Monde
En Chine, la
corruption d'Etat en procès
Dmitri Kossyrev
Bogu
Kailai - © REUTERS/ Stringer/Files
Mardi 21 août 2012
Source:
RIA Novosti
Un procès en Chine fait les
choux-gras de la presse internationale:
l'épouse de l'un des dirigeants les plus
en vue du gouvernement chinois a été
condamnée à la peine de mort pour
meurtre lié à des motifs "commerciaux".
La réaction mondiale aurait-elle été
aussi forte si la victime n'était pas un
citoyen britannique, l'homme d'affaires
Neil Heywood? Ce n'est pas impossible.
Le fait est que la politique chinoise
est une chose sérieuse pour le monde
entier, notamment à la veille du
changement de gouvernement.
Un coup
contre la gauche?
Parlons d'abord des noms. Le procès
s'est déroulé dans la ville de Hefei,
dans la province d'Anhui. L'accusée,
celle qui a "commandité"
l'empoisonnement du Britannique,
s'appelle Gu Kailai. En Chine, après le
mariage, les femmes prennent
généralement le nom de leur époux, mais
il est très rare qu'elles portent un nom
de famille double: Bogu Kailai. Bo est
le nom de son mari, Bo Xilai, ancien
ministre du gouvernement central et
jusqu'à une date récente membre du
Politburo, secrétaire du parti
communiste de la plus grande ville du
pays, Chongqing. Il y a six mois,
lorsque l'affaire du meurtre a commencé
à faire surface, sa carrière s'est
terminée.
Une série de congrès et de réunions
débuteront en Chine en automne pour
lancer la procédure du renouvellement de
l'ensemble du gouvernement. Le chef de
l'Etat Hu Jintao devrait être remplacé
par Xi Jinping.
Mais pendant et avant les congrès
tout peut arriver, raison pour laquelle
le dossier Bo Xilai est aujourd'hui le
thème préféré de réflexion des
kremlinologues… dans le cas présent "chongqingologues".
Qui des dirigeants chinois a été montré
ces derniers temps en train de nager –
un symbole local de santé et de force?
Qui fera partie du prochain échelon des
dirigeants? Bo Xilai a-t-il été victime
d'un coup monté? A-t-il été arrêté? Ses
partisans sont-ils nombreux?
Les partisans sont nombreux. Bo Xilai
est une sorte de héros national parmi la
"nouvelle gauche". Ce n'est pas vraiment
un marxiste orthodoxe, qui ne sont plus
très nombreux en Chine (même dans les
universités et les services de
propagandes), mais un partisan fervent
de la justice sociale.
Le chef de l'Etat actuel penche de ce
côté, mais pas autant que Bo Xilai.
D'autant que Bo Xilai sait parler avec
les gens, tenir un discours et
communiquer. Il pouvait être promu.
Alors comment interpréter les événements
actuels?
En fait, très simplement. Le mari ne
répond pas forcément des crimes de son
épouse. Mais le fait est que le crime
s'est produit à Chongqing. Le corps du
défunt a été rapidement incinéré, puis
il a été annoncé aux proches au
Royaume-Uni que Neil Heywood était
décédé d'abus d'alcool. Or, cela engage
la responsabilité de Bo Xilai: même s'il
n'était pas complice, car la ville et le
personnel lui appartiennent. D'ailleurs,
les quatre policiers qui ont effacé les
traces viennent également d'être
condamnés à divers peines de prison.
Mais il est tout de même amusant de
voir comment les "chongqingologues"
tentent d'interpréter la condamnation et
les circonstances du procès,
exclusivement du point de vue de lutte
au sein du gouvernement.
Par exemple: premièrement, Bogu
Kailai défendait son fils (il était en
litige commercial avec Heywood),
deuxièmement, elle souffrait de
dépression et sortait rarement de la
maison. Pour cette raison la
condamnation a un sursis de deux ans
pourrait encore être assouplie; et
est-ce que cela n'indique pas que Bo
Xilai a encore de l'influence?
Une autre
Chine, un autre tribunal
Les versions et les points de vue
concernant ce procès sont innombrables.
Par exemple, la réaction purement
britannique au procès de Hefei.
Après tout, un citoyen britannique
est mort dans des circonstances
mystérieuses, et ses compatriotes
voudraient savoir ce qui lui est arrivé.
Personne n'affirme que la victime est
plus blanche que neige.
Selon certaines informations, en se
rendant à la rencontre avec ses
partenaires de la famille Bo, Neil
Heywood l'avait menacé et avait
rassemblé des informations
compromettantes sur ces partenaires en
transmettant les documents à ses
avocats, parce qu'il sentait que quelque
chose ne tournait pas rond. Et on se
demande désormais s'il détenait
réellement de tels documents et ce
qu'ils sont devenus aujourd'hui.
La réaction non pas britannique, mais
plutôt européenne, a une autre
particularité. Les Britanniques
n'apprécient pas que le tribunal chinois
ne ressemble pas à la justice anglaise.
Le procès s'st déroulé à huis clos,
l'avocat privé n'a pas été admis, le
procès n'a duré qu'une journée (jeudi 8
août), sept heures. Qu'est-ce que c'est
que cette justice?
