|
The
Guardian (courrier des lecteurs)
Qui
parle au nom des juifs de Grande-Bretagne ? Nous
n’accepterons jamais que soient vilipendés ceux qui protestent
contre des injustices perpétrées au nom du peuple juif
Brian
Klug
in The Guardian (courrier des lecteurs), 5 février
2007
http://commentisfree.guardian.co.uk/brian_klug/profile.html
Le Dr. Brian Klug est chercheur et maître de
conférence en philosophie à St Benet’s Hall (à Oxford) et
membre de la Faculté de Philosophie à l’Université
d’Oxford. Il est membre honoraire du Parkes Institute for the
Study of Jewish/non Jewish Relations [Institut Parkes pour l’étude
des relations entre juifs et non juifs] de l’Université de
Southampton, ainsi qu’adjoint au rédacteur en chef de la revue
Patterns of Prejudice (Modalités du préjugé)
[ Patterns
of Prejudice ] et membre fondateur du Forum juif pour la
Justice et les Droits de l’Homme [ Jewish
Forum for Justice and Human Rights ].
Il est l’auteur de beaucoup d’ouvrages et d’articles sur les
notions de ‘race’, sur l’antisémitisme, sur l’identité
juive, le sionisme ainsi que des sujets afférents à ceux-ci. Sa
bibliographie comporte notamment Children as Equals :
Exploring the Rights of the Child [Des enfants en tant qu’être
égaux : exploration des droits de l’enfant] (dont il est
coauteur) et Ethics, Value and Reality : Selected Papers of
Aurel Kolnai [Ethique, valeurs et réalité : une sélection
d’articles d’Aurel Kolnai] (dont il est également un des
coauteurs).
S’il est une chose sur laquelle les juifs
peuvent tomber d’accord, c’est bien celle-ci : la
disputation, ça fait drôlement du bien ! Depuis des temps
immémoriaux, la culture juive se ressent fort bien de la
disputation – c’est-à-dire de l’expression franche d’un désaccord
tranché et sincère – cela remonte à l’époque où Moïse
polémiquait avec Dieu lui-même. Mais de nos jours, une atmosphère
oppressante et malsaine est en train d’amener beaucoup de juifs
à hésiter, dès lors qu’il pourrait s’agir de s’élever
contre Israël ou contre le sionisme. Les gens sont inquiets et réticents
à contrevenir à une loi non écrite décidant de ce qu’il
serait licite ou illicite de contester, de ce qui pourrait ou non
être affirmé.
C’est là un climat qui ne manque pas de
soulever des questions fondamentales : à propos de la liberté
d’expression, à propos de l’identité juive, à propos de sa
représentation, et du rôle que les juifs concernés vivant en
Grande-Bretagne peuvent jouer en aidant les Israéliens et les
Palestiniens à trouver leur (propre) voie vers un avenir
meilleur.
La situation au Moyen-Orient continuant à se
dégrader, année après année, de plus en plus nombreux, des
juifs observent cette dégradation de loin, en proie à un grand désarroi.
Ce désarroi devient colère, quand des civils innocents –
Palestiniens, et Israéliens – subissent des blessures, voire
pire - la mort –, à cause de ce conflit qui ne trouve pas de
fin. La colère se mue en outrage quand les droits humains d’une
population soumise à une occupation [militaire étrangère] sont
violés de manière répétitive au nom du peuple juif.
Nul n’est investi d’on ne sait trop
quelle autorité qui lui permettrait de parler au nom du peuple
juif. Pourtant, durant la guerre d’Israël contre le Liban, l’été
dernier, Ehud Olmert, Premier ministre israélien, a dit [ told]
devant un public américain : « Je suis persuadé
qu’il s’agit là d’une guerre menée par l’ensemble des
juifs ». Sa conviction n’est fondée sur aucune preuve :
c’est un article de foi, un corollaire de la doctrine selon
laquelle Israël représente(rait) l’ensemble des juifs – y
compris en Grande-Bretagne, donc. C’est là une imposture ;
plus, c’est là une imposture dangereuse, étant donné
qu’elle noircit tous les juifs d’un même coup de pinceau.
