Opinion
Fabrice à Waterloo
:
L'Occident humanitaire et la Syrie
Diana Johnstone
Diana
Johnstone
Vendredi 26 octobre
2012 Lundi 23
octobre, à Bruxelles, se tenait un débat
sur la question de l’intervention en
Syrie, au Festival des Libertés, qui est
organisé par les laïques (la laïcité a,
dans ce royaume des Belges
officiellement très multiculturel, un
statut comparable à celui des
religions). Au départ, les organisateurs
imaginaient opposer deux types
d’intervention, l’humanitaire et la
militaire, avec entre autres un
représentant de Médecins sans frontières
et Jamie Shea, ancien porte-parole de
l’OTAN au moment des bombardements de la
Yougoslavie en 1999. Mais les
désistements de ces deux intervenants,
pour des motifs différents, ont changé
la nature du débat, en le réduisant à la
question de l’intervention tout court.
L’orateur favorable à l’intervention
était un jeune prof d’histoire dans un
lycée de Bruxelles,
Pierre Piccinin. A l’occasion
du « printemps arabe »,
il a entrepris plusieurs voyages dans
cette région, entre autres en Libye,
puis en Syrie. Il rapporte ses aventures
sur son blog. D’abord critique des
médias occidentaux au point d’être
accusé de « défendre
Assad », il a changé d’avis suite à
son arrestation par le gouvernement de
Damas. Dorénavant, il prend une position
très hostile au régime et favorable à
une intervention occidentale pour aider
les rebelles – intervention qui, selon
lui, ne viendra pas parce que les
États-Unis et Israël ne veulent pas se
débarrasser d’Assad. Il maintient que
les rebelles ne sont ni étrangers ni
fanatiques religieux et qu’ils se
battent avec les armes légères trouvées
sur place.
En écoutant M.
Piccinin, je pensais inévitablement à
Fabrice à Waterloo. Sauf que,
suite à sa mésaventure en pleine
bataille historique, qui scellait
l’avenir de l’Europe, le héros du grand
roman de Stendhal a pris conscience
qu’il ne comprenait rien. Il a vu de la
boue et du sang, les hommes qui
agonisaient et la fumée des canons mais
il ne comprenait rien.
M. Piccinin, par contre, pense qu’il
comprend tout. Il pense savoir que les
hommes qu’il a vus dans les rangs des
rebelles n’étaient ni étrangers ni
islamistes. Ne parlant pas l’Arabe, il
croit savoir distinguer un Syrien d’un
Libyen ou d’un Afghan, un fanatique
islamiste d’un démocrate laïque. Plus
extraordinaire encore, il croit pouvoir
savoir qu’Assad est le meilleur allié
d’Israël, et qu’ainsi Israël veut qu’Assad
reste au pouvoir. Et que les États-Unis
non plus ne veulent pas changer le
régime à Damas. Il y
croit, je n’en doute pas. Après tout, il
y a eu des personnes qui croyaient avoir
vu la Vierge Marie à Lourdes ou à
Fatima. Je suis sûre que M. Piccinin est
tout aussi sincère. Mais sa sincérité ne
m’oblige pas à le croire. Les juristes
comme les historiens savent, ou
devraient savoir, que les témoignages
oculaires sont ce qu’il y a de plus
fragile, et doivent être recoupés
d’autres témoignages, et si possible de
preuves matérielles avant d’être
acceptées comme des vérités objectives.
Mais là où nous étions, dans le Théâtre
National à Bruxelles, à une petite
quinzaine de kilomètres de Waterloo,
nous étions tous Fabrice sur le champ de
bataille. En entrant dans l’auditoire,
on entendait une chanson des rebelles en
arabe, coupée par le bruit des
hélicoptères, des rafales de
mitraillette et des explosions. Le
frisson du danger ! On avait posé un
fusil au milieu des sièges des
intervenants. Ambiance. Et puis il y
avait M. Piccinin, qui racontait ce
qu’il avait vu, le sang qui incriminait
Assad, et Mme
Ayssar Midani, une Syrienne qui
connaît le pays et disait le contraire.
Et puis, vers la fin, une autre femme,
belge, venue de Damas avec son
nouveau-né dans les bras, qui témoigna
contre les rebelles. Avec une sincérité
passionnée. Nous
voilà tous à notre Waterloo. Nous
n’avons absolument pas la capacité de
savoir ce qui se passe en Syrie. Il y a
une guerre civile. Il y a des horreurs,
cela est sûr. Des deux côtés sans doute.
