la corruption d’Edouard
Chevardnadze, le dirigeant qu’il s’agit de renverser. Après la
proclamation des résultats électoraux qui signent la victoire de
Chevardnadze et qui sont déclarés frauduleux par l’opposition,
celle-ci décide d’organiser une marche sur Tbilissi, qui devrait
sceller « l’arrivée symbolique, et pacifique même, dans la
capitale, de tout un pays en colère ». Bien que convoquées
de tous les coins du pays à grands renforts de moyens
propagandistes et financiers, ce jour-là affluent pour la marche
entre 5 000 et 10 000 personnes : « ce n’est rien pour la
Géorgie » ! Et pourtant grâce à une mise en scène
sophistiquée et de grande professionnalité, la chaîne de télé la
plus diffusée du pays arrive à communiquer un message totalement
différent : « L’image est là, puissante, celle d’un peuple
entier qui suit son futur président ». Désormais les
autorités politiques sont délégitimées, le pays est désorienté
et abasourdi et l’opposition plus arrogante et agressive que
jamais, d’autant plus que les médias internationaux et les
chancelleries occidentales l’encouragent et la protègent . Le
coup d’État est mûr, il va porter au pouvoir Mikhaïl
Saakashvili, qui a fait ses études aux USA, parle un anglais
parfait et est en mesure de comprendre rapidement les ordres de
ses supérieurs.
Internet comme instrument de liberté
Venons-en maintenant aux nouveaux media, particulièrement
chers à Madame Clinton et à l’administration Obama. Pendant
l’été 2009 on pouvait lire dans un quotidien italien réputé :
« Depuis quelques jours, sur Twitter, circule une image de
provenance incertaine […] Devant nous, un photogramme d’une
valeur profondément symbolique : une page de notre présent.
Une femme avec le voile noir, qui porte un t-shirt vert sur des
jeans : extrême Orient et extrême Occident ensemble. Elle est
seule, à pieds. Elle a le bras droit levé et le poing fermé.
Face à elle, imposant, la gueule d’un SUV, du toit duquel
émerge, hiératique, Mahmoud Ahmadinejad. Derrière, les garde du
corps.
Le jeu des gestes touche : de provocation désespérée, celui de
la femme ; mystique, celui du président iranien ».
Il s’agit d’ « un photomontage », qui certes semble
« vraisemblable », pour arriver plus efficacement à
« conditionner des idées, des croyances » . D’autre part, les
manipulations abondent. À la fin du mois de juin 2009, les
nouveaux media en Iran et tous les moyens d’information
occidentaux diffusent l’image d’une belle fille touchée par une
balle : « Elle commence à saigner, elle perd conscience. Dans
les secondes qui suivent ou peu après, elle est morte. Personne
ne peut dire si elle a été prise dans le feu croisé ou si elle a
été touchée de façon ciblée ». Mais la recherche de la
vérité est la dernière chose à laquelle on pense : ce serait de
toutes façons une perte de temps et ça pourrait même se révéler
contre-productif. L’essentiel est ailleurs : « à présent la
révolution a un nom : Neda ». On peut alors diffuser le
message désiré : « Neda innocente contre Ahmadinejad »,
ou bien : « une jeunesse courageuse contre un régime vil
». Et le message s’avère irrésistible : « Il est impossible
de regarder sur Internet de façon froide et objective la vidéo
de Neda Soltani, la brève séquence où le père de la jeune femme
et un médecin essaient de sauver la vie de le jeune iranienne de
vingt-six ans » . Comme pour le photomontage, dans le cas
aussi de l’image de Neda, nous sommes en présence d’une
manipulation sophistiquée, attentivement étudiée et calibrée
dans tous ses détails (graphiques, politiques et psychologiques)
dans le but de discréditer et de rendre la plus odieuse possible
la direction iranienne. (Voir addenda en fin de texte, NdT).