Pourtant, cette conception erronée des choses est renforcée, ici
[en Grande-Bretagne] par ceux qui prétendent s’exprimer
collectivement au nom des juifs britanniques ou qui permettent que
cette impression ne soit pas démentie, et qui ne reflètent
qu’une unique position sur le Moyen-Orient. De son propre aveu,
le Conseil Représentatif des juifs britanniques [ Board
of Deputies of British Jews ] (qui se targue d’être
« la voix des juifs britanniques ») consacre le plus
gros et du temps et des ressources financières de sa section
internationale à la « défense [et illustration]d’Israël ».
Ainsi, quand un « rassemblement de solidarité » fut
organisé à Londres, en juillet dernier, au plus fort de la
guerre contre le Liban, l’organisateur n’était autre que lui [organised].
Tout ceci suggère l’idée que les juifs
britanniques, s’exprimant d’une seule voix, d’une seule, se
tiennent fermement derrière le gouvernement israélien et
soutiennent mordicus ses opérations militaires.
Deux choses sont erronées, dans cette
suggestion. Primo : c’est faux. Les juifs étaient profondément
divisés tant en ce qui concerne les campagnes militaires d’Israël
à Gaza qu’au sujet de la guerre d’Israël contre le Liban,
l’année dernière. Certes, il y avait aussi ceux qui
partageaient le sentiment du grand rabbin, Sir Jonathan Sacks,
qui, s’adressant au rassemblement évoqué [addressing
], déclara : « Israël, nous sommes fiers de toi ! ».
Mais d’autres éprouvaient, en gros, un sentiment aux antipodes
de celui-ci.
Secundo, il n’entre absolument pas dans les
prérogatives du Conseil de prendre une position partisane sur le
Moyen-Orient. Laissons des associations telles les Fédérations
sionistes, ou à la rigueur l’ambassade d’Israël organiser
des rassemblements de solidarité. Le rôle du Conseil, c’est de
veiller au bien-être des juifs britanniques dans tous les
domaines, et en aucun cas de défendre Israël. De même, le grand
rabbin est fondé, à titre privé et hors fonctions, d’apporter
un éclairage religieux à des questions politiques, mais son rôle
n’est pas d’agir en tant que porte-parole politique de ses
ouailles.
Devant cette situation, un groupe de juifs
britanniques s’est réuni, pour lancer l’association
Independent Jewish Voices [Voix juives indépendantes] (IJV) [Independent
Jewish Voices ]. Nous provenons de touts sortes de milieux, et
nous avons des modes de vie très variés. Certains d’entre nous
sont traditionnalistes, d’autres ne le sont pas. Un certain
nombre ressentent un fort attachement à Israël, en tant que
juifs, d’autres n’en ressentent aucun. Nous ne partageons pas
tous la même vision au sujet du Moyen-Orient. Nous sommes un réseau
d’individualités, et pas un mouvement (ni a fortiori un parti)
politique.
Mais certains engagements fondamentaux nous
unissent. Ils sont énoncés dans notre déclaration
d’intentions, publiée aujourd’hui sur le site ouèbe des
tribunes libres du quotidien The Guardian [Comment is Free], ainsi
que dans des encarts payants dans la revue Jewish Chronicle et
dans le quotidien The Times. Parmi ceux-ci : la primauté des
droits de l’home ; la priorité égale donnée aux
Palestiniens et aux Israéliens dans leur quête d’un avenir
pacifique et sûr ; et enfin le rejet de toute forme de
racisme visant les juifs, les Arabes, les musulmans ou qui que ce
soit.
Nous sommes convaincus que, seuls, ces engagements – et non des
loyautés d’ethnie ou de groupe – définissent les limites
d’un débat légitime. Nous invitons les juifs de
Grande-Bretagne qui partagent notre vision des choses à ajouter
leur nom à la liste des signataires de notre association (IJV).