Et puis ? Les causes et les
aboutissements ? On ne les trouve pas
dans le sang, pas plus qu’on ne lit le
destin dans le marc de café.
Pourtant, il y a des choses qu’on peut
savoir. Mais il faut commencer par poser
les bonnes questions. Par exemple, non
pas, « que devons-nous
faire pour aider ? » Mais,
« sommes-nous capables
de faire quoi que ce soit ? »
C’est ce que faisait l’autre
intervenant, Jean
Bricmont, professeur de
physique théorique de l’Université
Catholique de Louvain. Demander si oui
ou non nous devons intervenir pour aider
les rebelles n’a aucun sens, dit-il, car
« nous » ne pouvons
pas intervenir de toute manière. Nous ne
pensons même pas à organiser des
Brigades internationales et y aller
nous-mêmes. Alors quoi ? Non seulement
la Belgique n’a pas les moyens
d’intervenir, mais la France non plus –
l’intervention en Libye dépendait
totalement du soutien de la puissance
militaire des États-Unis. Les bobos en
Europe qui appellent à l’intervention en
Syrie appellent en réalité à
l’intervention de la puissance militaire
américaine. Ou, plus précisément,
puisque le Pentagone ne veut et ne peut
pas envoyer ses troupes, en pleine
déconfiture afghane, à l’aviation
américaine : à ses missiles, à ses
bombardiers et, de plus en plus, à ses
drones. Ceux qui se présentent comme la
conscience de l’Europe humanitaire sont
devenus la mouche du coche du complexe
militaro-industriel des États-Unis.
Le chef de ces mouches n’est autre que
l’ineffable
Bernard-Henri Lévy, qui vient
de nous régaler d’un nouveau texte dans
le Monde [1],
signé aussi par
André Glucksmann,
Bernard Kouchner
et deux autres interventionnistes moins
célèbres. Ce texte montre que le pauvre
Piccinin est déjà dépassé par les
événements, car ces vieux routiers de
l’ingérence ne voient plus le conflit en
Syrie comme une dualité manichéenne,
entre les Syriens unis dans leur désir
de démocratie contre «
le dictateur qui massacre son propre
peuple », mais plutôt comme une
guerre tripartite. Piccinin ne les a pas
vu, mais, selon BHL et compagnie,
« Oui, il y a de plus en
plus d’extrémistes dans l’opposition
syrienne. Oui, il y a des djihadistes
étrangers qui viennent renforcer les
rangs des combattants. Oui, ils sont de
plus en plus nombreux chaque semaine.
Oui, ces quelques milliers de
fanatiques, nationaux ou venus de
l’extérieur, commettent des
attentats-suicides qu’il faut condamner.
» (On reconnaît
la plume du maître, avec les
« oui » à
répétition, ou, dans le paragraphe
suivant : « Non, mille
fois non, nous ne pouvons pas… Non,
mille fois non, nous ne devons pas… »)
Il y a donc une rébellion armée dominée
par des extrémistes islamistes d’un côté
et « le gang barbare des
Assad » de l’autre. Mais pour les
chantres de la démocratie, il y a une
troisième voie : « ces
chefs de katibas qui espèrent recevoir
l’équipement, non seulement pour
combattre l’armée d’Assad, mais pour
construire une force alternative aux
fondamentalistes » (pour les
connaisseurs du terrain, katiba c’est un
mot arabe désignant une petite unité
militaire). Ce sont eux que l’OTAN,
l’Union Européenne, la France, les
États-Unis doivent aider.
« Assez de dérobades !
Assez de pusillanimité ! L’avenir
démocratique de la Syrie requiert une
aide décisive. Que ce soit en
neutralisant l’aviation qui bombarde
villes et villages, en fournissant les
armes idoines aux courants démocratiques
parmi les combattants, en apportant
renfort et espoir aux Alaouites, y
compris dans les sphères du pouvoir, qui
veulent se débarrasser des criminels à
la tête de l’État. »
Une belle guerre en perspective donc.