Et nous arrivons ainsi au « cas libyen ». Une revue
italienne de géopolitique a parlé à ce propos d’ « utilisation
stratégique du faux », comme le confirme en premier lieu la
« déconcertante affaire des fausses fosses communes » (et
d’autres détails sur lesquels j’ai attiré l’attention). La
technique est celle dont on se félicite et qu’on utilise depuis
des décennies, mais qui à présent, avec l’avènement des nouveaux
media, acquiert une efficience terrible : « La lutte est
d’abord représentée comme un duel entre le puissant et le faible
sans défense, et rapidement transfigurée ensuite en une
opposition frontale entre le Bien et le Mal absolus ». Dans
ces circonstances, loin d’être un instrument de liberté, les
nouveaux media produisent le résultat opposé. Nous sommes en
présence d’une technique de manipulation, qui « restreint
fortement la liberté de choix des spectateurs » ; « les
espaces pour une analyse rationnelle sont comprimés au maximum,
en particulier en exploitant l’effet émotif de la succession
rapide des images » .
Et ainsi, on retrouve pour les nouveaux media la règle déjà
constatée pour la radio et la télévision : les instruments, ou
potentiels instruments, de liberté et d’émancipation
(intellectuelle et politique) peuvent se renverser et souvent se
renversent aujourd’hui en leur contraire. Il n’est pas difficile
de prévoir que la représentation manichéenne du conflit en Libye
ne résistera pas longtemps ; mais Obama et ses alliés espèrent
dans l’intervalle atteindre leurs objectifs, qui ne sont pas
vraiment humanitaires, même si la novlangue s’obstine à les
définir comme tels.
Spontanéité d’Internet
Mais revenons au photomontage qui montre une dissidente
iranienne défier le président de son pays. L’auteur de l’article
que je cite ne s’interroge pas sur les artisans d’une
manifestation si sophistiquée. Je vais essayer de remédier à
cette lacune. A la fin des années 90 déjà, on pouvait lire dans
l’International Herald Tribune : « Les nouvelles
technologies ont changé la politique internationale » ; ceux
qui étaient en mesure de les contrôler voyaient augmenter
démesurément leur pouvoir et leur capacité de déstabilisation
des pays plus faibles et technologiquement moins avancés .
Nous sommes là en présence d’un nouveau chapitre de guerre
psychologique. Dans ce domaine aussi les USA sont décisivement à
l’avant-garde, ayant à leur actif des décennies de recherche et
d’expérimentations. Il y a quelques années Rebecca Lemov,
anthropologue de l’université de l’État de Washington, a publié
un livre qui « illustre les tentatives inhumaines de la CIA
et de certains parmi les plus grands psychiatres de "détruire et
reconstruire" la psyché des patients dans les années 50 » .
Nous pouvons alors comprendre un épisode qui s’est déroulé dans
cette même période. Le 16 août 1951, des phénomènes étranges et
inquiétants vinrent troubler Pont-Saint-Esprit, « un village
tranquille et pittoresque » situé « dans le Sud-est de la
France ». Oui, « le pays fut secoué par un mystérieux
vent de folie collective. Cinq personnes au moins moururent, des
dizaines finirent à l’asile, des centaines donnèrent des signes
de délire et d’hallucinations […] Beaucoup finirent à l’hôpital
avec la camisole de force ». Le mystère, qui a longtemps
entouré ce coup de « folie collective », est maintenant
dissipé : il s’agît d’une « expérimentation menée par la CIA,
avec la Special Operation Division (SOD), l’unité secrète de
l’Armée USA de Fort Detrick, au Maryland » ; les agents de
la CIA « contaminèrent au LSD les baguettes vendues dans les
boulangeries du pays », causant les résultats que nous avons
vus ci-dessus . Nous sommes aux débuts de la Guerre froide :
bien sûr les États-Unis étaient des alliés de la France, mais
c’est justement pour ça que celle-ci se prêtait facilement aux
expérimentations de guerre psychologique qui avaient certes
comme objectif le « camp socialiste » (et la révolution
anticoloniale) mais pouvaient difficilement être effectuées dans
les pays situés au-delà du rideau de fer.