Des juifs vivant à l’étranger, confrontés
à ce même climat (oppressant), sont en train de prendre des
mesures analogues afin de se faire entendre. Ainsi, l’Alliance
des juifs canadiens non-indifférents [Alliance of Concerned
Jewish Canadians] a été créée afin de promouvoir « une
expression publique juive alternative » sur la politique
israélienne. En juillet dernier, une association des « juifs
sud-africains préoccupés » a lancé un appel à « tous
ceux qui partage notre engagement vis-à-vis de la commune humanité »
afin qu’ils exhortent Israël à arrêter ses bombardements au
Liban. Ces dernières années, des associations juives dénonçant
les violations, par Israël, des droits de l’homme ont proliféré,
notablement aux Etats-Unis, mais tout particulièrement en Israël
même.
Nous ne nous posons pas en alternative au
Conseil Représentatif ni à un quelconque autre corps constitué.
Mais nous contestons ce concept standard qu’est « la
communauté juive [britannique] », en tant qu’entité
collective dont le Conseil serait l’expression séculière et
dont le grand rabbin serait l’expression religieuse. Ce système
a été mis en place en des temps désormais révolus – même
s’il s’agit là de préceptes utilisés, encore de nos jours,
en ce qui concerne d’autres minorité nationales. Car il ne fait
que portraiturer « la communauté juive » sous les
traits d’un unique bloc, sans aucun égard pour sa complexité
interne, qui présenterait au monde extérieur un visage unique,
par l’intermédiaire de ceux qui s’en font les ambassadeurs.
Il y a une certaine affinité entre notre
initiative et le Réseau Nouvelle Génération [New Generation
Network] [New
Generation Network ], lancé par le quotidien The Guardian en
novembre de l’année dernière. Un groupe très divers de
Britanniques formulèrent l’idée que le gâteau de la société
britannique (ou de cette portion constitué de « minorités »)
pouvait être partagé en tranches très nettes, ethniques ou
religieuses : les « communautés » disjointes,
dotées chacune de leurs « dirigeants » autoritaires.
Pour beaucoup d’entre nous, ce modèle est étouffant, et il
contrarie toute notre expérience acquise.
Entre autres choses, il met en exergue la nécessité
de garder les dissensions « au sein de la famille ».
Pour les juifs, cet ethos est particulièrement étouffant, quand
il s’agit du sionisme ou d’Israël. Certains, qui condamnent
à bon droit toute diabolisation de l’Etat juif, n’hésitent
pas à diaboliser des coreligionnaires qui, lorsqu’ils
s’expriment sur ces sujets en public, traversent une invisible
ligne jaune d’acceptabilité. Nous rejetons toute tentative d’étouffer
le débat public légitime, et nous avons en horreur cette culture
de l’ostracisme.
Les insultes diffamatoires telles « traître »
ou « juif haineux de lui-même » sont particulièrement
insupportables. En effet, si nous nous sentons inexorablement
poussés à protester contre l’injustice faite aux Palestiniens,
c’est pour partie en raison des leçons tirées de notre propre
histoire, de l’expérience juive de la marginalisation et des
persécutions. De plus, quand le langage des droits de l’homme
est utilisé, beaucoup d’entre nous (laïcs et religieux)
entendent les voix de ces prophètes hébreux, de ces rabbins, de
ces écrivains, de ces activistes et autres figures juives, à
travers les siècles, pour qui le judaïsme ne voulait strictement
rien dire s’il n’était pas synonyme de justice sociale.
Ainsi, quand nous nous élevons contre
l’occupation par Israël de la Cisjordanie et de la bande de
Gaza, ou contre les bombardements israéliens au Liban, ou encore
contre la discrimination dont souffrent les Palestiniens en Israël
même, nous ne nous retournons nullement contre notre identité
juive ; au contraire, nous nous y référons. Certains parmi
nous, se souvenant que près de quarante années se sont écoulées
depuis le début de l’occupation israélienne, perçoivent comme
un écho. Quarante ans, c’est la durée pendant laquelle les
Israélites errèrent dans le désert, errance vers la fin de
laquelle Moïse leur donna cette directive : « La
justice, [c’est] la justice [que] tu rechercheras » [Deutéronome
16:20].
Cette boussole vaut pour toute l’humanité, en particulier alors que
nous cherchons notre chemin – ou que nous cherchons à aider
autrui à le trouver – vers un avenir meilleur.
traduit de l’anglais par Marcel Charbonnier
|