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Ha'aretz
ART etc. / Une tranche de la vie culturelle à Paris
Benny Ziffer
Photo: Xinhua/Reuters
on Haaretz.com, 20 mars 2008
http://www.haaretz.com/hasen/spages/966699.html
Paris – Quarante personnes, toutes
épanouies tels coqs en pâte, sont venus dans cette capitale. Des
écrivains. Il s'agit des Quarante Héros sélectionnés dans la
communauté des OS du stylo d'Israël (territoires occupés
compris), afin de représenter ce pays au Salon du Livre, une
foire internationale de l'édition qui se tient, chaque année, à
Paris. Ils avaient été écrémés de la quintessence de la
littérature hébraïque. Il faut le comprendre : des gens aigris
n'étaient pas particulièrement désirés, ici, en tant
qu'ambassadeurs, ni non plus les affamés, les handicapés et les
malades, ou encore les haineux et les frustrés. Non, ce qu'on
voulait, c'était plutôt des gens à succès, sachant manier le
couteau et la fourchette et s'essuyer la bouche avec une
serviette. Bref': ceux qui connaissent les règles du jeu du
monde littéraire international…
C’est important, vous savez ; en effet,
cette année, Israël était l’invité d’honneur (sic) de cette
foire du livre, qui s’est terminée mercredi, et les invités
représentaient donc le pays qui va bientôt célébrer le
soixantième anniversaire de son indépendance (re-sic). Et même
si, entre nous soit dit, nous savons très bien ce que vaut notre
pays, il n’est jamais agréable d’étendre notre linge sur le fil,
alors qu’il est encore sale. Enfin : à petites doses, ça passe
encore, car il est important de montrer qu’en Israël,
contrairement aux pays arabes voisins, les intellectuels n’ont
pas peur de critiquer leur pays dans les termes les plus acérés
qui soient. Et c’est important, aussi, de montrer que nous
souffrons énormément, et pas seulement à cause de l’occupation,
mais aussi à cause de cet Holocauste, mais oui, ce même
Holocauste dont vous, vous, nos splendides amphitryons, êtes un
petit peu responsables sur les bords et donc, fondamentalement,
vous nous devez cette hospitalité, en compensation très
partielle de ce que vous nous avez fait subir. Et, de toute
façon, qu’avez-vous à y redire ? Si on vous offrait, à vous,
bâtards envieux que vous êtes, plusieurs jours à l’œil dans un
excellent hôtel parisien, avec petit-déjeuner somptueux,
cocktails et dîners dans des salles de bal toutes de velours et
de dorures, vous n’iriez pas ? Ne me faites pas rire…
L’événement, sur cinq jours, se tenait dans
un vaste hangar du Parc des Expositions de la Porte de
Versailles, à Paris. Vendredi matin, trois personnes se tenaient
au bord de l’allée conduisant à la foire, distribuant des tracts
de l’Union Juive pour la Paix (The French Jewish Union for Peace,
en English). Des adultes très mûrs – une dame et deux messieurs.
Le sujet du tract qu’ils distribuaient était : « Se Souvenir et
Oublier ». Voilà ce que ça disait : « Est-il acceptable, pour la
France, de célébrer le soixantième anniversaire d’Israël, alors
qu’une guerre impitoyable d’occupation et d’oppression fait
rage, là-bas ? » [Retraduit de l’anglais, ndt]
Soudain, une bande de jeunes franco-juifs
surgis du néant les entourèrent et se lancèrent avec eux dans
une discussion pleine de passion et de fureur. Quand je suis
arrivé près d’eux, le principal porte-parole des jeunes en
question était déjà tout rouge de colère. J’ai essayé de le
séparer du juif âgé qui lui faisait face, mais il arracha les
tracts des mains de celui-ci et il les déchira en mille
morceaux. Ce fut un signal : ses potes entrèrent dans la
bataille, arrachèrent les tracts des mains des deux autres
personnes et les éparpillèrent un peu partout. La femme se mit à
courir, appelant à l’aide. Ils se lancèrent à sa poursuite et
lui donnèrent des coups dans les côtes. Elle se tordit de
douleur, mais non sans avoir réussi à asséner une bonne torgnole
à l’un des jeunes nervis. Le chef du gang la gifla en retour,
puis se retira du champ de bataille, portant haut sa tête sur
son cou raide et altier, irradiant son triomphe.