Posons-nous alors une question : l’excitation et l’attisement
des masses ne peuvent-ils être produits que par voie
pharmacologique ? Avec l’avènement et la généralisation
d’Internet, Facebook, Twitter, une nouvelle arme a émergé,
susceptible de modifier profondément les rapports de force sur
le plan international. Ceci n’est plus un secret, pour personne.
De nos jours, aux USA, un roi de la satire télévisée comme Jon
Stewart s’exclame : « Mais pourquoi envoyons-nous des armées
s’il est aussi facile d’abattre les dictatures via Internet que
d’acheter une paire de chaussures ? » . À son tour, avec une
revue proche du département d’État, un chercheur attire
l’attention sur « comment il est difficile de militariser
» (to weaponize) les nouveaux media pour des objectifs à court
terme et liés à un pays déterminé ; il vaut mieux poursuivre des
objectifs de plus ample envergure . Les accents peuvent varier,
mais la signification militaire des nouvelles technologies est
dans tous les cas explicitement soulignée et revendiquée.
Mais Internet n’est-il pas l’expression même de la
spontanéité individuelle ? Seuls les plus démunis (et les moins
scrupuleux) argumentent ainsi. En réalité —reconnaît Douglas
Paal, ex-collaborateur de Reagan et de Bush senior— Internet est
actuellement « géré par une ONG qui est de fait une émanation
du Département du Commerce des USA » . S’agit-il seulement
de commerce ? Un quotidien de Pékin rapporte un fait largement
oublié : quand en 1992 la Chine demanda pour la première fois à
être reliée à Internet, sa requête fut rejetée en raison du
danger que le grand pays asiatique ne put ainsi « se procurer
des informations sur l’Occident ». Maintenant, au contraire,
Hillary Clinton revendique l’ « absolue liberté »
d’Internet comme valeur universelle à laquelle on ne peut
renoncer ; et cependant —commente le quotidien chinois— « l’égoïsme
des États-Unis n’a pas changé » .
Peut-être ne s’agit-il pas seulement de commerce. À ce sujet,
l’hebdomadaire allemand Die Zeit demande des
éclaircissements à James Bamford, un des plus grands experts en
matière de services secrets états-uniens : « Les Chinois
craignent aussi que des firmes américaines (étasuniennes,
NdT) comme Google soient en dernière analyse des outils des
services secrets américains (étasuniens, NdT) sur le
territoire chinois. Est-ce une attitude paranoïde ? » « Pas
du tout » répond-il immédiatement. Au contraire même —ajoute
l’expert— des « organisations et institutions étrangères
[aussi] sont infiltrées » par les services secrets
étasuniens, lesquels sont de toutes façons en mesure
d’intercepter les communications téléphoniques dans tous les
coins de la planète et doivent être considérées comme « les
plus grands hackers du monde » . Désormais —affirment encore
dans Die Zeit deux journalistes allemands— cela ne fait
aucun doute :
« Les grands groupes Internet sont devenus un outil de la
géopolitique des USA. Avant, on avait besoin de laborieuses
opérations secrètes pour appuyer des mouvements politiques dans
des pays lointains. Aujourd’hui il suffit souvent d’un peu de
technique de la communication, opérée à partir de l’Occident […]
Le service secret technologique des USA, la National Security
Agency, est en train de monter une organisation complètement
nouvelle pour les guerres sur Internet » .
Il convient donc de relire à la lumière de tout ceci quelques
événements récents d’explication non aisée. En juillet 2009 des
incidents sanglants sont survenus à Urumqi et dans le Xinjiang,
la région de Chine habitée surtout par des Ouigours. Sont-ce la
discrimination et l’oppression contre des minorités ethniques et
religieuses qui les expliquent ? Une approche de ce type ne
semble pas très plausible, à en juger du moins par ce que réfère
de Pékin le correspondant de La Stampa :
« De nombreux Hans d’Urumqi se plaignent des privilèges
dont jouissent les Ouigours. Ceux-ci, de fait, en tant que
minorité nationale musulmane, ont à niveau égal des conditions
de travail et de vie bien meilleures que leurs collègues Hans.