Dans une certaine mesure c'est normal
et explicable. Un Européen croit
forcément que tout ce qui est européen
et meilleur, même si ce n'est clairement
pas le cas, et que tout ce qui est
asiatique est sombre, mystérieux et
antidémocratique. Mais cette approche
joue un mauvais tour aux Européens et
autres civilisations, au moins en les
empêchant de remarquer les changements
importants dans le monde et de les
comprendre en profondeur.
Par exemple, le procès actuel est
comparé au jugement en 1981 de la veuve
de Mao Zedong, Jiang Qing et ses
camarades gauchistes, une équipe
symbolisant la "révolution culturelle"
et toute la politique d'extrême-gauche
menée dans le pays pendant une quinzaine
d'années. Bien sûr, c'était plutôt une
lutte pour le pouvoir qu'un simple
procès. Mais c'était une Chine
complètement différente (qui plus est,
pour le monde extérieur ce pays avait
bien moins d'importance) et un autre
procès.
Voici un résumé des événements en
1981: l'ancienne politique, l'ancienne
idéologie du gouvernement est criminelle
et ne se reproduira plus jamais. C'était
le message que le peuple chinois,
traumatisé par les horreurs de la
"révolution culturelle", voulait
entendre, et a entendu.
Cette fois, il s'agit d'un message
quelque peu différent: le gouvernement
chinois ne tolérera pas la corruption au
sein de son propre appareil.
Indéniablement, c'est aujourd'hui un
thème aussi central de la pensée sociale
chinoise que l'était le thème du
gauchisme meurtrier de la charnière des
années 70-80.
Encore une fois, la société est
différente, développée et aisée (environ
un million de personnes en Chine sont
millionnaires en dollars, plus
précisément 960.000 personnes). Et même
durant des périodes difficiles, la
société chinoise a toujours été
hyperactive, très peu de campagnes de
masse ont commencé "d'en-haut": même
pour la révolution culturelle le terme
"d'en-haut" ne convient pas vraiment. De
plus, il s'agit pratiquement de la
société la plus "connectée" à Internet
au monde. L'histoire autour de la mort
du Britannique, qui était en affaires
avec la famille des dirigeants de
Chongqing, ne pouvait pas demeurer
secrète dans cette société. Apparemment,
c'est ainsi que tout est arrivé:
quelqu'un a confié le secret à un autre,
et plus tout à été étalé au grand jour.
L'ancienne et la nouvelle génération
de dirigeants luttent impitoyablement
contre la corruption à haut niveau. Le
procès de Hefei n'est qu'une partie du
tableau, et les Chinois l'interprètent
précisément comme un procès visant la
corruption. La lutte pour le pouvoir
intéresse également la population, mais
en second lieu.
D'ailleurs, ce n'est qu'une partie du
tableau d'ensemble. Un autre procès
parallèle est en cours, un procès
"ferroviaire", qui implique plus ou
moins pratiquement tous les anciens
dirigeants du secteur, y compris
l'ex-ministre des Chemins de fer Liu
Zhijun.
Il est question de corruption pour un
montant de 410 millions de dollars – au
total 13.400 délits commis au cours des
30 dernières années! Le secteur
ferroviaire était une fierté nationale,
jusqu'à la collision l'année dernière de
deux trains rapides à Wenzhou qui a fait
40 morts et a provoqué un scandale
national. Tout le monde a commencé à
s'intéresser à cette histoire et à
discuter sur internet du matériel
défectueux, des responsables de l'achat
et de l'installation… et le processus
était lancé.
Mais d'autres enquêtes sur la
corruption à haut niveau ont eu lieu et
ce n'est certainement pas fini.
Enfin, en ce qui concerne la rapidité
et l'opacité du procès. Evidemment, le
système local n'est pas britannique,
mais la Chine est actuellement en pleine
réforme judiciaire, et le procès de Gu
Kailai s'est déroulé selon les nouvelles
règles proches des standards européens –
l'enquête était longue et 13 jours de
réflexion ont été nécessaire pour
déterminer la sentence. Les sept heures
d'interrogatoire de l'accusée ne sont
qu'une partie du procès.
Dans l'ensemble, le procès ne s'est
pas simplement déroulé de façon
transparente, mais même démonstrative.
Le rapport inhabituellement long de
l'agence Xinhua sur les audiences du 8
août a été une sensation pour la presse
américaine et européenne. Y compris à
propos de la présence dans la salle
d'audience de 140 personnes, dont des
journalistes, des proches et des amis
des accusés, des représentants de
l'ambassade britannique; les preuves et
les avis des experts ont été présentés,
les avocats ont dit leur mot. Et l'aveu
des deux accusés (Madame Bogu et le
domestique qui a exécuté son ordre) n'a
pas été pris pour la "reine des
preuves", et ils ont été soumis à un
contre-interrogatoire.
Il ne reste plus qu'à voir si cette
histoire ternira l'image du gouvernement
chinois aux yeux de l'opinion publique,
ou l'inverse. Quoi qu'il en soit, sans
elle, le préjudice aurait été bien plus
important.
© 2012
RIA Novosti
Publié le 22 août 2012 avec l'aimable
autorisation de RIA Novosti
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