Ah, et puis voici une autre scène, que nos
écrivains hébreux n’ont pas pu voir, car la réalité semble
toujours un peu meilleure, quand on la voit à travers les vitres
d’une limousine comme celle qui les véhiculait, faisant la
navette entre l’Hôtel Bedford, à côté de l’église de La
Madeleine et le Salon, et qui, de là, les emmenait vers leurs
dîners de gala. Samedi après-midi, il y eut une manifestation de
Palestiniens, sur le trottoir opposé à l’entrée du Parc des
Expos. Oh, pas une grosse manif. Ils protestaient contre la
famine imposée à Gaza. Quelques femmes portaient une grosse
pancarte. Elles exhortaient les médias français à « montrer la
réalité ». Elles criaient : « Les sionistes sont en train de
perpétrer un nouvel Holocauste ! » et « Vive la Résistance
palestinienne ! » Les gens qui se déversaient de la bouche de
métro, et ceux qui sortaient du Salon se mélangeaient aux
manifestants, et regardaient cette scène, médusées.
Juste au même moment, les écrivains Amos
Oz, Etgar Keret et Orly Castel-Bloom débattaient au sujet de la
langue hébraïque, sur une tribune, au salon, dans un hall
temporairement baptisé « Salle Eliezer Ben-Yehuda ». Chacun
d’entre eux jouait le rôle qu’on attendait de lui (ou d’elle) :
Oz dans le rôle pontifiant de quelqu’un qui écrit pointu, mais
admire grandement l’hébreu-de-tous-les-jours de ses jeunes
collègues ; Keret dans celui du type confus, commençant une
phrase sur deux avec des formules du genre : « Voyez-vous, je
pense qu’il y a, là, quelque chose… », un genre de dépendeur
d’andouilles à la Woody Allen, fils de rescapés de l’Holocauste,
qui a appris de ses parents à être en permanence sur ses
gardes ; et Castel-Bloom dans le rôle de celle qui se trouve là
par le plus grand des hasards, et qui ne sait pas trop quoi
dire ; dans le rôle de celle pour qui c’est tellement emmerdant,
de devoir se montrer là, comme dans la vie, de manière générale
– comme si elle n’avait pas décidé elle-même de venir ici et de
s’éclater durant toute une semaine, entre petits-soins à la
française, courbettes et tout le tralala…
Après qu’elle eut confié au public la
manière dont elle venait de passer trois mois à Boston, et à
quel point ce fut un calvaire, j’ai eu ma dose, et je suis
parti. Les écrivains à succès savent qu’ils doivent distraire
les gens. S’ils ont du succès, d’ailleurs, c’est parce qu’ils
excellent dans l’art d’amuser la galerie. Le hall était bondé de
monde. Mais quand on a l’estomac qui gargouille, on n’est pas
très bon, dans l’animation. C’est pourquoi, généralement, les
organisateurs veillent à ce que les écrivains sont complètement
rassasiés, et qu’on les fait manger au bon moment.
« C’est pas gentil-gentil, tous ces bobards
que vous diffusez sur notre compte », me siffle, le lendemain,
courroucée, Anita Mazor, attachée culturelle de l’ambassade
d’Israël à Paris, en me tendant un verre de Coca-Cola. Dans le
stand israélien du Salon, il y avait une petite salle de repos
pour les gens épuisés. « J’espère que vous aller faire ce qu’il
faut pour corriger ces mensonges… » Elle appela Sylvia, du
service Arts et Littérature, au ministère des Affaires
étrangères, à la rescousse. L’une comme l’autre arboraient des
bijoux en forme de colombe de la paix.
Voici ce que me dit la femme du « service
littérature » : « Quand un pays arabe, comme l’Egypte, par
exemple, sera l’hôte d’honneur du salon du livre, vous allez
appeler à son boycott, aussi ? » Elle était furieuse contre moi,
parce que, dans mon blog, j’ai appelé les écrivains hébraïques à
ne pas devenir des propagandistes, et j’ai dit, sur une radio
française, je cite de mémoire, qu’un écrivain ou un artiste dont
le voyage est payé par le ministère des Affaires étrangères doit
signer un engagement à ne pas critiquer l’Etat d’Israël ou la
politique officielle du ministère. Ces dames ne voyaient pas à
quoi j’avais fait allusion. Ensuite, elles dirent qu’en réalité,
il avait bien existé un tel formulaire administratif, mais qu’il
avait été supprimé, ou qu’il n’allait pas tarder à l’être, au
cas où il aurait encore existé…
Si tel est bien le cas, OK : je m’excuse.