Les mêmes forces occidentales qui
cherchent à s’extraire de l’Afghanistan
en fuyant la débâcle, qui perdent le
contrôle de l’Irak, qui ont créé le
chaos en Libye avec leurs bombardements
libérateurs, sont invitées par une
poignée d’excités chics parisiens à
neutraliser une DCA bien plus
performante que celle de la Libye, à
distinguer les bons katibas des
méchants, pour leur fournir des armes
capables de vaincre à la fois l’armée du
pays et le gros de la rébellion armée
par nos « amis » du
Qatar et de l’Arabie Saudite, encourager
un coup d’État en amadouant les
Alaouites, et que sais-je encore.
Si le gouvernement à Washington décide
de se lancer dans cette aventure, car
c’est le seul capable de la tenter, ce
ne sera pas grâce à la séduction de la
prose enflammée des mouches du coche
françaises ou belges, mais selon leurs
propres calculs (est-ce faisable ?
est-ce que cela entraînerait une
Troisième Guerre Mondiale ?) et pour
leur propres raisons, qu’on peut espérer
être plus influencées par la réalité que
ne le sont les stratèges du Café de
Flore. Jusqu’à présent, en fait, les
États-Unis préfèrent donner aux rebelles
un soutien politique sans faille et une
aide militaire dite «
non-létale », et laisser les combats
aux gens recrutés par le Qatar, aux
alliés turcs de l’OTAN et à la CIA. Quel
que soit le résultat, le
« seul allié de l’Iran au Moyen Orient
», comme dit Mitt Romney, sera
affaibli. Mais en
toute circonstance, Bernard-Henri Lévy
fait ce qu’il peut. Pour les grandes
idées universelles, dit-il, mais aussi
pour Israël. Il se vante en toutes
occasions d’être « un
ami inconditionnel d’Israël ». Il
veut que les Arabes le sachent. Il voit
son engagement pour le «
printemps arabe » comme une façon
d’apprendre aux Arabes que leur ennemi
n’est pas Israël mais leurs propres
dirigeants. Ainsi éclairés, ils vont
oublier les Palestiniens…
Et si, en attendant l’avenir
démocratique qui doit être le leur, les
Arabes de la Libye ou de la Syrie
s’entretuent en guerres de religion ou
claniques de plus en plus violentes, eh
bien, cela les distrait aussi un peu de
la Palestine. Au juste, qui parle encore
du "processus de paix"
en Palestine ? Pour
revenir à notre alter ego Fabrice, qui a
fini par s’enfermer dans la Chartreuse
de Parme pour méditer sur un monde
difficile à corriger, nous ne pouvons
pas faire grand chose pour la Syrie tant
que nous restons dans le mode de mouche
du coche. En Europe, ce que nous
pourrions faire, ce serait de commencer
à détacher nos pays, et l’Europe, du
coche des États-Unis et de l’OTAN. On
peut étudier la politique étrangère des
États-Unis : c’est un sujet plus facile,
plus ouvert, plus clair, et beaucoup
plus significatif pour notre avenir que
les troubles intérieurs des pays arabes.
On peut lire les déclarations de
responsables américains très peu
diplomatiques concernant la Russie qui
ose s’opposer aux ingérences militaires,
ou contre la Chine qui ose redevenir la
grande puissance qu’elle a toujours été
pendant des siècles. On peut savoir que
le budget militaire américain déjà
surdimensionné ne cesse de gonfler, que
les stratèges américains planifient la
destruction de tout défi en tout genre à
la domination éternelle de la planète
par Washington, que le Congrès américain
est totalement à la botte du lobby
israélien, que «
l’ingérence humanitaire » ou le
« droit/responsabilité
de protéger » ne sont que les
façades ravalées des prétextes éternels
d’invasions et de conquêtes, que les
« révolutions »
colorées ne sont, pour les agences
états-unisiennes, que la subversion des
régimes désobéissants, et que les pays
européens doivent se ressaisir
rapidement pour éviter leur propre
effondrement. S’ils
sortent de l’illusion d’être les apôtres
des droits de l’homme destinés à imposer
leur propre système politique dit
démocratique au reste de l’humanité
attardée, et se mettent à voir eux-mêmes
et le reste du vaste monde comme ils
sont, les Européens pourraient encore
contribuer à arrêter la machine de
guerre qui est en train d’amener le
monde entier à son ultime Waterloo.
Diana Johnstone,
25 octobre 2012. [1]
http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/10/22/assez-de-derobades-il-faut-intervenir-en-syrie_1779116_3232.html
Source : Diana Johnstone
Le
dossier Syrie
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