Un Ouigour, au bureau, a l’autorisation de suspendre son travail
plusieurs fois pas jour pour accomplir les cinq prières
musulmanes traditionnelles de la journée […] En outre ils
peuvent ne pas travailler le vendredi, jour férié musulman. En
théorie ils devraient récupérer le dimanche. Mais le dimanche
les bureaux sont en fait déserts […] Un autre point douloureux
pour les Hans, soumis à la dure politique d’unification
familiale qui impose encore l’enfant unique, est le fait que les
Ouigours peuvent avoir deux ou trois enfants. En tant que
musulmans, ensuite, ils ont des remboursements en plus dans leur
salaire étant donné que, ne pouvant pas manger de porc, ils
doivent se rabattre sur la viande d’agneau qui est plus chère »
.
Elles apparaissent alors pour le moins unilatérales ces
accusations portées par l’Occident contre le gouvernement de
Pékin de vouloir effacer l’identité nationale et religieuse des
Ouigours. Alors ?
Réfléchissons sur la dynamique des incidents. Dans une ville
côtière de Chine où, malgré les différentes traditions
culturelles et religieuses préexistantes, des Hans et des
Ouigours travaillent côte à côte, se répand tout d’un coup la
rumeur selon laquelle une jeune fille han a été violée par des
ouvriers ouigours ; il en résulte des incidents au cours
desquels deux Ouigours perdent la vie. La rumeur qui a provoqué
cette tragédie est fausse mais voici que se répand alors une
deuxième rumeur plus forte encore et encore plus funeste :
Internet diffuse dans son réseau la nouvelle selon laquelle dans
la ville côtière de Chine des centaines de Ouigours auraient
perdu la vie, massacrés par les Hans dans l’indifférence et même
sous le regard complaisant de la police. Résultat : des tumultes
ethniques dans le Xinjiang, qui provoquent la mort de presque
200 personnes, cette fois presque toutes hans.
Eh bien sommes-nous là en présence d’une intrication
malheureuse et fortuite de circonstances ou bien la diffusion
des rumeurs fausses et tendancieuses visait-elle le résultat qui
s’est effectivement produit ensuite ? Nous sommes dans un
situation où il s’avère désormais impossible de distinguer la
vérité de la manipulation. Une société étasunienne a réalisé des
« programmes qui permettraient à un sujet engagé dans une
campagne de désinformation de prendre simultanément jusqu’à 70
identités (profils de réseaux sociaux, account in forum etc.) en
les gérant parallèlement : le tout sans qu’on puisse découvrir
qui tire les ficelles de cette marionnette virtuelle ». Qui
a recours à ces programmes ? Il n’est pas difficile de le
deviner. Le quotidien cité ici, non suspect d’antiaméricanisme
(anti-étasunien, NdT) précise que la société en question « fournit
des services à diverses agences gouvernementales étasuniennes,
comme la CIA et le ministère de la Défense » . La
manipulation de masse célèbre son triomphe tandis que le langage
de l’Empire et la novlangue se font, dans la bouche d’Obama,
plus doux et suaves que jamais.
Revient alors en mémoire l’ « expérimentation conduite par
la CIA » pendant l’été 1951, qui produisit « un
mystérieux vent de folie collective » dans « le village
pittoresque et tranquille » de Pont-Saint-Esprit. Et de
nouveau nous voici obligés de nous poser la question initiale :
la « folie collective » peut-elle être produite seulement
par voie pharmacologique ou bien aujourd’hui peut-elle être le
résultat du recours, aussi, aux « nouvelles technologies »
de la communication de masse ?
On comprend alors les financements par Hillary Clinton et par
l’administration Obama destinés aux nouveaux media. Nous avons
vu que la réalité des « guerres sur Internet » est
désormais reconnue même par de réputés organes de presse
occidentaux ; sauf que dans le langage de l’Empire et dans la
novlangue la promotion des « guerres sur Internet »
devient la promotion de la liberté, de la démocratie et de la
paix.