Après plusieurs jours consacrés à
l’observation anthropologique de cette tribu de plumitifs, j’ai
pris conscience qu’ils sont incapables d’être des agents de
propagande car, comme je l’ai déjà relevé, ils sont
principalement préoccupés de leur propre personne et, si ce
n’était pas le cas, d’ailleurs, ce ne serait pas des écrivains.
Ou bien, comme me l’a dit le poète Ronny Someck dans la salle
des départs de l’aéroport international Ben-Gourion, citant la
journaliste télé israélienne Ayala Hasson, qui avait fait la
remarque suivante, après avoir appris que l’avion en partance
pour Paris était totalement occupé par des écrivains en partance
pour Paris : « C’est pas grave. D’ailleurs, cet avion a-t-il
besoin d’un pilote ? Il décollera tout seul, sous l’action de
tous ces egos surdimensionnés, dans la carlingue… »
Oh, le saint Ego. A cause de cette
remarque, j’aurais pu avoir déjà écrit cet article, bien avant
le voyage lui-même. J’aurais pu écrire quelque chose au sujet
d’un jeune écrivain – appelons-le Yossi – qui m’a téléphoné pour
me demander pourquoi, à mon avis, il n’avait pas été invité à
Paris, et si c’était réellement en raison de ses opinions
d’extrême-gauche. Je confirmai ses craintes, simplement afin
qu’il n’ait pas l’impression que sa non-invitation n’avait pas
une bonne raison. Et pourquoi Natan Zach, le roi universellement
reconnu des poètes israélien, n’a-t-il pas été invité, lui non
plus ? Et j’aurais pu écrire quelque chose sur Aharon Shabtai,
un poète, et un Juste de la vérité. Lui, de fait, avait été
invité au Salon du Livre de Paris, et il fut le seul à répondre
à l’appel lancé aux écrivains de langue hébraïque à ne pas
collaborer avec l’Etat, il avait donc exigé que les
organisateurs du salon supprime son nom de la liste des invités,
disant qu’il ne voulait pas que ses livres soient présentés lors
de ce salon.
Les autres écrivains, eux, n’avaient rien
vu, rien entendu. Enfin, ils avaient entendu dire que certains
des ennemis d’Israël boycottaient le salon du livre, mais ils
n’étaient pas du genre de balourds à s’écraser devant un
boycott. Au contraire : cela ne fit qu’exciter leur fringale
pour le dramatique. Ce fut le cas, notamment de cette poétesse –
appelons-la Nurit – qui me coinça à l’entrée de la salle à
manger de l’Hôtel Bedford, le dimanche matin, pour me dire
qu’elle redoutait réellement que le salon ne se termine par une
réédition des Jeux Olympiques de Munich. Et qu’elle était contre
le boycott, et qu’un boycott, ça ne fait que punir celui qui
l’organise, et patati et patata. Intelligemment, ou non, elle se
faisait l’écho de ce qu’avait dit le président Shimon Peres à la
télévision française deux jours auparavant, sur le même sujet.
Aurait-elle adopté une position aussi éthique, s’il s’était agi
d’un boycott contre l’Iran, ou contre l’Afrique du Sud de
l’apartheid, voici de cela quelques années ?
Nous sommes passés à la salle à manger,
afin qu’Assaf Gruber, le célèbre photographe, puisse prendre
quelques vues intéressantes des écrivains. Comme l’a dit à très
juste titre le poète Agi Mishol, qui était sorti de cette salle
à manger in extremis : « Vous êtes venus faire vos
paparazzi ?... » Oui, nous sommes venus en tant que paparazzi,
et nous avons vu se succéder des groupes d’écrivains, assis
autour de nappes blanches, sirotant leur café dans des tasses en
porcelaine fine, et buvant du jus de raisin rouge dans des
verres en cristal taillé main. Regarde : c’est Eli Amir, et puis
là, c’est Igal Sarna, qui me hèle, avec sa camaraderie de
Sabra : « Ziffer, rapplique un peu par-là », et qui me serre
chaleureusement la main. Et puis il y a, aussi, les Gouri, ce
couple qui ne souhaite pas être photographié tandis qu’ils sont
en train de manger, parce que le mari a un pressentiment qu’il y
a anguille sous roche. Quelqu’un de bien, ce Gouri. Quand nous
nous sommes rencontrés, dans le magasin duty-free de l’aéroport
Ben Gourion, il m’a dit, comme s’il s’agissait d’une question
d’une extrême importance, qu’il y avait eu une coquille dans son
nouveau recueil de poèmes (qui doit sortir incessamment sous
peu) ; son poème sur Abu Dis avait vu disparaître la mention
selon laquelle ce poème avait déjà été publié dans la section
« Culture et Littérature » du journal Haaretz. Comme c’est loin
de Paris, Abu Dis !...
M. et Mme Oz prenaient leur petit-déjeuner
dans une salle séparée, loin de la foule exaspérante. Ils
consentirent, de fait, à ce qu’on les photographiât. Un soir,
durant un débat, au salon, le modérateur qualifia Oz de Louis
XVI de la littérature hébraïque… Eh bien, je vais vous dire un
truc : dans ce cadre-là, il ressemble tout-à-fait au Roi
Soleil ! Etre un roi d’Israël, c’est apparemment un rôle que
vous ne pouvez pas lâcher ne serait-ce qu’une minute ; même pas
quand vous prenez vos repas !
Il n’y a que toi, A.B. Yehoshua, à ne jouer
aucun rôle royal. Tu parles à tout le monde, tu t’intéresses à
tout. Tu es ce qu’on appelle un type « authentique ». Tu
gueules, tu fais des grands gestes, tu veux faire passer ta
vérité chez ton interlocuteur, tu égratignes le français, mais
tu fonce, telle une locomotive en surpression de vapeur. Je t’ai
vu à la télévision, et je t’ai écouté, quand tu es passé chez
Nicolas de Moran, sur France Inter. « Nous sommes partis de
Gaza ; nous avons renoncé à des colonies », affirmais-tu, avec
passion, répondant à la question d’un auditeur. « Qu’est-ce que
vous voulez de plus ? ». Et puis, il y eut aussi : « La culture
et la littérature israéliennes ont toujours été en faveur d’une
solution à deux Etats, pour deux peuples » : hélas, toi aussi,
tu étais en train de déclamer (bien qu’avec des mots un peu
différents et sur un ton un tout petit peu plus convaincant) le
manifeste du ministère des Affaires étrangères israélien… C’est
triste, de voir que vous tous, tous autant que vous êtes, vous
ne savez plus où vous vivez, et qu’il est plus que temps, pour
vous, de parcourir les rues, mais : à pied. Sinon en Israël, au
moins, à Paris…
Nous avons persisté dans notre embuscade,
depuis la réception, protégés par notre barricade invisible – la
barricade de l’anonymat – qui nous entourait. Pour les quarante
écrivains invités en question, nous n’existions pas, dès lors
que nous ne faisions pas partie de leur délégation officielle…
Depuis notre perchoir anonyme, nous observâmes Meir Shalev,
bavardant avec Etgar Keret. De quoi peuvent bien discuter
ensemble deux écrivains de langue hébraïque, sinon de leurs
voyages incessants ? Et dans un coin, là-bas, s’étaient
rassemblés les souffreteux, les endoloris, les survivants,
chacun se coltinant son propre baluchon de problèmes : Yuval
Shimoni, Nurit Zarchi, Lizzie Doran. Et puis le poète Miron
Izakson est venu vers nous, souriant. Il porte un sac de
supermarché, contenant apparemment des aliments cachère et des
couverts qu’il a pensé à apporter pour prendre son repas. Et il
nous dit, avec un sourire, qu’il a passé le shabbat dans une
famille juive mizrahie (séfarade), dans une ville de la banlieue
parisienne. Comme ces gens étaient chaleureux et accueillants !
Quel judaïsme aimable, merveilleux, les gens ont, là-bas ! Et
quel plaisir ce fut, pour lui, d’assister au culte, à leur
modeste synagogue !
J’ouvre, au hasard, le livre d’Eric Hazan,
« Notes sur l’Occupation ». Je tombe sur la page 46. Hazan est
un éditeur et un écrivain français, juif, qui a visité les
territoires occupés en mai et juin 2006, durant une période
calme. Il a écrit un livre à ce sujet – que virtuellement
personne ne remarqua, en Israël. A cette page 46, il raconte
comment une famille palestinienne modeste, dans un faubourg de
Naplouse, lui a offert l’hospitalité, un jour ordinaire, durant
une période ordinaire. Son jeune amphitryon avait quinze ans,
tout au plus. Sa mère, prisonnière en Israël, venait d’être
rendue à la liberté. Son frère avait été condamné à 20 ans de
prison et incarcéré à Tel Mond. Son père avait été tué. Bref :
le portrait classique de la famille palestinienne ordinaire.