Les cibles de ces opérations ne restent pas sans rien faire :
comme dans toute guerre les faibles cherchent à combler leur
désavantage en apprenant des plus forts. Et voici que ces
derniers crient au scandale : « Au Liban ceux qui maîtrisent
le plus les news media et les réseaux sociaux ne sont pas les
forces politiques pro-occidentales qui soutiennent le
gouvernement de Saad Hariri, mais les "Hezbollah" ». Cette
observation laisse poindre un soupir : ah, comme ce serait beau
si, ainsi qu’il en a été pour la bombe atomique et pour les
armes (proprement dites) les plus sophistiquées, même pour les
« nouvelles technologies » et les nouvelles armes
d’information et de désinformation de masse, ceux qui détiennent
le monopole étaient les pays qui infligent un interminable
martyre au peuple palestinien et qui voudraient continuer à
exercer au Moyen-Orient une dictature terroriste ! Le fait est
—se lamente Moises Naïm, directeur de Foreign Policy— que
les USA, Israël et l’Occident n’ont plus affaire aux « cyberidiots
d’autrefois ». Ceux-ci « contre-attaquent avec les mêmes
armes, font de la contre information, empoisonnent les puits » :
une véritable tragédie du point de vue des présumés champions du
« pluralisme » . Dans le langage de l’Empire et dans la
novlangue, la timide tentative de créer un espace alternatif à
celui qui est géré ou hégémonéisé par la superpuissance
solitaire devient un « empoisonnement des puits ».

De nombreux snipers ont été arrêtés
par les forces de l’ordre au cours des dernières semaines
et leurs cellules démantelées. Chaque soir, la télévision
syrienne publie de nouveaux interviews des terroristes
qui relatent comment ils ont été recrutés, formés et armés
(capture d’écran du Journal télévisé du 26 avril 2011).
Addenda du Réseau Voltaire
Sur Facebook en Syrie
Dès le début des manifs à Deraa, une page Facebook a
été ouverte sous le titre "Révolution syrienne 2011" :
slogan publicitaire inimaginable pour de vrais
révolutionnaires : si on n’y arrive pas en 2011, on
laisse tomber ?. Dans la journée, cette page comptait 80
000 amis, presque tous des comptes Facebook créés le
même jour. Ceci est impossible sauf si les "amis" sont
des comptes virtuels créés par des logiciels.
À propos de l’affaire Neda en Iran
Si l’on reprend la vidéo de la mort de la jeune Neda
en la passant au ralenti, on constate qu’en tombant la
jeune fille a le réflexe d’amortir sa chute avec son
bras. Or, toute personne touchée par balle —a fortiori
dans la poitrine— perd ses réflexes. Le corps devrait
tomber comme une masse. Ce n’est pas le cas. Il est
impossible que la jeune fille ait été touchée par balle
à ce moment-là. Quelques secondes plus tard, la vidéo
montre le visage de la jeune fille. Il est propre. Elle
passe sa main sur son visage et il est alors recouvert
de sang. L’agrandissement de la main montre qu’elle
dissimule un objet dans sa paume et qu’elle étend
elle-même le sang sur son visage. La jeune fille est
alors emportée par ses amis à l’hôpital. Elle meurt
durant le transport. Arrivée à l’hôpital, on constate
que le décès est dû à une balle en pleine poitrine.
Celle-ci ne peut avoir été tirée que par ses "amis"
durant son transport.
Références bibliographiques
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Professeur d’histoire de la
philosophie à l’université d’Urbin (Italie). Il dirige
depuis 1988 la Internationale Gesellschaft Hegel-Marx
für dialektisches Denken, et est membre fondateur de
l’Associazione Marx XXIesimo secolo. Dernier
ouvrage traduit en français :
Staline : histoire et critique d’une légende noire
(Aden, 2011).
Traduction Marie-Ange Patrizio
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