Mais qu’est-ce qu’Hazan ‘fabriquait’, là, à
ce salon ? Il est le PDG des éditions La Fabrique, qui a,
notamment, publié en français le livre de l’écrivain israélienne
Amira Hass : « Boire la mer à Gaza ». Et aussi une anthologie
d’essais écrits par Yitzhak Laor. Et d’autres livres écrits par
des « ennemis d’Israël », comme (la regrettée) Tania Reinhart.
Il avait un petit stand, à l’écart, dans le salon ; les livres
qu’il publie brillent par leur absence dans le stand israélien
officiel. Ce qui était en vente, dans le stand officiel, c’était
des livres qui présentent un Israël merveilleux, un Israël qui,
certes, peut être tourmenté par la situation, mais qui sait
largement se pardonner. Ce pardon automatique n’est pas quelque
chose que vous trouverez dans les livres que publie Hazan.
J’ai rencontré certains autres
« lumignons », au salon. Vendredi après-midi, la Maison de la
Culture Yiddish de Paris organisait un débat ouvert au sujet de
la traduction du yiddish au français. Le yiddish est quelque
chose de très sérieux, ici, à Paris. Batia Baum, Nadia Dehan-Rothschild,
Rachel Ertel et Evelyne Grumberg débattirent des problèmes
inhérents à la traduction à partir de cette langue. Le pavillon
israélien était juste à l’angle, mais mentalement, il était
extrêmement loin, si loin qu’il semblait vouloir souligner le
fait que l’israélité est quelque chose de spécial. Mais qu’y
a-t-il, exactement, de si spécial dans le fait d’être israélien
– mis à part le désir de ne pas être un tas d’autres choses,
dont notamment le yiddish ?
Et puis il y avait aussi mon adorable, mon
aimable collègue, Sayed Kashua. Sayed est un Palestinien qui
écrit en hébreu. Je ne voudrais pas être à sa place. Avant le
voyage, il se tâtait : allait-il au salon, n’y allait-il pas ?
Il me téléphona et me dit que s’il y allait effectivement, ce
serait à ses frais, car il ne voulait pas être considéré comme
un collaborateur avec le gouvernement occupant, etc. Mais il est
venu, finalement, envers et contre tout, et dans les dépliants
d’information, il est écrit explicitement que sa présence, sur
le salon, était sponsorisée par le ministère israélien des
Affaires étrangères. Dans une des allées, une charmante
Parisienne se précipite vers lui, lui tendant son livre, pour
qu’il le lui dédicace. « Vous méritez une fleur », lui dit Sayed
en souriant. Et il lui dessine une fleur…
J’ai assisté à un de ses conférences
communes avec les écrivains Boris Zeidman et Naim Areidi. Le
sujet était : « Je suis né dans une langue étrangère ». Mais le
véritable sujet, comme toujours, c’était : « Je suis en train de
jouer le rôle qu’on attend de moi ». Et le rôle de Sayed est
semblable à celui du protagoniste du roman L’Amant d’Avraham
B.Yehoshua : quelqu’un qui cherche à s’attirer la faveur des
maîtres, qui apprend leur langue et y excelle – jusqu’à ce que
ses maîtres en aient leur claque et le fichent dehors. C’était
aussi le rôle classique du juif. Pourrions-nous résumer en
disant que Sayed Kashua était le seul juif authentique parmi
tous les hôtes hébreux du Salon du Livre ? Tandis que je
quittais le pavillon, j’ai entendu quelque chose qui était
peut-être une indication de ce que nous avons peut-être encore
en rayon, que le Ciel nous vienne en aide, une chose qu’avait
dite le journaliste de la Deuxième chaîne israélienne Gideon
Kutz. Il avait déjà descendu les marches, mais il est revenu,
préoccupé par l’idée que Kashua pourrait oser dire qu’il connaît
l’hébreu. Il n’a pas pu s’empêcher de me dire que ce qu’écrit
Kashua N’EST PAS de l’hébreu
L’annonce du forum « Je suis né dans une
langue étrangère » comportait le nom d’un autre participant :
Sami Michael. Au cas où quelqu’un se serait demandé où avait
disparu ce Michael ; il était retourné à Haïfa. Sa femme m’a dit
qu’il préfère ne pas voyager à l’étranger au milieu d’un
troupeau, et n’oublions pas non plus que, peu avant le voyage,
il avait été stupéfait de constater qu’il avait été relégué dans
les forums les plus obscurs, avec les jeunes agnelets. Parce
que, bien sûr, il était hors de question qu’on l’autorisât à
mettre les pieds là où les « Trois Ténors » de la littérature
hébraïque – Oz, Yehoshua et Grossman – tenaient le haut du pavé.
Les Trois Ténors voyagèrent en première classe sur un vol El Al,
le reste du troupeau s’entassant en classe économique. Les Trois
Ténors sont montés à la tribune d’honneur, durant la soirée de
gala inaugurant le salon, en compagnie de Shimon Peres. Les
Trois Ténors ne pouvaient tout simplement pas accepter un
quatrième ténor : il y a une limite, en toute chose. Si le club
grossissait exagérément, il risquerait d’y perdre en
exclusivité.
Bon, revenons à nos moutons… Ah, où en
étions-nous, déjà, dans notre histoire de la guerre des
écrivains contre les non-écrivains ? Ah oui : j’ai failli
oublier la grosse farce de la soirée d’ouverture… Une foule
énorme s’entassait dans le stand israélien, puis Peres fit son
entrée. Tout du moins, telle fut la rumeur qui courut, car les
seules rares personnes à même de l’avoir aperçu ne pouvaient
être que les membres de sa phalange de gardes-du-corps. Et puis,
apparaissant et disparaissant au milieu de cercles concentriques
de mecs à la tronche patibulaire, il y eut un crâne dégarni,
pâlichon, appartenant à Peres Shimon… Dans toute cette presse,
une plaque d’Isorel – surmontée d’une sorte de corniche portant
une pancarte blanche où étaient écrits les noms de tous les
écrivains participant au salon – s’effondra. Et failli aplatir
notre président – cent kilos de décor !
Un type dont la tête saignait fut emmené et
vite oublié, parce que l’important, c’était de conserver une
ambiance festive, et de ne pas gâcher cette soirée grandiose. Et
c’est ainsi que les noms des écrivains furent piétinés par les
pieds desdits écrivains, ainsi que par ceux des invités qui se
pressaient pour trouver leur place et se prélasser dans la
gloire des hôtes honorés. Quiconque ne parvenait pas à jouer des
coudes pour pénétrer à l’intérieur dut suivre la cérémonie sur
les écrans géants installés à l’extérieur. Et de toute façon,
tout le monde savait, à cette heure, que la réalité n’était pas
à la hauteur de tout ce battage, et qu’elle était sans doute
plus agréable à voir sur un écran. Là, sur l’écran, c’est
toujours net et rangé ; là, c’est dramatique et solennel ; là,
tu ne reçois pas les coudes des autres entre les côtes et tu
vois ce qu’on ne peut pas voir, pour de vrai, en raison du
cercle des sbires de la sécurité. Les écrivains qui ne font pas
parti des Trois Ténors, les éditeurs, les fanas de littérature
et les juifs fidèles à Israël restaient à l’extérieur, et ils ne
savaient pas quelle contenance se donner, se distrayant en se
racontant à quel point l’organisation était pitoyable.
Et puis Shimon Peres s’exprima. On pu
attraper quelques bribes de son speach, à l’extérieur. Sa
porte-parole m’avait donné le script du discours qu’il allait
prononcer, et elle avait accompagné ce don d’une requête que je
le publie dans la section « Culture et Littérature » du Haaretz,
mais, malheureusement, en vain. Il y a un consensus, chez les
Français, autour de certains symboles israéliens. Peres en fait
partie. Il incarne le fantasme de l’Israël européen, cultivé,
éclairé et francophone. Ne laissons pas un simple mur écraser
leurs rêves roses…
Le lendemain soir, j’étais invité à dîner
chez Mario Bettati, conseiller spécial du ministre juif des
Affaires étrangères de la France, Bernard Kouchner.
L’invitation, calligraphiée avec grâce, comportait de brèves
biographies de tous les invités, ainsi que d’une carte. M.
Bettati vit dans une rue qui, avec ses vieilles maisons basses
et sa verdure, dégage une atmosphère rurale, en plein centre de
Paris. Bettati a été le conseiller de Kouchner tout au long de
sa carrière, et il l’a également accompagné en Israël et dans
les territoires occupés. Il a raconté comment, une fois, dans un
hôpital, près de Naplouse, ils avaient été choqués de voir un
groupe d’enfants et d’adolescents, ensanglantés et se tordant de
douleur, qui avaient été blessés au cours d’une de ces
opérations que le porte-parole des Forces Israéliennes de
Défonce qualifie sèchement de « recherche d’hommes recherchés ».
Le chirurgien de cet hôpital était bien entendu débordé.
Kouchner, qui est médecin, proposa immédiatement son aide.
Bettati était à ses côtés quand celui-ci retira une balle de la
jambe d’un jeune garçon. Il me montra cette balle, qu’il
conserve sur son bureau. Ce même jour, dans la soirée, ils
rencontraient Shimon Peres. Ils lui dirent ce qu’ils avaient vu
et vécu. Mais Peres leur répondit que c’était impossible, car
les soldats israéliens ne tiraient que des balles en caoutchouc
sur les Palestiniens. Bettati lui montra la balle. Peres dit
qu’il allait enquêter sur la question. Bettati attend toujours
les résultats de cette investigation.
Il inaugura le dîner en récitant par cœur
plusieurs vers de La Henriade, de Voltaire, au sujet du Massacre
de la Saint Barthelemy, au cours duquel les catholiques
massacrèrent les protestants, massacreurs et massacrés invoquant
Dieu en choeur. La conversation tourna autour de Voltaire, et
tous les participants au dîner avaient quelque chose à dire à
propos de ce combattant de la liberté du XVIIIème siècle. Oui,
Voltaire. Voltaire, lui qui ne fut l’écrivain-marionnette
d’aucun régime. Voltaire, lui qui était l’antithèse absolue de
l’écrivain israélien abonné aux vols internationaux. Quand son
pays perpétrait des injustices, Voltaire se battait contre lui,
en face à face. Un buste de Voltaire, en marbre blanc, était
installé sur une console. Et je me demandais : l’un quelconque
des écrivains hébraïques invités au Salon français du livre
serait-il capable d’avoir une conversation civilisée comme
celle-ci, au sujet d’un écrivain que ne fût pas lui-même ? Et
vise un peu : toute cette culture, ici, dans cette rencontre de
hasard entre Parisiens !...
Bettati avait été le complice de Kouchner,
dans l’écriture d’une tragicomédie en vers alexandrins
classiques, une parodie du monde politique français qui eut un
certain succès sur scène, et qui fut par la suite réédité à
quatre reprises, sous forme de livre. Comme Bettati, Kouchner
est un virtuose de l’alexandrin, ce vers de douze pieds, qui
atteignit le sommet de la perfection sous la plume de Racine, de
Corneille et de Molière, au XVIIème siècle.
Wouâ, la honte : où sont les ministres
israéliens capables d’écrire de la poésie ? Certains sont même
incapables de parler correctement l’hébreu. Quand vint mon tour
de parler, je procédai à un passage en revue rapide des invités.
Vous connaissez tous les grands noms de la littérature
israélienne, dis-je. Mais qui, ici, parmi vous, a réellement lu
un livre israélien ? Tous, absolument tous, sans exception, ils
reconnurent qu’ils n’en avaient lu aucun. Ainsi, le mystère
était résolu : ce qui était représenté, au stand d’honneur du
Salon du Livre de Paris, ça n’était que la coquille extérieure
de la littérature israélienne, et personne n’avait la moindre
envie de pénétrer sous cette coquille, car ils savaient que ce
qui s’y cache, c’est cette balle en plomb dont Peres continue à
prétendre qu’elle est en caoutchouc.
Où étaient passés les acheteurs, alors ? Et
il y en avait beaucoup, se pressant dans le stand israélien et
achetant les livres d’écrivains hébraïques, tant en traduction
qu’en version originale, en hébreu. Qui, parmi eux, avait acheté
ces quatre exemplaires des poèmes en hébreu d’Israel Pinka (ce
qui est encore plus curieux, quand on sait qu’il n’y eut
absolument personne pour assister à son débat, dont l’animateur
était Emanuel Halperin, débat qui dût être supprimé…) Les seuls
qui achetaient des bouquins étaient des juifs. Les ex-Israéliens
en achetaient. Et puis aussi quelques amoureux fidèles de la
Terre Sainte, de divers pays. Mais le large public n’était pas
intéressé, ni par Israël, ni par ses problèmes. Les enfants et
les jeunes allaient tout droit dans les stands proposant des
bandes dessinées. Et puis il y avait une très longue queue
devant le stand où Charles Aznavour dédicaçait son dernier
bouquin.
Chez Bettati, le clavier du piano était
ouvert. Je demandai qui jouait du piano ? « J’en joue, ou,
plutôt, j’en jouais », me dit-il. Puis, comme s’il parlait de
quelque chose qui se fût passé la veille, il raconta comment
cela s’était passé, quand trois officiers SS avaient fait
irruption dans la maison familiale, pour emmener son
grand-père : son grand-père – qui était juif, lui aussi, et
membre de l’underground – s’était enfui par la fenêtre. Après
quoi, afin de détendre l’atmosphère, la première chose que fit
son grand-père, ce fut de demander au jeune Bettati de jouer. Il
entama une sonate de Schubert. Un des SS était assis à côté de
lui, et corrigeait son interprétation. Grâce à ce piano, là,
devant moi, son grand-père avait été sauvé. Bettati est un
quart-de-juif. Le nom de famille de son grand-père était
Provençal ; c’est une famille qui a donné plusieurs grands noms
dans les domaines de la finance et des sciences.
Là, pour le coup, j’ai senti que la
coquille se fissurait, et qu’à l’intérieur, il y avait cette
chose que, nous autres Israéliens, nous avons perdue – la chose
qu’aucun stand d’honneur israélien, dans aucune foire du livre,
ne nous rendra jamais. Et cette chose, c’est la richesse infinie
qu’il y a à être à la foi un juif et un non-juif, d’appartenir à
cette culture et à cette autre culture, de jouer Schubert et de
réciter Voltaire, et aussi de combattre les nazis et d’opérer de
jeunes Palestiniens blessés, à Naplouse.
Et dire qu’ils voyagent d’un pays à
l’autre, les écrivains israéliens abonnés à El Al, et que dans
chacun de tous ces pays, ils en font que répéter le même show
que j’ai vu, ici, à Paris. Qu’ils répondent aux mêmes questions
qu’on leur a posées, ici, et qu’ils expriment, avec la même
passion qu’ils ont affichée ici, à Paris, leur engagement envers
le pays qu’à la fois ils aiment et abhorrent. Et pourquoi ce
pays ne serait-il pas aimé, ce pays, si, en en étant les
écrivains représentatifs, ils peuvent s’éclater à l’infini ?
S’éclater, et puis pleurer, of course…
Deux jours avant mon départ, tôt, le matin,
j’ai reçu un appel téléphonique, à mon bureau au journal
(Haaretz), d’une femme qui se plaignait ne pas avoir reçu son
canard, ce matin-là. Je lui ai dit qu’elle n’était pas au
service des abonnements, et avant de transférer son appel au bon
numéro, elle m’a demandé mon nom, et je lui ai demandé le sien.
Il s’avéra que c’était la veuve de l’écrivain Shlomo Nitzan,
disparu voici deux ans dans une totale obscurité. L’homme avait
arpenté les estrades de la littérature, il avait été le
rédacteur en chef de la revue Mishmar Layeladim, et tout ce qui
fut écrit sur lui, après sa mort, ce fut une brève, sur le
Yediot Aharonot version internet, qui suscita une demi-douzaine
de présentations de condoléances. « Je m’appelle Nehama », me
dit-elle, d’une voix pleine de tristesse. Mais, hélas, je n’en
ai pas, de ‘nehama’… » (ce mot signifie ‘consolation’, en
hébreu) »
Ô, vous, vous tous, écrivains israéliens à
succès, je vous en supplie : conservez cet exemple à l’esprit,
lors de vos prochains déplacements au long cours ! Shlomo Nitzan
était un écrivain très connu, de son temps, comme vous l’êtes,
vous, aujourd’hui. Or, aujourd’hui, plus personne ne se souvient
plus de lui. Parce que le pays que vous voulez si ardemment
représenter vous oubliera dès l’instant où vous ne lui serez
plus d’aucune utilité. D’autres viendront, qui prendront votre
place, et aucun buste de vous n’ornera jamais le salon d’aucun
diplomate d’aucun ministère des Affaires étrangères, et les vers
de vos poèmes ne seront jamais récités lors de leurs dîners.
Alors : profitez en bien : éclatez vous un max, et continuez à
voyager !
Traduit de l’anglais par Marcel
Charbonnier
Crédits photo :
Xinhua/Reuters
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